B. Une stratégie de l’interruption et de l’intermittence.

Qu’il s’agisse de l’ironie, de la dissimulation ou de la contradiction d’autrui ou de soi-même, les trois procédés étudiés ont ceci de commun qu’ils visent à utiliser la faille référentielle et, partant, rendent cette faille d’autant plus visible. L’opposition entre signifiant et référent est ici patente : ainsi, l’esprit de contradiction de certains personnages révèle leur propension à donner à un signifiant déterminé à un signifié contraire, opposé au signifié de départ : par exemple, sir Henry ne devrait pas braver l’interdiction de Holmes, donc il va le faire ; l’interdiction représente ici un signifiant dont le signifié, pour sir Henry, nie sa dénotation première, son signifié originel. Nous sommes donc confrontés, finalement, à un système où les injonctions du langage sont « indécidables », notion déjà rencontrée auparavant mais ici notre analyse a mis en lumière une caractéristique inédite de ce système, à savoir que ce sont les personnages eux-mêmes, à travers les procédés décrits, qui contribuent à cette indécidabilité, et ils n’y sont plus simplement soumis par l’entremise des métatextes.

On trouverait de nombreux autres exemples de la faille référentielle en dehors des procédés exposés, bien que ce soient là les trois grandes directions que prend dans le roman la critique de la (croyance en la) référentialité. Citons, entre autres, le désir de « précision » affiché par Holmes et Mortimer dans leur dialogue, pages 672-673 : « a man of precise mind », « the man of precisely scientific mind », « the precisely scientific mind ». De même, Holmes interrompt plusieurs fois sir Henry pour préciser sa description de la lettre anonyme — et peut-être aussi pour démontrer sa rigueur d’analyse et d’observation :

‘“So far as I can follow you, then Mr Holmes,” said Sir Henry Baskerville, “someone cut out this message with a scissors—”
“Nail-scissors,” said Holmes. [...]
“That is so. Someone, then, cut out the message with a pair of short-bladed scissors, pasted it with paste—”
“Gum,” said Holmes. (p. 687)’

Cependant, ce souci de rigueur dans la dénomination ne permet pas au détective d’attribuer, nous l’avons vu, un signifié déterminé à la lettre anonyme, ni même de décider du crédit à accorder à la Légende. C’est-à-dire que les personnages sont malgré tout dans un système où le signifiant est faillible, ce que ne reconnaît pas Stapleton qui lui, bien sûr, reste du côté de la fusion et de la croyance en la référentialité, c’est-à-dire la croyance que le mot « recouvre » la chose. Cette croyance apparaît explicitement au détour de son premier entretien avec Watson : ‘« When Mortimer told me your name he could not deny your identity »’ (p. 706). Il va s’agir à présent de déterminer dans quelle mesure les personnages qui rejettent l’approche fusionnelle du langage peuvent articuler une autre perspective à travers les stratégies qui remettent en cause la référentialité stricte du système langagier.

Si nous revenons sur ces stratégies — l’ironie, la dissimulation et la contradiction — nous pouvons observer qu’elles opposent signifiant et signifié de manière que le lecteur en arrive à douter de leur interprétation littérale, ce qui freine considérablement l’appréhension du texte en tant que medium d’une intrigue définie. Dès lors, l’effet sur le lecteur, si l’on veut bien adopter un instant un point de vue quelque peu poesque, est assurément un ralentissement de la lecture puisqu’il devient progressivement systématique de voir telle interprétation, que l’on avait crue valide, contredite par une autre, plus loin dans le texte. Ainsi, lorsque Holmes se contredit lui-même et contredit ses propres recommandations en demandant à sir Henry de rentrer à pied, seul, de nuit à Baskerville Hall (page 751, chapitre 13), le lecteur voit la valeur de cette interdiction instantanément annulée, contredite, par celui-là même qui l’avait formulée. Le lecteur est donc confronté à une série d’énoncés contradictoires — ou de valeurs contradictoires attachées à des énoncés « indécidables » —, ce qui créé un effet non seulement de lenteur, de ralentissement de la lecture, mais aussi d’intermittence, d’alternance de valeurs positives et négatives, de dénotations et de connotations, de signifiés littéraux et figurés. Ce sont ces effets particuliers qui vont permettre de définir la stratégie d’ensemble, plus vaste, des personnages face au langage et à son arbitraire, son extériorité au sujet, en somme son altérité.

