II. LA RÉAPPROPRIATION DU LANGAGE PAR LE LECTEUR.

A. Structures textuelles problématiques.

Il nous importe donc, désormais, de déterminer les procédés — qu’il s’agisse de certaines techniques narratives ou de d’éléments thématiques — qui sont la marque d’une certaine prise de distance du sujet de l’énoncé, de l’énonciateur, envers l’énoncé dans sa fonction référentielle : or, les exemples ne manquent pas, qui proposent une vision différente du langage que celle présentée dans les métatextes que nous avons analysés. Il faudra aussi s’interroger sur la finalité de ces procédés dans la mesure où ils cohabitent bien avec des métatextes dans lesquels le langage prend une valeur toute différente, voire opposée, cohabitation qui, nous le verrons, ne remet pas en cause la pertinence de notre vision du langage dans ces métatextes mais au contraire peut suggérer une perspective plus globale sur le langage dans le roman, en rapport avec ce que Barthes appelle le « plaisir du texte », et aussi avec un certain rôle du lecteur.

Le tout premier chapitre nous offre un exemple typique d’un certain décalage entre signifiant et signifié qui remet en cause la référentialité du langage utilisé par les personnages. En effet, nous sommes ici confrontés à un discours ironique tenu par Sherlock Holmes à l’attention de Watson, lorsque ce dernier propose son interprétation personnelle des lettres « CCH » gravées sur la canne oubliée par le Dr Mortimer. Ce discours peut nous rappeler celui que Dupin tient au Préfet de Police G— dans The Purloined Letter lorsque ce dernier expose l’enquête qui le préoccupe et rejette les remarques de Dupin.285 Ainsi, les exclamations avec lesquelles Holmes ponctue l’explication de Watson recouvrent en fait non pas l’admiration du détective professionnel pour le docteur, mais au contraire son amusement et l’appréciation ironique des erreurs de ce dernier :

‘“Good!” said Holmes. “Excellent!” (p. 669)’ ‘“Perfectly sound!” said Holmes. (p. 669)’ ‘“[...] It may be that you are not yourself luminous, but you are a conductor of light. Some people without possessing genius have a remarkable power of stimulating it. I confess, my dear fellow, that I am very much in your debt.” (p. 669)’ ‘“I am afraid, my dear Watson, that most of your conclusions were erroneous. When I said that you stimulated me I meant, to be frank, that in noting your fallacies I was occasionally guided towards the truth. [...]” (p. 670)’

Cruelle déception pour le docteur Watson, si avide de l’admiration de Holmes à son égard, mais en revanche quelle leçon pour le lecteur qui, sans doute, avait suivi « naïvement » les déductions de Watson, les cautionnant à mesure, pour finalement les voir réduites à néant par le détective. Car ainsi s’annonce déjà le divorce radical entre la dénotation — positive, au premier abord — des propos de Holmes à l’égard de Watson, et la connotation, moqueuse, de ces commentaires formulées avec assez d’ambiguïté pour que leur sens puisse être « précisé » dans une direction toute autre que celle que leur dénotation suggérait. En somme, le signifiant des propos de Holmes se voit attribuer successivement deux signifiés contraires, opposés, ce qui est le propre de l’ironie. D’autres exemples viennent renforcer ce procédé, qui est employé presque uniquement par Holmes aux dépens des autres personnages. Ainsi, devant les reproches à demi exprimés par sir Henry que le danger contraint à ne pas quitter Baskerville Hall, et peu de temps après la découverte du cadavre de Selden que les deux investigateurs prennent pour celui de sir Henry, Holmes réplique non sans amertume :

‘“[...] If I hadn’t sworn not to go about alone I might have had a more lively evening, for I had a message from Stapleton asking me over there.”
“I have no doubt that you would have had a more lively evening,” said Holmes dryly. “By the way, I don’t suppose you appreciate that we have been mourning over you as having broken your neck?” (p. 748)’

Il est évident que le terme « lively » employé par Holmes recouvre un signifié radicalement différent de celui qui était impliqué dans la phrase de sir Henry, voire contraire à ce signifié. Un autre exemple se trouve page 753, lorsque Laura Lyons explique comment Stapleton, l’ayant d’abord convaincue de fixer un rendez-vous secret à sir Charles, la persuade ensuite de ne pas se rendre à ce rendez-vous. Holmes constate alors, à propos de Stapleton : ‘« He appears to be a very consistent character »’. De fait, c’est Laura Lyons, et non Stapleton, qui serait apparue incohérent aux yeux de sir Charles, si ce dernier avait survécu à cette rencontre avec le chien, rencontre qui se substitua à l’entretien avec Laura ; mais peu importe car l’essentiel reste que les termes « very consistent », dans la bouche de Holmes, appliqués à Stapleton, signifient assurément « utterly inconsistent ».

