A. Le rapport au langage.

Pour aborder ce problème de la représentation par le langage des enjeux principaux du texte, nous allons tout d'abord étudier dans quelle mesure les personnages adhèrent ou non à cette représentation, afin de déterminer son impact sur l'ensemble du texte. En effet, nous allons voir que nombreux sont les personnages qui montrent un rapport au langage très particulier, et ainsi ils portent la problématique explorée dans notre deuxième chapitre vers un nouvel horizon, celui de la représentation, qui ouvre à son tour de nouvelles perspectives d’interprétation.

Le personnage le plus caractéristique dans son rapport au langage, c’est évidemment Frankland. Cet homme procédurier, qui passe son temps à établir de nouvelles barrières et des droits de passage représente un attachement pervers à la lettre de la loi plutôt qu’à son esprit. Ainsi, nous pouvons dire que l’attitude de Frankland se définit comme un excès de confiance dans le signifiant, qui l’amène à ne plus considérer autre chose que ce signifiant, à l’exclusion de tout signifié représenté :

‘His passion is for the British law, and he has spent a large fortune in litigation. He fights for the mere pleasure of fighting, and is equally ready to take up either side of a question, so that it is no wonder that he has found it a costly amusement. (p. 714)’

Il est évident que Frankland n’est pas le seul personnage du roman à tomber ainsi dans les pièges du signifiant et à accorder une importance excessive à sa littéralité. Ainsi, le Docteur Mortimer, féru de physiognomonie, comme nous l'avons vu, est décrit comme ‘« a single-minded enthusiast »’ (p. 714), et son approche des autres personnages par le biais de la théorie développée par Lavater a quelque chose de systématique qui semble parfois gêner Watson. Car qu’est-ce que la physiognomonie, sinon une interprétation abusive du signifiant par excellence, le corps, en dehors de toute mesure et de toute légitimité scientifique? Mortimer semble bien participer de cette adhésion excessive à l’interprétation débridée du signifiant, adhésion qui peut se rattacher au fantasme fusionnel déjà décrit.

Afin de développer ce dernier point, nous allons faire une référence à un passage du roman qui va nous amener à préciser l’approche du langage par certains personnages Ce qui est en cause ici, c’est en fait un excès de confiance dans la capacité de référentialité du signifiant, une sorte de pensée magique à travers laquelle le mot prendrait effet immédiat, et où le langage se voit attribuer un usage performatif où le dire et le faire s’équivaudraient. Ainsi, les paroles de Frankland paraissent très significatives sur ce point, lorsqu’il parle de la manière dont les villageois le traitent, ou plutôt la manière dont ils traitent son image, mais cela ne revient-il pas exactement au même dans son esprit ?

‘They have treated me shamefully—shamefully. When the facts come out in Frankland v. Regina I venture to think that a thrill of indignation will run through the country. Nothing would induce me to help the police in any way. For all they cared it might have been me, instead of my effigy, which these rascals burned at the stake. (p. 738)’

Selon le père de Laura Lyons, il y a très peu de différence entre l’acte de brûler une représentation et l’acte de brûler ce que cette représentation symbolise : comment exprimer plus clairement que le vieil homme nie tout symbolisation, voire qu'il n’a pas accès à l’ordre symbolique lui-même ? Car Frankland n'est pas le seul à incarner ce mode de relation, proche du fusionnel, à la référentialité — Watson est également « contaminé » par ce système de pensée. En effet, comment interpréter les assertions récurrentes du narrateur qui ne cesse de se rassurer sur sa capacité à résoudre l’énigme en l’absence de Holmes, qui se jure à lui-même de mener cette tâche à bien, sinon comme une illustration de la pensée « magique » qui ne fait plus de différence entre le mot et la chose, entre le signifiant et le signifié ? Comme un sorcier — mais un sorcier quelque peu désemparé, il est vrai — Watson se redonne courage en invoquant la réussite, comme si l’invocation allait matérialiser ses souhaits les plus chers (parmi lesquels, bien sûr, plaire à Sherlock Holmes, voire l’impressionner par la résolution de l'énigme):

‘Everything was working in my favour, and I swore that it should not be through lack of energy or perseverance that I should miss the chance which Fortune had thrown in my way. (p. 738)’ ‘Was he our malignant enemy, or was he by chance our guardian angel? I swore that I would not leave the hut until I knew. (p. 739)’ ‘I swear that another day shall not have passed before I have done all that man can do to reach the heart of the mystery. (p. 732)’ ‘If I could lay my hands upon that man, then at last we might find ourselves at the end of all our difficulties. To this one purpose I must now devote all my energies. (p. 727)’

Cette liste non exhaustive montre bien à quel point Watson, de la même manière qu’il est « contaminé » par le fantasme fusionnel au coeur du roman, se trouve en proie à des personnages qui lui communiquent un mode de pensée « magique », bien qu’il s'agisse cette fois non de dévoration mais de représentation.

