C. La faille textuelle.

La question du contrôle des personnages par les métatextes révèle donc l’ampleur de la soumission au signifiant dans la perspective fusionnelle, même si ce signifiant ne s’avère pas recouvrir un signifié univoque, ni même seulement homogène et non contradictoire. Mais le roman, au-delà des approches diverses de cette thématique personnifiées par les protagonistes, c’est-à-dire le roman à travers ses métatextes considérés en eux-mêmes et non dans leur action sur les personnages, nous livre des indices significatifs du caractère partiel de ce contrôle par les textes. Il est intéressant de constater que ces indices se trouvent souvent à l’intérieur des métatextes eux-mêmes.

Mais d’abord, remarquons que Watson, narrateur pourtant peu enclin à minimiser la crédibilité de son propre récit, et donc à remettre en question la référentialité de la lettre, exprime dans l’introduction de ses comptes rendus à Holmes une réserve qui peut surprendre et qui constitue le début d’une reconnaissance de la faille entre signifiant et réel (ou référent) : « One page is missing » (p. 712). Cette page manquante permet au narrateur de suggérer, tout à fait incidemment bien sûr, et sans insistance, que sa position par rapport à son propre récit n’est pas aussi simple et univoque qu’elle semble l’être au premier abord. Il manque donc quelque chose dans la retranscription écrite par Watson des événements, retranscription pourtant communiquée à Holmes avec un souci d’exhaustivité et un soin de tous les instants. C’est cette reconnaissance même du manque, de la faille, qui fait basculer le récit watsonien, et plus généralement le texte tout entier vers une approche autre, plus nuancée et aussi plus complexe, du langage et des textes.

Car bien sûr ce « trou » du récit watsonien n’est que le reflet d’une faille, d’une ouverture dans la (croyance en la) référentialité initiée par les métatextes eux-mêmes, métatextes dont on voit ici encore que leur sens pose décidément sans cesse problème. En effet, même si les personnages du roman accordent souvent une confiance excessive aux métatextes, jusqu’à parfois se laisser contrôler par eux, il est frappant de constater la faille au sein même de l’un des principaux métatextes en question, c’est-à-dire la lettre anonyme expédiée par Beryl Stapleton. Les mots qui composent cette lettre furent, selon Sherlock Holmes, découpés dans un article du Times de manière à ne donner aucun indice sur le scripteur (ou, en l’occurrence, la scriptrice), excepté en ce qui concerne le mot « moor » qui ne put être découpé dans l’article du Times en question. Mais remarquons l’erreur de Holmes : l’article qu’il cite (pp. 686) comprend tous les mots du message anonyme, sauf le « as » qui introduit l’unique phrase de ce message...283 Ce n’est plus une page qui manque, ici, mais un mot, et ce mot en devient d’autant plus significatif. Tout d’abord, nous pouvons interpréter ce manque comme la marque, une fois de plus, d’un détachement du signifiant, la marque de l’impossibilité à faire une confiance totale au signifiant puisque dans l’article du Times il n’y a pas cette conjonction qui se trouve dans la lettre anonyme. Le langage — et le message anonyme — n’apparaît plus dès lors comme un système clos mais est envahi par un terme dont la présence reste inexpliquée. Précisément, ce qui manque dans l’article du Times, c’est inversement ce qui est en trop, le « reste » du langage, du métatexte tel qu’il apparaît au lecteur, c’est-à-dire toujours cette même conjonction « as ». Que faire de ce reste, de ce « trop » inexpliqué du métatexte ?

Dans cette conjonction vient en fait se glisser la présence du narrateur dans le texte qu’il écrit, et peut-être la présence de tout narrateur dans tout récit. En effet, ce « as » qui échappe au contrôle du langage et qui à la fois révèle l’arbitraire et la faille dans cette structure verbale, vient rappeler au lecteur la modalisation intrinsèque de tout discours : « comme » vous tenez à la vie, « dans la mesure où » , « si » vous tenez à votre santé mentale, autant de manières pour le locuteur (ou le scripteur) de tenir compte dans son discours de la volonté et de la personnalité de l’allocuté (ou du lecteur). Inversement, ce « as » signifie aussi la présence d’un narrateur, locuteur ou scripteur, qui dit : « je suppose que » (vous faites quelque cas de votre vie et de votre santé mentale). Autrement dit, ce qui envahit le métatexte est ici l’instance d’énonciation, ce qui rend visible (par le manque de la lettre découpée) la présence active du narrateur dans son discours pourtant censé être purement objectif.

Il est à remarquer que cette réappropriation naissante du discours par l’énonciateur, à travers l’introduction d’une modalisation manquante dans le texte d’origine, tiré du Times, fait écho à de nombreux autres exemples de modalisation dans le roman, où les personnages, y compris le personnage-narrateur Watson, font état de leurs incertitudes concernant la conduite à tenir et l’interprétation à donner aux métatextes. Dès le premier chapitre, l’interprétation des lettres « CHH », gravées sur la canne du Dr Mortimer, donne lieu à de nombreuses modalisations visant à exprimer la plus ou moins grande probabilité que telle ou telle déduction se vérifie :

‘The probability lies in that direction.
I can only think of the obvious conclusion that [...]
I think that we might venture a little farther than this.
It certainly seems probable. (p. 670)’ ‘It may have been—yes, by Jove, it is a curly-haired spaniel. (p. 671)’

Et que dire de cette réponse ambiguë du Dr Mortimer à Sherlock Holmes, réponse qui mériterait de figurer dans les annales de l’équivocation :

‘Holmes considered for a little time. “Put into plain words, the matter is this,” said he. “In your opinion there is a diabolical agency which makes Dartmoor an unsafe abode for a Baskerville—that is your opinion?”
“At least I might go to the length of saying that there is some evidence that this may be so.” (p. 682)’

Les nombreuses marques de modalisation du discours, si elles ne sont pas toutes aussi évidentes que la réponse de Mortimer, témoignent d’une certaine vision, inédite, du langage. Tout d’abord, elles accentuent le caractère « indécidable » des métatextes qui mettent les personnages dans l’embarras quant à leur interprétation : ainsi de la lecture de la Légende qui s’avère problématique tout au long de l’intrigue, ce qui va motiver les utilisations de modalisateurs pour exprimer la plus ou moins grande probabilité de telle ou telle déduction faite à partir du métatexte.284 Mais paradoxalement, cette modalisation libère aussi les personnages de l’emprise des textes, car ils reconnaissent par là-même la faille dans la référentialité entre signifiant et signifié et ils interviennent dans et hors les métatextes pour donner leur point de vue sur leur signifié possible, même s’il est problématique et multiple. En somme, ce « as » manquant dans la lettre anonyme, ces modalisateurs du langage et cette page manquante dans le récit de Watson sont le garant de l’existence du sujet hors du signifiant autoritaire, un sujet qui s’invite au coeur du (méta)texte et n’en reste pas le spectateur passif. Nous allons à présent tenter de déterminer quels sont exactement les procédés qui permettent la présence du narrateur dans le discours, et quelles sont les limites et les implications de cette présence, notamment en ce qui concerne le lecteur et son rôle dans le texte.

Notes
283.

« As you value your life or your reason, keep away from the moor », p. 685.

284.

Cet aspect de la Légende est également une mise en oeuvre de son sens étymologique profond, qui est celui du gérondif verbal latin désignant « ce qui doit être lu ». Ainsi, la Légende n’est pas un signifiant au signifié figé mais un signifiant toujours en quête d’un autre signifié, toujours destiné à recevoir de nouvelles interprétations.