Le roman présente une caractéristique qui donne sens à l’ensemble des procédés observés et les concentre sur un seul effet à produire chez le lecteur. Nous avons déjà remarqué, à propos du personnage de Sherlock Holmes,288 que son identité pose problème dans la mesure où, notamment, il est prompt à passer sans transition d’un sujet à un autre et à tenir un discours relativement décousu, n’hésitant pas à abandonner le sujet de l’enquête qu’il est en train de mener pour se consacrer à tout autre chose :

‘“[...] Might I ask you to hand me my violin, and we will postpone all further thought upon this business until we have had the advantage of meeting Dr Mortimer and Sir Henry Baskerville in the morning.” (p. 685)’ ‘Sherlock Holmes had, in a very remarkable degree, the power of detaching his mind at will. For two hours the strange business in which we had been involved appeared to be forgotten, and he was entirely absorbed in the picture of the modern Belgian masters. He would talk of nothing but art, of which he had the crudest ideas, from our leaving the gallery until we found ourselves at the Northumberland Hotel. (p. 692)’ ‘“[...] And now, my dear Watson, we have had some weeks of severe work, and for one evening, I think, we may turn our thoughts into more pleasant channels. I have a box for Les Huguenots. Have you heard the De Reszkes? Might I trouble you then to be ready in half an hour, and we can stop at Marcini’s for a little dinner on the way?” (p. 766)’

Or, il convient de remarquer que ce trait de caractère — ou plutôt, comme nous l’avons vu au chapitre II, ce trait de « non-caractère » — s’inscrit dans une perspective plus large dans la mesure où toute une stratégie de l’interruption est mise en place dans le roman, qui donne un sens nouveau à l’expérience de la lecture de l’oeuvre. Commençons donc par un bref recensement des cas d’interruption — de la pensée de l’énonciateur, du discours du locuteur, de l’action des personnages, du fil de l’intrigue — qui abondent dans le texte. Le premier exemple qui vienne à l’esprit est celui de l’interruption par Stapleton de la cour faite à Beryl Stapleton par sir Henry (page 718-719), mais il en existe bien d’autres. Ainsi, Holmes s’interrompt lorsqu’il sent le parfum de Beryl sur la lettre anonyme expédiée à sir Henry (pp. 688), lorsqu’il entend sir Henry tancer les domestiques de son hôtel londonien (p. 693), lorsqu’il entend le chien hurler, la nuit où Selden trouve la mort, sur la lande (p. 743), lorsqu’il voit Stapleton arriver peu après (p. 745), et lorsqu’il voit le portrait de Hugo Baskerville et reconnaît dans ce portrait le visage de Stapleton (p. 749). Il importe de constater que la plupart de ces interruptions sont introduites par la même exclamation — « Halloah! » — et que les interruptions du discours des autres personnages le sont aussi par le même terme, le plus souvent. Ainsi, le lecteur aborde ce mot comme le signal d’une stratégie délibérée du texte qui lui apparaît d’autant plus cohérente qu’elle est systématique et récurrente ; d’autre part ce signifiant — « Halloah » — n’a encore une fois aucun signifié prédéterminé puisqu’il est utilisé chaque fois pour introduire de nouvelles remarques, de nouveaux événements sans rapport direct entre eux, et donc il recouvre des significations fort variées. Nous le trouvons ainsi de nouveau lorsque Watson interrompt Stapleton pour attirer son attention sur le cri du chien qui résonne sur la lande (p. 708). Watson se fait à son tour couper la parole : il est interrompu un peu plus loin, page 709, lorsque Beryl, sans le laisser parler, le met en garde contre les dangers du lieu, le prenant alors pour sir Henry. Et encore une fois ce mot revient pour signifier l’étonnement de Mortimer devant le soldat gardant la route qui mène à Baskerville Hall (p. 701). Enfin, Watson va lui aussi interrompre Barrymore lorsque ce dernier s’apprête à s’étendre un peu trop sur les raisons qui l’ont amené à dissimuler l’existence d’un fragment d’une lettre signée « LL » et adressée à sir Charles le soir de sa mort (p. 729).