Stapleton lui aussi, bien sûr, a sa place dans ce système, dans la mesure où, de manière assez habile, il ne dément pas l’interprétation surnaturelle des faits soutenue par la Légende, sans toutefois la cautionner ouvertement. De cette manière, il introduit chez Watson le germe d’une adhésion au surnaturel qui va précéder et favoriser chez lui l’émergence d’un mode de pensée magique et donc du rapport au langage que nous avons décrit. En réalité, Stapleton n’adhère pas à l’interprétation surnaturelle des faits puisqu’il connaît leur cause véritable mais il se place néanmoins du côté de l’approche du langage telle que nous l’avons décrite, dans la mesure où il est à l’origine de tout un système, décrit dans notre deuxième chapitre, qui tend à brouiller les limites entre la réalité et la représentation — souvent fantasmatique — que s’en font les protagonistes de l’intrigue :277

‘“The peasants say it is the Hound of the Baskervilles calling for its prey. I’ve heard it once or twice before, but never quite so loud.” [...]
“You are an educated man. You don’t believe such nonsense as that?" said I. "What do you think is the cause of so strange a sound?”
“Bogs make queer noises sometimes. It’s the mud settling, or the water raising, or something.”
“No, no, that was a living voice.” (p. 708)’

Nous pouvons aussi remarquer que sir Henry, lui, comme Watson, ne s’autorise pas à reconnaître ou à assumer cette faille entre l’apparence et la réalité, et c’est bien pourquoi il tient à ce que son apparence extérieure corresponde au mieux à la réalité de ses nouvelles fonctions à Baskerville Hall :

‘“I did a good deal of shopping. Dr Mortimer here went round with me. You see, if I am to be squire down there I must dress the part, and it may be that I have got a little careless in my ways out West.” (p. 688)’

Il reste encore un personnage central dont l’attitude envers le langage — c’est-à-dire envers la lettre et l'esprit du langage, du code et des règles — est essentielle : il s’agit bien sûr de Sherlock Holmes. Le détective se montre moins intransigeant qu’il n’y paraît au premier abord, lorsque, par exemple, il réprimande Watson et sir Henry pour n’avoir pas dénoncé Selden à la police après la révélation de Barrymore que ce dernier errait toujours sur la lande et recevait sa nourriture par l’intermédiaire du couple de régisseurs de Baskerville Hall. En effet, à cette occasion, Holmes montre que, malgré ces reproches qui semblent, il faut bien le dire, teintés d'ironie, il reconnaît la distance nécessaire entre la lettre et l’esprit de la loi et donc accepte, même de mauvaise grâce, la conduite passée de sir Henry et de Watson, qu’il semble s’amuser à tancer comme il le ferait s’il s’agissait d'enfants ayant commis une faute sans gravité :

‘“That’s lucky for him - in fact it’s lucky for all of you, since you are all on the wrong side of the law in this matter. I am not sure that as a conscientious detective my first duty is not to arrest the whole household. Watson’s reports are most incriminating documents.” (p. 748)’

Bien sûr, l’image d’un Holmes mettant toute la maisonnée en état d’arrestation a quelque chose de comique et d’exagéré qui met un frein à toute interprétation « littérale » et « sérieuse » de ses propos, mais c’est bien là la différence entre le détective et un personnage comme Frankland, par exemple, qui lui ne se détache pas de l’aspect littéral de la lettre et de la loi qu’il s’obstine à vouloir appliquer sans discernement.