Remarquons également que l’ironie frappe parfois un personnage a posteriori, comme l’ironie tragique qui vient éclairer rétrospectivement les propos d’un Watson un peu désemparé d’une lumière bien particulière. Rappelons que l’ironie dramatique repose sur la perception par le lecteur (ou le spectateur) d’une situation, dans le contexte structurel de l’intrigue, dont le sens manifeste est contredit par le sens latent. Nous pouvons, dans le cas qui nous intéresse, parler d’ironie tragique, qui est une forme de l’ironie dramatique, dans la mesure où le lecteur, à la relecture du roman, perçoit également le contraste entre les propos du personnage et la suite de l’intrigue.286 Ainsi, le narrateur s’inquiète ouvertement de la sécurité des Stapleton, alors que précisément, il s’agit là des seuls personnages qui n’ont rien à craindre du chien puisque Stapleton est son maître. D’autre part, il est assez ironique que Watson exprime la crainte que Selden ne les agresse car, en définitive, c’est Selden lui-même qui mourra par la faute du chien de Stapleton :

‘We are four able-bodied men in this household, so that we could take good care of ourselves, but I confess that I have had uneasy moments when I have thought of the Stapletons. They live miles from any help. There are one maid, an old man-servant, the sister and the brother, the latter not a very strong man. They would be helpless in the hands of a desperate fellow like this Notting hill criminal, if he could once effect an entrance. Both Sir Henry and I were concerned at their situation, and it was suggested that Perkins, the groom, should go over to sleep there, but Stapleton would not hear of it. (p. 713)’ ‘Any night, for example, our neighbours the Stapletons might be attacked by him [Selden], and it may have been the thought of this which made Sir Henry so keen upon the adventure. (p. 723)’

Cet aspect du texte constitue à n’en pas douter l’une des richesses de l’écriture doylienne, qui motive et « récompense » souvent une relecture attentive.

Une manière de pousser plus avant l’exploration de ce procédé stylistique que constitue l’ironie est de s’interroger sur la pertinence de ses implications par rapport à des ensembles thématiques récurrents. Ainsi, la contradiction d’un signifié (la dénotation) par un autre (la connotation) est au fondement de nombreuses scènes importantes du roman, notamment si l’on considère que cette contradiction peut prendre la forme d’une dissimulation de la véritable nature, des véritables intentions des personnages sous une apparence exactement inverse. Nous sommes tout de suite confrontés à une attitude de ce type à travers la lettre anonyme de Beryl Stapleton adressée à sir Henry, telle que cette lettre est décrite par Holmes, page 687 : ‘« the letter was composed by an educated man who wished to pose as an uneducated one »’. De même, Watson se contraint, lors de son entretien avec Frankland précédant sa découverte que Sherlock Holmes et « the Man on the Tor » ne font qu’un, à simuler l’indifférence afin, paradoxalement, de pousser ce dernier à se confier : ‘« I had seen enough of the contrary nature of the old sinner to understand that any strong sign of interest would be the surest way to stop his confidences. »’ (p. 737). Et bien sûr, l’un des plus grands dissimulateurs du roman est incarné par Stapleton qui, sous des dehors empreints de civilité et de courtoisie, cache de noirs desseins et se montre capable de se maîtriser pour ne pas laisser paraître sa déception, par exemple, devant le cadavre de Selden à la place du cadavre de sir Henry :

‘The moon shone upon him, and I could distinguish the dapper shape and jaunty walk of the naturalist. (p. 746)’ ‘Stapleton turned a ghastly face upon us, but by a supreme effort he had overcome his amazement and his disappointment. He looked sharply from Holmes to me. (p. 746)’

Ce jeu de l’hypocrisie évoque bien sûr de nombreuses scènes analogues dans le genre policier, mais on songera peut-être plus précisément à ce passage de The Purloined Letter qui voit Dupin et le Ministre D— rivaliser de fausseté, l’un se plaignant de sa mauvaise vue et l’autre d’une lassitude extrême, dans le seul but, peut-être (en ce qui concerne D—), d’avoir le plaisir de berner autrui.