Ces divers exemples restent néanmoins partiels quant à l’exploration d’une stratégie de l’interruption car il faut bien voir que cette stratégie va jusqu’à envahir le discours des personnages, même lorsque ce discours s’apparente en fait au monologue. Ainsi, un personnage comme Watson, exposant le résumé de ses investigations, offre parfois le spectacle étonnant d’un homme qui pose un principe ou une interprétation pour immédiatement se contredire, interrompant de la sorte le fil d’une pensée aux prises avec les affres du fantastique.289 Comment en effet « décider » de l’interprétation proposée par Watson quant à la nature des événements survenus sur la lande devant un discours tel que celui qu’il tient au début du chapitre 10 :

‘A spectral hound which leaves material footmarks and fills the air with its howling is surely not to be thought of. Stapleton may fall in with such a superstition, and Mortimer also; but if I have one quality upon earth it is common sense, and nothing will persuade me to believe in such a thing. To do so would be to descend to the level of these poor peasants who are not content with a mere fiend-dog, but must needs describe him with hell-fire shooting from his mouth and eyes. Holmes would not listen to such fancies, and I am his agent. But facts are facts, and I have twice heard this crying upon the moor. Suppose that there were really some huge hound loose upon it; that would go far to explain everything. But where could such a hound lie concealed, where did it get its food, where did it come from, how was it that no one saw it by day? (p. 727)’

Bien sûr, ce passage retranscrit également le désarroi du narrateur face à l’intrigue, mais par sa formulation spécifique, qui alterne des énoncés contradictoires, il ressortit bien à la stratégie de l’interruption qui imprègne tout le roman.

Quel but vise cette stratégie précisément ? Tous les procédés étudiés qui remettent en cause la référentialité — ironie, dissimulation, contradiction, puis interruption et enfin autocontradiction — tissent dans le texte la trame d’une expérience particulière de la lecture, lecture toujours intermittente, toujours ralentie par les interprétations et les énoncés contradictoires, si bien que le texte n’est jamais totalement appréhendé par le lecteur dans ses contradictions puisqu’il reste fait d’un langage « indécidable ». Dès lors, au cours d’une lecture ralentie, marquée par l’alternance des contraires et l’appréhension partielle des signifiés, le lecteur va se laisser porter par ce rythme particulier créé par une structure et une stratégie de l’intermittence. Cette structure est celle d’un texte qui offre à son lecteur une expérience de lecture particulière en dehors d’une herméneutique classique qui organiserait l’oeuvre et sa « consommation », sa lecture, autour de la question du sens de la culpabilité et du crime, diégétiquement parlant (c’est le « roman problème » dans la perspective classique où l’on se demande avant tout qui a tué ou volé ou enfreint la loi de tout autre manière). En effet, si le lecteur accepte de percevoir le flux alternatif qui fait la structure du texte, il abandonne la quête du sens dans l’acception générique qui recouvre, globalement, la fixation des rôles de suspect, de victime et de criminel, puisque nul sens définitif n’est accessible dans cette structure.290 En revanche, et c’est là que la structure de l’oeuvre prend tout son sens, le lecteur — au sens de Lecteur Modèle chez Umberto Eco — aborde cette structure d’intermittence comme un signifiant sans signifié, mais un signifiant qui accepte donc tout signifié et, partant, constitue un point de départ à une « rêverie » du sujet lisant, toujours fondée sur le texte. Nous sommes ici dans une perspective qui implique un intérêt porté au signifiant, car l’expérience du lecteur se fonde bien toujours sur une structure avérée du texte, présente pour le guider dans une certaine mesure. Cette « rêverie » du lecteur, que nous avons auparavant appelée « sortie » du lecteur hors du texte, laisse bien sûr des traces dans le texte, et nous allons nous employer à les explorer afin de consolider et développer notre analyse. Mais un exemple permettra sans doute de préciser notre propos : on rencontre parfois dans The Hound of the Baskervilles des indices qui sont autant de « clins d’oeil » faits au lecteur pour lui permettre de cerner les éléments essentiels de la stratégie textuelle et narrative dont nous avons proposé une interprétation. Ainsi, les titres des essais dont le Docteur Mortimer est l’auteur sont éminemment significatifs : « Is Disease a Reversion? », « Do We Progress? », « Some Freaks of Atavism » (voir le chapitre 1, page 671). Ces titres peuvent se référer à l’exploration des pulsions primitives et du déterminisme, de l’hérédité, thèmes que nous avons étudiés dans notre deuxième chapitre,291 mais aussi au mécanisme de l’ironie, voire à celui de la contradiction, qui consiste en un retournement, une inversion d’un signifié en un signifié contraire — ou d’une dénotation en une connotation. Ces mécanismes et ces éléments thématiques au coeur de la stratégie textuelle sont mis en lumière de façon incidente par cette référence aux travaux de Mortimer, mais ils constituent bien des indices adressés au lecteur pour lui signaler un certain « trajet » à suivre dans son expérience de lecture.

