B. Vers une approche du mythe.

Le système construit — et peut-être (socialement) reproduit — par Holmes dans ses aventures tient donc à la fois du déterminisme social et de l’affirmation de différences face au régime de la fusion et, plus généralement, aux troubles provoqués par la criminalité. Cependant, il faut noter que ce système ne se contente pas de refléter certains préjugés de classe dans un raisonnement analeptique : il constitue en fait une véritable tromperie sur le caractère déductif de ce raisonnement. Ainsi que l’a fort bien montré Umberto Eco dans Les Limites de l’interprétation, les raisonnements de Holmes ne sont rien moins qu’irréfutables, car il s’agit en fait d’abductions créatives273 qui ignorent volontairement les alternatives à la solution choisie par le détective pour résoudre l’énigme. Ainsi, commentant la manière dont, par exemple, Holmes devine, à la manière de Dupin, les pensées de Watson, U. Eco écrit :

‘Holmes essaie certainement d’imiter la façon dont Watson devrait avoir pensé (ars imitatur naturam in sua operatione!), mais il est obligé de choisir, parmi les nombreux parcours mentaux possibles de Watson (qu’il imagine probablement tous en même temps), celui qui fait preuve de la plus grande cohérence esthétique, ou de la plus grande « élégance ». Holmes invente une histoire. Il se trouve tout simplement que cette histoire possible est analogue à l’histoire réelle. (p. 279)’

Ainsi, Holmes ne choisit pas entre des probabilités raisonnables, ce qui représenterait un cas d’abduction hypocodée : à l’inverse, il parie contre tous les pronostics, il invente pour le seul amour de l’élégance. (p. 281)

Cette analyse apparaît également, entre autres, dans l’article de Joseph Keller et Kathleen Gregory Klein, « Detective Fiction and the Function of Tacit Knowledge » :

‘In short, evidential logic, whether abductive or inductive, is supposedly abstracted from the tangled and elusive realities of life as represented by the narrative texture and then it is shown to fit the facts. (p. 49)274

Ceci ne présenterait qu’un intérêt limité — rien d’autre ici, au demeurant, qu’une manifestation supplémentaire du récit impossible qui pose le caractère inconciliable de la logique explicative et du flux narratif —, n’était le sens secret de ces interprétations données par Holmes à l’énigme.

En effet, nous avons vu que la manière dont Holmes résoud l’intrigue n’est pas indifférente puisqu’elle instaure un pôle nouveau face à un autre système, dévorant, celui de Stapleton. Donc, nous pouvons dire que le détective utilise de façon détournée un processus logique afin de formuler des analyses qui, néanmoins, représentent une issue bénéfique par rapport à la situation précédente. Cette vision correspond assez bien aux analyses proposées par Michael Shepherd, dans son opuscule Sherlock Holmes et le Cas du Docteur Freud,275 où l’auteur montre le lien étroit qui unit le célèbre détective et l’inventeur de la psychanalyse. L’auteur constate d’abord la similitude de l’approche exprimée dans les deux corpus, notamment en ce qui concerne l’intérêt porté aux détails qui paraissent au premier abord annexes, soit dans le récit de l’investigation, soit dans l’anamnèse de l’analysant ; partant, il aborde une convergence de fond entre la méthode de Holmes et celle de Freud. Selon Michael Shepherd, la psychanalyse ne vaut pas pour sa valeur scientifique mais pour son caractère mythologique qui permet de découvrir, plus ou moins rationnellement et intuitivement, les secrets de l’homme :

‘[...] si la psychanalyse mérite quelque considération, ce n’est pas en tant que science, mais comme une forme de mythologie [...]. Ce qui renvoie au syllogisme romantique bien connu, selon lequel les mensonges peuvent être des mythes qui en retour peuvent représenter des formes de la vérité. (p. 21)’

De même, la « mythode » de Holmes, comme l’auteur la baptise (p. 20), si elle ne présente que l’apparence de la rigueur logique, peut également montrer le chemin d’une « compréhension imaginative » de l’homme, selon une expression du philosophe italien Vico, reprise par l’auteur (p. 22). Tout comme la psychanalyse peut le faire, dans un contexte bien défini par Michael Sherpherd :

‘Dans cette perspective, la psychanalyse, en tant que mythe ou « mythode », peut prétendre à être prise en considération par la science, mais seulement à deux conditions : que ses métaphores ne soient reconnues que pour ce qu’elles sont, et que l’on cesse de présenter le système en tant qu’ensemble complet. (p. 22-23)’

Ce rapprochement entre la technique psychanalytique et la « mythode » holmesienne peut s’avérer enrichissant si on le rattache à la thématique d’ensemble du roman étudié. La quête d’une identité distincte qui traverse toute l’oeuvre ne peut dès lors apparaître qu’à la lumière d’un travail sur le mythe — ici, oedipien — permis par cette « compréhension imaginative » qui ouvre des horizons nouveaux aux personnages (et peut-être à l’analyste). La question qui se pose désormais est de déterminer, sur le plan littéraire, l’expression générique de cette technique, à travers notamment l’exploration du positionnement par rapport au langage, aspect fondamental de la quête de l’identité. Il nous faut en somme chercher comment le roman policier doylien met en scène l’émergence de l’identité des personnages (par exemple, l’identité de sir Henry), tout en posant sa propre identité générique policière, au niveau cette fois du langage, et des stratégies narratives et stylistiques. Cela nous permettra de cerner de plus près le mécanisme textuel et la manière dont le lecteur est impliqué dans son processus.

Notes
273.

Voir supra, notre troisième chapitre sur E. A. Poe, p. 143 sq. (partie II, sous-partie A : critique de la coopération textuelle). Sur la notion d’abductions créatives, voir Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 264.

274.

Mosaic, vol. 23, numéro 2, 1990, pp. 45-60.

275.

Paris, Flammarion, 1987. L’édition originale de cet ouvrage est parue en langue anglaise sous le titre Sherlock Holmes and the Case of Dr Freud (London, Tavistock, 1985).