Enfin, un troisième procédé apparaît de façon significative dans le roman, et tend vers le même résultat qui est de mettre en relief la faille référentielle entre signifiant et signifié, entre dénotation et connotation, ou entre l’apparence et la réalité. Il s’agit de l’esprit de contradiction qui anime de nombreux personnages, et dont nous avons déjà eu un exemple à travers la « nature rebelle » (« contrary nature », p. 737) de Frankland qui ne consent à révéler à Watson l’emplacement de la cachette de « the Man on the Tor » qu’à la condition que ce dernier affiche un total désintérêt pour la question — désintérêt simulé, certes, et donc également marque de l’hypocrisie (forcée) du personnage. Mais de nombreux autres exemples viennent à l’esprit, qui tendent à montrer à quel point le « Démon de la contradiction », pour citer Poe, habite les personnages et le roman tout entier. Sherlock Holmes lui-même ne se sent-il pas stimulé par l’adversité ? : ‘« There is nothing more stimulating than a case where everything goes against you »’ (p. 696). De même, de façon assez inexplicable, Watson réagit par une bravade — ou est-il réellement sérieux ? — à l’exposé de Stapleton lui relatant le danger permanent que constitue le « great Grimpen Mire » :

‘“I shall try my luck some day.”
He looked at me with a surprised face. “For God’s sake put such an idea out of your mind,” said he. “Your blood would be upon my head. I assure you that there would not be the least chance of your coming back alive. It is only by remembering certain complex landmarks that I am able to do it.” (p. 708)’

Et surtout, dans ce même chapitre 7, répondant à une question de Beryl Stapleton, Watson attribue à sir Henry une obstination et un esprit de contradiction qu’il semble bien lui-même partager :

‘“[...] The world is wide. Why should he wish to live at the place of danger?”
“Because it is the place of danger. That is Sir Henry’s nature.[...]” (p. 712)’

L’avenir lui donnera d’ailleurs raison puisque sir Henry, lors de la poursuite de Selden, brave l’interdiction, énoncée par la Légende et par Sherlock Holmes, de sortir sur la lande après la tombée du jour, et il s’entête même à poursuivre la chasse faite à Selden alors que Watson lui propose de renoncer :

‘“Shall we turn back?”
“No, by thunder; we have come out to get our man, and we will do it. We are after the convict, and a hell-hound, as likely as not, after us. Come on. We’ll see it through if all the fiends of the pit were loose upon the moor.” (p. 725)’

C’est bien d’ailleurs cet entêtement et ce refus d’obéir que Sherlock Holmes lui reproche lorsque, devant le corps de Selden qu’il prend pour le cadavre du baronnet, il s’écrie : ‘« But how could I know—how ’ ‘could’ ‘ I know—that he would risk his life alone upon the moor in the face of all my warnings? »’ (p. 744). Enfin, bien sûr, la contradiction apparente qui, à la fin du texte, consiste à demander à sir Henry de jouer le rôle d’appât, de traverser la lande la nuit, alors que c’est précisément ce que le détective avait interdit au baronnet tout au long de l’intrigue, entre bien dans ce registre de l’annulation de la parole d’autrui — ici, de sa propre parole passée, et des propres recommandations formulées par Holmes :287

‘“One more direction! I wish you to drive to Merripit House. Send back your trap, however, and let them know that you intend to walk home.”
“To walk across the moor?”
“Yes.”
“But that is the very thing which you have so often cautioned me not to do.” (p. 751)’ ‘It had not crossed my mind, however, that he would wish me to go with him, nor could I understand how we could both be absent at a moment which he himself declared to be critical. (p. 751-752)’
Notes
285.

Voir notre chapitre III sur Edgar Allan Poe, pp. 162-163, et The Purloined Letter, p. 210 :

“[...] In fine, driven to despair, she has committed the matter to me.”

“Than whom, ” said Dupin, amid a perfect whirlwind of smoke, “no more sagacious agent could have been desired, or even imagined.”

“You flatter me,” replied the Prefect; “but it is possible that some such opinion may have been entertained.”

286.

Voir l’article « irony » dans The Wordsworth Companion to Literature in English, Ian Ousby, Ware, Hertfordshire, Wordsworth Editions, 1994 (première publication en 1988) :

All irony is necessarily either textual or structural: inherent either in verbal constructions, making an immediate impression, or in the memory-dependent constructions of plot or story. These two kinds of irony are normally distinguished as verbal and dramatic irony, the one relying on treatment, the other on content. (p. 470)

Tragic (or Sophoclean) irony lies in the distance between what the protagonists expect and the disastrous way things turn out; it is dramatic and usually overt or at most pseudo-covert, as the audience is usually in the know from the beginning. (p. 471)

287.

Beryl Stapleton cherche directement à réaliser cette « autocontradiction », cette annulation de ses propres paroles passées, lorsqu’elle tente de convaincre Watson de l’inanité des avertissements qu’elle lui a lancés, quelques minutes auparavant, le prenant pour sir Henry (voir chapitre 7, pp. 711-712).