Nous avons donc dégagé un premier réseau de signification concernant l’attitude par rapport au langage, et surtout par rapport à la loi et aux limites véhiculées par ce langage, ce qui nous a permis de montrer que certains personnages (souvent déjà inclus dans le régime de la fusion) affichent un refus de reconnaître toute distance entre signifiant et signifié, entre la lettre et l’esprit de la loi par exemple. Il s’agit bien ici de nier le clivage entre signifiant et référent, voire d’une fétichisation du signifiant puisque, dans le cas de Frankland par exemple, le sujet se refuse à sortir du signifiant pour accéder au réel et préfère se borner à un attachement exclusif au signe dans sa littéralité : ‘« He fights for the mere pleasure of fighting »’ (p. 714). Dans ce cas, la croyance du sujet à l’indivisibilité du signe — c'est-à-dire sa conviction que le signifiant recouvre le signifié — l’amène à considérer que rien n’existe en dehors du langage et donc à interpréter la réalité selon ce langage, ce que ne fait pas Holmes lorsqu’il reconnaît que la réalité du comportement de Watson et de sir Henry envers Selden, si elle contrevient littéralement à l’application stricte de la loi et des devoirs du citoyen, se justifie dans une situation précise qui ne peut être prise en compte par la seule approche du signifiant strict de la loi, en dehors de toute référence à la réalité des faits. Autrement dit, Holmes reconnaît la faille de la représentation, de la référentialité du langage, alors que Frankland en est incapable.278

L’attitude des personnages tels que Frankland aboutit donc à un écrasement de la distance qui sépare le signifiant du réel qu’il désigne, c’est-à-dire du référent, ce qui a pour résultat la substitution du signifiant à la chose, ou son appréhension comme réel. Nous sommes ici dans une perspective assez proche de celle qui correspond à la psychose, dans une optique lacanienne, dans la mesure où cette appréhension du symbole comme étant réel résulterait de l’échec du sujet à accéder au registre symbolique, c’est-à-dire l’échec à effectuer le refoulement originaire par lequel cet accès est réalisé chez le sujet. Or, ce qui n’est pas symbolisé resurgit dans le réel pour le sujet psychotique, tout comme les signifiants appréhendés par certains personnages de The Hound of the Baskervilles reviennent sans cesse, hors de toute possibilité de substitution signifiante : Frankland ne pourra jamais mettre un terme à ses attaques procédurières puisque pour lui elles ne sont que des signifiants (les lois anciennes qu’il cherche à faire appliquer) passés dans le réel. C’est également ce mécanisme de perte de la relation symbolique qui, selon Lacan, caractérise la psychose à partir de l’échec de la mise en place de la métaphore paternelle, métaphore qui constitue, au moment de l’Oedipe, le refoulement originaire qui fait passer le sujet dans l’ordre symbolique :

‘Nous enseignons suivant Freud que l’Autre est le lieu de cette mémoire qu’il a découverte sous le nom d’inconscient, mémoire qu’il considère comme l’objet d’une question restée ouverte en tant qu’elle conditionne l’indestructibilité de certains désirs. A cette question nous répondrons par la conception de la chaîne signifiante, en tant qu’une fois inaugurée par la symbolisation primordiale (que le jeu : Fort ! Da !, mis en lumière par Freud à l’origine de l’automatisme de répétition, rend manifeste), cette chaîne se développe selon des liaisons logiques dont la prise sur ce qui est à signifier, à savoir l’être de l’étant, s’exerce par les effets de signifiants, décrits par nous comme métaphore et comme métonymie.
C’est dans un accident de ce registre et de ce qui s’y accomplit, à savoir la forclusion du Nom-du-Père à la place de l’Autre, et dans l’échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose. (p. 92-93)’ ‘Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet.
C’ets le défaut du Nom-du-Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié amorce la cascade des remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. (p. 95)279

Ainsi, contrairement à la névrose où le symptôme est une parole qui s’articule, la psychose obture le rapport à la réalité par le biais d’un échec dans la mise en place du registre symbolique : voilà qui rend assez bien compte du rapport au langage et de la conduite des personnages qui, dans le roman, ne reconnaissent pas la faille primordiale entre le signifiant et ce qu’il représente dans le réel.

Notes
277.

Sur les rapports entre Stapleton et les problèmes de référentialité du langage, voir aussi notre remarque infra, p. 351.

278.

Dans cette perspective, le nom même de Frankland prend une connotation ironique puisqu’il constitue un signifiant déconnecté du signifié, voire opposé au signifié, et révèle ainsi la faille de la référentialité : Frankland est précisément celui pour qui toute question ayant trait à la propriété terrienne n’a rien de sincère, car il intente des actions en justice sur ce sujet, pour le seul plaisir de nuire, sans jamais réellement croire à la justesse des « causes » qu’il défend. Le langage contredit donc ici le comportement de celui qui porte bien mal son nom.

279.

Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Ecrits II, Paris, Seuil, 1971, pp. 43-102.