Une dernière remarque peut être formulée afin d’établir un lien avec la vision que nous avons développée à la fin de notre deuxième chapitre, concernant le déterminisme sous-jacent chez Holmes et chez d’autres personnages. On se souvient que ce déterminisme — qui prend souvent la forme d’une croyance à l’hérédité de certains traits de caractère — vise à présenter une approche globale, complète, de la réalité, où tout fait sens dans un système « pansémiotique ». Or le problème du langage et de son rapport au réel, c’est-à-dire de sa référentialité, se situe bien dans ce même schéma qui consiste à ordonner le réel selon un système donné, mais nous avons vu que, comme le système déterministe présente des inconvénients de par son caractère rigide et socialement conservateur, de même, le langage, défaillant dans sa référentialité, ne peut représenter la multiplicité du réel. C’est donc dans le rapport du lecteur au texte, tel que ce rapport est organisé par les stratégies textuelles, que nous allons chercher une autre cohérence. Mais remarquons aussi que cette recherche prend un caractère quasi-métaphysique lorsque, à plusieurs reprises, les personnages en évoquent l’objet :

‘“[...] You don’t seem quite to have made up your mind whether it’s a case for a policeman or a clergyman.”
“Precisely.” (p. 689)’ ‘“[...] But now we have to prove the connection between the man and the beast. [...]” (p. 744)’

En effet, si les interrogations que l’intrigue suscite dans le récit de Watson se ramènent à la question du réel et de sa représentation, notamment langagière, ces interrogations concernent par conséquent aussi le domaine du sens global (et du non-sens, ou de la difficulté à dégager un sens) à attribuer au monde, au réel, par l’homme. Cette recherche policière jamais achevée — et donc jamais vraiment aboutie292 —, cette quête de l’indicible dans un système langagier « faillé », présente donc un aspect plus vaste, plus large qui est celui de l’homme et de sa place dans le monde, de son rapport à l’au-delà et de la question du bien et du mal. Autant d’interrogations qui resteront, bien sûr, sans réponses définitives, mais la moindre qualité du texte n’est pas de poser ces questions, ni de les introduire dans l’intrigue à travers des formalisations significatives et novatrices.

Notes
288.

Voir supra, chapitre II, pp. 301-304.

289.

Watson ne sait en effet pas quelle interprétation — surnaturelle ou rationnelle — donner au problème policier qui lui est posé, indécision qui est le propre du genre fantastique. Voir sur ce sujet Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, 190 pages.

290.

Cette fixation des rôles entre dans la théorie de ce que Jacques Dubois appelle le « carré herméneutique », définissant les rôles de victime, coupable, enquêteur et suspect (Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992, chapitre V). Bien sûr, Jacques Dubois remarque également que le genre policier ne fixe pas définitivement tel rôle sur tel personnage, et que les personnages ne sont pas destinés à ne jouer qu’un seul rôle, et il montre bien, à travers notamment son analyse de L’Affaire Saint-Fiacre de Georges Simenon, que le même personnage peut jouer plusieurs rôles au cours de l’intrigue (voir p. 95 sq.)

291.

Voir supra, pp. 317-322.

292.

Voir les propos de Holmes au chapitre 15, p. 761 : « So each of my cases displaces the last ».