B. L’influence des métatextes.

Si l’attitude de certains personnages dans The Hound of the Baskervilles reflète un attachement excessif au signifiant qui peut se rattacher au fonctionnement du psychotique, c’est bien parce que le langage a un statut particulier dans ce roman, statut que nous allons examiner et qui n’est pas sans rappeler certaines remarques que nous avons formulées sur Bleak House de Charles Dickens.280 En effet, les divers métatextes très présents dans le roman d’Arthur Conan Doyle ont souvent pour rôle de matérialiser la relation des personnages au langage, dans la mesure où ils induisent certaines réactions significatives chez ces personnages. Nous allons donc à présent explorer la matérialisation du rapport au langage et à la Lettre à travers le comportement des personnages face à des textes — ou des métatextes — concrets.

Un premier recensement des métatextes dans le roman fait ressortir plusieurs types d’écrits. Tout d’abord, nous sommes confrontés à un indice textuel à déchiffrer dès l’incipit du roman, sous la forme de l’inscription « CCH » qui se trouve sur la canne oubliée par le docteur Mortimer à Baker Street. Il est à remarquer que cette inscription pose problème, elle interroge dès l’abord les deux personnages qui la remarquent, Holmes et Watson, sur sa signification possible. Ensuite viennent les deux citations, déjà évoquées, de la Légende et de l’article de journal relatant la mort de sir Charles, et force est de constater qu’ici encore les métatextes restent mystérieux pour leur lecteur puisque, comme nous l’avons vu, le rapport entre ces deux textes, et le rapport de ces textes au réel, reste énigmatique, et c’est l’enjeu même de l’enquête qui débute que de préciser, voire d’établir ce rapport. Ensuite, au chapitre 4, nous sommes confrontés à une lettre anonyme, celle que Beryl Stapleton envoie à sir Henry pour le mettre en garde, et encore une fois cette lettre, ou du moins les intentions de son expéditeur, restent obscures malgré la brillante analyse faite par Holmes pour remonter à l’origine du document. C'est donc ici aussi un texte, un signifiant, auquel aucun signifié stable et précis ne peut être attaché :

‘“It seems to show that someone knows more than we do about what goes on upon the moor,” said Dr Mortimer.
“And also," said Holmes, "that someone is not ill-disposed towards you, since they warn you of danger.”
“Or it may be that they wish for their own purposes to scare me away.”
“Well, of course, that is possible also. [...]” (pp. 689)’

Cette lettre anonyme est le pendant de la lettre expédiée par Laura Lyons à sir Charles pour lui donner rendez-vous, le soir même de sa mort, au bout de « l’allée des ifs » (« the Yew Alley »), rendez-vous qui lui sera fatal, puisque Stapleton en profitera pour lancer son chien sur le baronnet. Cette lettre, ou plutôt ce qu’il en reste puisque Barrymore, qui révèle l’existence de cette missive à Watson, n’en put lire que les derniers mots avant que, presque entièrement consumée, elle ne tombe en cendres, cette lettre donc présente une ressemblance troublante, au niveau de la syntaxe, avec celle de Beryl Stapleton :

‘“Please, please, as you are a gentleman, burn this letter, and be at the gate by ten o’ clock.” (p. 729)’ ‘“As you value your life or your reason keep away from the moor.” (p. 685)’

Cette similitude et la répétition de la proposition circonstancielle introduite par « as », sur laquelle nous reviendrons, ne peut que nous interroger sur la qualité de tels textes qui semblent « communiquer » à travers le temps (la lettre écrite par Laura Lyons est bien antérieure à celle écrite par Beryl Stapleton) et les scripteurs (Beryl n’est pas Laura Lyons). En d’autres termes, le langage parlerait-il seul, à l’insu des locuteurs et des scripteurs, et imposerait-il les structures linguistiques qu’ils emploient ? Voici bien encore une question ardue posée par un métatexte mis en relation assez directe avec un autre métatexte semblable. Enfin, il ne faut pas négliger les métatextes plus anodins, plus courts parfois, que sont les télégrammes ou autres messages envoyés et reçus par Holmes, ou par d’autres personnages, au cours de l'intrigue. Ainsi de cette note laissée à Holmes par son fidèle Cartwright, le jeune garçon venu avec lui de Londres pour lui servir d’espion et lui fournir de la nourriture et du linge durant son séjour sur la lande : ‘« Dr Watson has gone to Coombe Tracey »’ (p. 739). Ce bref message va susciter chez Watson une foule d’interrogations et de déductions — erronées, pour la plupart — et le mettre dans une position difficile puisqu’il s'imagine dès lors être l’objet de l'attention du mystérieux homme sur le pic (« the Man on the Tor »). Où l’on voit bien qu’entre lire un texte et le comprendre correctement, entre le signifiant et un signifié multiple, il n’y a guère de chemin droit et sans embûches :

