A. Une identité fuyante.

Holmes apparaît d’emblée comme un personnage insaisissable, dans tous les sens du terme : il est difficile à comprendre, à situer, et il est malaisé de lui attribuer une identité stable. Mais nous reconnaissons en lui la qualité si caractéristique des détectives de fiction — l’excentricité. En effet, et bien qu’il n’apparaisse pas dans une partie non négligeable du texte (chapitres 6 à 11), Sherlock Holmes ne cesse de frapper le lecteur par son comportement inattendu, pour le moins surprenant chez un défenseur de l’ordre et des valeurs victoriennes. Ainsi, Watson nous décrit le mode de vie étrange, non-conformiste, de son ami, dès l’incipit du roman :

‘Mr Sherlock Holmes, who was usually very late in the mornings, save upon those not infrequent occasions when he stayed up all night, was seated at the breakfast table. (p. 669)’

Voici donc un homme qui vit la nuit, et qui va offrir au lecteur de nombreuses occasions de s’étonner de son comportement au cours de l’intrigue. Il refuse ainsi de confier ses déductions à Watson, qu’il a pourtant chargé de mener une partie de l’enquête, et si ces réticences s’expliquent, au niveau de l’écriture, par le désir de l’auteur de tenir le lecteur en haleine, elles n’en demeurent pas moins étranges, rapportées qu’elles sont au tempérament général de Sherlock Holmes :

‘One of Sherlock Holmes’s defects—if, indeed, one may call it a defect—was that he was exceedingly loath to communicate his full plans to any other person until the instant of their fulfilment. (p. 754)’

De même, la capacité de Holmes à s’abstraire de l’enquête presque instananément étonne sans doute le lecteur autant que Watson :

‘Sherlock Holmes had, in a very remarkable degree, the power of detaching his mind at will. For two hours the strange business in which we had been involved appeared to be forgotten, and he was entirely absorbed in the pictures of the modern Belgian masters. He would talk of nothing but art, of which he had the crudest ideas, from our leaving the gallery until we found ourselves at the Nortumberland Hotel. (p. 692)’

Enfin, n’oublions pas que nous avons affaire à un cocaïnomane258 et que ses sautes d’humeur, si elles s’expliquent par la suite, surprennent toujours son ami Watson qui semble ne jamais savoir à quoi (ne pas) s’attendre de la part du célèbre investigateur :

‘He had uttered a cry and bent over the body. Now he was dancing and laughing and wringing my hand. Could this be my stern, self-contained friend? These were hidden fires, indeed! (p. 745)’

L’excentricité de Holmes pose en fait, comme chez les autres auteurs de notre corpus, le problème de l’identité qu’elle recouvre, voire qu’elle cache. En effet, si l’identité d’un personnage renvoie à la définition d’une personnalité identique, ou similaire, dans différents cas de figure — c’est la question philosophique, et métaphysique, classique : « suis-je le même en des temps différents ? » —, force est de constater que l’identité holmesienne s’avère sur ce point particulièrement trouble et fuyante. Comme Cuff, comme Bucket, Holmes ne peut se voir attribuer aucune identité fixe dans la mesure où, derrière la façade de son excentricité, aucun signe distinctif ne vient renforcer une image bien mal définie de ce que serait le détective. Même si, bien sûr, il fait parfois allusion à une « méthode » d’investigation assez proche de celle de Dupin,259 cela ne suffit pas à cacher les nombreux indices du « manque d’identité » de Sherlock Holmes. Parmi ceux-ci on trouve notamment les indications d’un mode de pensée « décousu », où dans le coq-à-l’âne qui lui est si facile et qui surprend tellement Watson, Holmes révèle l’absence relative de méthode dans ses analyses qui consistent avant tout à réagir aux indices qu’il rencontre, comme il le fait devant la lettre anonyme envoyée à sir Henry et sur laquelle il hume le parfum d’une femme — en l’occurrence Beryl Stapleton :

‘“[...]Halloa! Halloa! What’s this?”
He was carefully examining the foolscap, upon which the words were pasted, holding it only an inch or two from his eyes.
“Well?”
“Nothing,” said he, throwing it down. “It is a blank half-sheet of paper, without even a watermark upon it. [...]” (p. 688)’ ‘It may possibly recur to your memory that when I examined the paper upon which the printed words were fastened I made a close inspection for the watermark. In doing so I held it within a few inches of my eyes, and was conscious of a faint smell of the scent known as white jessamine. There are seventy-five perfumes, which it is very necessary that the criminal expert should be able to distinguish from each other, and cases have more than once within my own experience depended upon their prompt recognition. The scent suggested the presence of a lady, and already my thoughts began to turn towards the Stapletons. (p. 765)’ ‘“[...] Might I ask you to hand me my violin, and we will postpone all further thought upon this business until we have had the advantage of meeting Dr Mortimer and Sir Henry Baskerville in the morning.” (p. 685)’ ‘“[...] And now, my dear Watson, we have had some weeks of severe work, and for one evening, I think, we may turn our thoughts into more pleasant channels. I have a box for Les Huguenots. Have you heard the De Reszkes? Might I trouble you then to be ready in half an hour, and we can stop at Marcini’s for a little dinner on the way?” (p. 766)’

Ce manque de cohérence, ou du moins cette insuffisance dans l’affirmation d’une méthode qui permettrait d’attribuer une identité certaine à Holmes, se retrouve de façon explicite lorsque le détective reconnaît que, pour lui, chaque enquête représente une nouveauté irréductible, à laquelle il est incapable de relier ses enquêtes passées. Ainsi, il exerce ses talents d’investigateur de façon empirique, sans qu’il lui soit possible de s’incarner dans la manière dont il mène ses enquêtes, puisque chacune d’entre elles constitue une entité totalement indépendante :

‘Intense mental concentration has a curious way of blotting out what has passed. The barrister who has his case at his fingers’end, and is able to argue with an expert upon his own subject, finds that a week or two of the courts will drive it all out of his head once more. So each of my cases displaces the last, and Mlle Carrère has blurred my recollection of Baskerville Hall. Tomorrow some other little problem may be submitted to my notice, which will in turn dispossess the fair French lady and the infamous Upwood. (p. 761)’

Cette caractéristique du détective s’avère d’autant plus surprenante qu’il fait souvent office de référence pour les autres personnages,260 notamment Watson, qui ne cesse d’agir et de méditer par rapport à ce que, selon lui, Holmes choisirait de faire ou de dire s’il était sur les lieux de l’enquête. L’identité de Watson se construit donc partiellement sur la non-identité de Sherlock Holmes, et c’est ce que remarque fort habilement Stapleton lors de leur première rencontre : ‘« The records of your detective have reached us here, and you could not celebrate him without being known yourself. »’ (p. 706).

Notes
258.

Voir The Sign of Four, chapitre 1, page 89-90.

259.

Voir page 764 : « The more outré and grotesque an incident is the more carefully it deserves to be examined, and the very point which appears to complicate a case is, when duly considered and scientifically handled, the one which is most likely to elucidate it. »

260.

Sur ce point, voir notre étude narratologique (supra, pp. 274-276).