‘For a minute I stood there with the paper in my hands thinking out the meaning of this curt message. It was I, then, and not Sir Henry, who was being dogged by this secret man. He had not followed me himself, but he had set an agent—the boy, perhaps—upon my track, and this was his report. Possibly I had taken no steps since I had been upon the moor which had not been observed and repeated. Always there was this feeling of an unseen force, a fine net drawn round us with infinite skill and delicacy, holding us so lightly that it was only at some supreme moment that one realized that one was indeed entangled in its meshes. (p. 739)’

Pour récapituler nos analyses, nous pouvons dire que, d’une part, certains personnages, souvent liés au régime de la fusion dans le roman, montrent un attachement excessif au signifiant dans sa littéralité, à la lettre dans ce qu’elle a de plus restrictif et autoritaire, arbitraire, tandis que la plupart des exemples de métatextualité présents dans The Hound of the Baskervilles semblent témoigner précisément de la difficulté à attacher un quelconque signifié clair et univoque à des métatextes qui ne cessent de poser question à leurs lecteurs, quand ils ne représentent pas le motif même de l'investigation menée par les personnages, comme c’est le cas pour le texte de la Légende et l’article relatant la mort de sir Charles. En d’autres termes, tout se passe dans le roman comme si c’était le langage qui imposait sa loi, comme si le langage, et notamment le langage écrit, était garant du réel, sans qu’il soit toutefois possible de trouver dans cette représentation par le langage une référentialité clairement satisfaisante. Un exemple de ce trait caractéristique de l’oeuvre concerne l’usage que fait Holmes d’un certain télégramme envoyé à Barrymore depuis Londres, afin de savoir si le majordome se trouve bien à Baskerville Hall et si ce n’est pas lui qui traque l’héritier dès son arrivée dans la capitale anglaise (voir p. 694). Cependant, un peu plus tard, lorsque Watson interroge l’employé de l’office postal le plus proche de Baskerville Hall, il se rend bientôt compte qu’il est impossible de savoir si, oui ou non, le télégramme a bien été remis à Barrymore lui-même, si bien que le doute plane toujours sur la présence du majordome à Londres lors de l’arrivée de sir Henry. Remarquons l’ambiguïté de cette situation, dans laquelle il est absolument impossible de se prononcer et de pencher pour une alternative plutôt que pour une autre :

‘It seemed hopeless to pursue the inquiry any further, but it was clear that in spite of Holmes’s ruse we had no proof that Barrymore had not been in London all the time. (p. 705)’

Dans ce cas, encore une fois, la lettre, le signifiant, a été pris par un personnage — en l'occurrence, Holmes — comme garant de la présence d’un sujet à un lieu donné, mais en fait aucun signifié précis, c’est-à-dire ni une réponse affirmative, ni une réponse négative, ne peut être attribué à cette démarche pourtant apparemment valide au départ. Dans The Hound of the Baskervilles, le langage n’est pas fiable, il recouvre un mystère et ne permet aucunement de s'assurer du réel, bien que les personnages lui accordent cette valeur en dépit de leurs échecs successifs. D'une part, donc, le signifiant pose problème dans sa référentialité, et d’autre part il fait l’objet d’un investissement excessif, fusionnel, de la part de nombreux personnages.

Mais n’est-ce pas là en fait une seule et même question ? La position du sujet en général par rapport au langage, dans le roman, révèle bien en effet un certain contrôle du sujet par les métatextes, contrôle que l’ « indécidabilité » des situations et la faille dans la référentialité rendent d’autant plus efficace que ce contrôle vise des objectifs apparemment mystérieux. Si les personnages prennent les (méta)textes à la lettre, c’est précisément parce qu’en dehors de l’ordre envahissant et arbitraire des textes, aucune voie ne leur est montrée, aucun accès au réel n’est possible, si bien que la seule solution consiste pour eux à rester au niveau du signifiant et à ne considérer que la lettre des indices textuels, par exemple. Ainsi, ce n’est pas le sens — problématique, nous l’avons vu — de la lettre anonyme expédiée par Beryl que Holmes va chercher à découvrir, mais bien au contraire ce qui fait sa nature même, sa matérialité de signifiant, c’est-à-dire les particularités typographiques des caractères d’imprimerie découpés (ou le parfum qui se dégage de la lettre) :

‘[...] The detection of types is one of the most elementary branches of knowledge to the special expert in crime, though I confess that once when I was very young I confused the Leeds Mercury with the Western Morning News. But a Times leader is entirely distinctive, and these words could have been taken from nothing else. As it was done yesterday the strong probability was that we should find the words in yesterday’s issue. (p. 687)’

De façon significative, la quête entreprise par Holmes, avec l’aide du jeune Cartwright, à la suite de cette découverte, ne mènera à rien, et en ce sens, le terme « leader » prend une couleur différente car nous pouvons nous demander, véritablement, si Holmes lui-même n’est pas en train de se faire berner par le langage, de suivre une fausse bonne idée, une fausse piste. Bien sûr, au plan diégétique, l’action de Holmes est justifiée par le désir d’apprendre l’identité de l’auteur de la lettre, mais il « suit » néanmoins les indications matérielles d’un texte écrit qui le guide (« a leader ») sans pourtant lui permettre de tirer des conclusions probantes, comme nous l’avons déjà vu en ce qui concerne de nombreux métatextes du roman.

A ce point de notre analyse, il serait bon de nous interroger plus précisément sur la notion de « contrôle » par les (méta)textes. De nombreux exemples viennent à l’esprit, tel celui de la Légende, véritable moteur de l’intrigue qui lance toute l’investigation entreprise par le détective. Mais plus simplement, peut-être, et plus pragmatiquement au niveau diégétique, la lettre envoyée par Laura Lyons à sir Charles, lettre mystérieuse dont nous ne connaîtrons jamais véritablement que les derniers mots, rapportés par Barrymore, est directement l’objet textuel qui va causer la perte du baronnet, puisqu’il va suivre ses indications et se rendre à ce rendez-vous fatal. De même, la réaction de sir Henry à la Légende, et surtout à la lettre anonyme reçue à son hôtel londonien, témoigne d’un esprit de contradiction — élément que nous retrouverons bientôt dans nos analyses — envers les recommandations du métatexte, qui l’incite à se rendre malgré tout à Baskerville Hall. Or, bien sûr, que ce soit dans un sens comme dans l’autre, qu’il s’agisse de sir Charles ou de sir Henry, leur réaction est toujours provoquée, induite par un métatexte : la défiance envers une mise en garde ou la soumission à une demande écrite ne sont jamais que les deux faces contraires d’une même manipulation par le métatexte :

‘“There seems to be danger.”
“Do you mean danger from this family fiend or do you mean danger from human beings?”
“Well, that is what we have to find out.”
“Whichever it is, my answer is fixed. There is no devil in hell, Mr Holmes, and there is no man upon earth who can prevent me from going to the home of my own people, and you may take that to be my final answer.” (p. 689)’

Il importe peu, finalement, de savoir si les réactions de sir Henry et de sir Charles sont vraiment diamétralement opposées — ce qui compte, c’est avant tout que ces réactions sont motivées par des métatextes, en eux-mêmes (et au moins pour le lecteur, en ce qui concerne la lettre de Laura Lyons) mystérieux et équivoques.281 Enfin, remarquons que l’influence des métatextes, et notamment de la Légende, sur Watson, est déterminante, puisque nous avons vu que l’appréhension de la situation par le narrateur, et notamment sa description de Selden, reprend largement les traits d’animalité attribués à Hugo Baskerville dans le manuscrit du XVIIIème siècle.282 Bien sûr, les métatextes écrits par certains personnages peuvent avoir ce même effet sur d’autres personnages, comme le message envoyé par Holmes à Lestrade, et qui provoque cette réponse, toute de concession et de soumission : ‘« Wire received. Coming down with unsigned warrant. Arrive five forty—LESTRADE. »’ (p. 752). Est-il besoin, ensuite, de commenter cette remarque de Watson lorsque les trois hommes se rencontrent et que le policier « fait allégeance » au détective, ou est-ce plutôt à l’autorité de ce télégramme précédent envoyé par Holmes le matin même mais qui restera toujours mystérieux, encore une fois, car son contenu exact ne nous sera jamais révélé ?

‘“That is in answer to mine of this morning. [...]” (p. 752)’ ‘We all three shook hands, and I saw at once from the reverential way in which Lestrade gazed at my companion that he had learned a good deal since the days when they had first worked together. I could well remember the scorn which the theories of the reasoner used then to excite in the practical man. (p. 754)’
Notes
280.

Sur ce point, voir notamment John Hillis MILLER, « Introduction », in DICKENS Charles, Bleak House, Harmondsworth, Penguin, 1985.

281.

Voir notamment pp. 689, où se pose la question de savoir si la lettre anonyme de Beryl Stapleton émane d’un ami ou d’un ennemi.

282.

Voir supra, notre chapitre I, pp. 262-263 et notre chapitre II, pp. 283-284.