B. Réflexivité.

Pour développer notre analyse, il ne faut pas perdre de vue que la plupart des aventures de Sherlock Holmes — et The Hound of the Baskervilles n’échappe pas à la règle — se singularisent par un traitement spécifique de la notion de série, et donc par l’introduction de références à des enquêtes inconnues du lecteur, mais également que le texte parle souvent de lui-même, par l’intermédiaire de ses personnages,298 ce qui est aussi une manière de faire signe au lecteur de porter son attention sur des particularités textuelles telles que celles que nous venons d’évoquer. En effet, il nous faut éclaircir le rapport qui existe entre un texte qui, par des références imaginaires et mystérieuses, invite son lecteur à une coopération textuelle forte, et le statut de ce texte dans la mesure où il parle de lui-même. Essayons donc d’analyser cette « réflexivité » du texte discourant sur lui-même, afin de déterminer dans quelle mesure elle est susceptible de modifier, ou de renforcer, le rôle du lecteur dans sa coopération textuelle.

Une première remarque, qui s’impose, a déjà été maintes fois formulée, et notamment par Pierre Nordon299 : elle concerne l’aspect « théâtral » des aventures de Sherlock Holmes. Dans sa thèse, Pierre Nordon est assez clair et convaincant sur ce sujet, et l’on retiendra donc surtout que, dans The Hound of the Baskervilles, cette « théâtralité », lorsqu’elle s’exprime directement par la bouche de Holmes, a souvent pour conséquence de mettre en relief l’aspect intensément dramatique de l’intrigue, de sorte que le texte s’annonce par avance comme similaire à une pièce de théâtre :

‘“[...] Now is the dramatic moment of fate, Watson, when you hear a step upon the stair which is walking into your life, and you know not whether for good or ill. [...]” (p. 671)’ ‘“[...] This, then, is the stage upon which tragedy has been played, and upon which we may help to play it again.” (p. 684)’

Cette réflexivité prend un tour différent lorsque le texte accentue son propre caractère sériel à travers une comparaison implicite ou explicite avec les aventures précédentes, relatées ou non par Watson — comparaison qui situe bien l’oeuvre dans un rapport sériel mais qui fait aussi dire au texte quelque chose de lui-même et de sa position dans la série :

‘“[...] When taken in conjunction with your uncle’s death I am not sure that of all the five hundred cases of capital importance which I have handled there is one which cuts so deep. [...]” (p. 693)’ ‘Holmes himself had said that no more complex case had come to him in all the long series of his sensational investigations. (p. 705)’ ‘“[...] I told you in London, Watson, and I will tell you now again, that we have never had a foeman more worthy of our steel.” (p. 747)’

Enfin, et c’est là un élément des plus importants, le roman recèle également quelques indices plus « directs » de réflexivité, notamment lorsque les personnages se réfèrent à l’univers romanesque en général ou lorsqu’ils accentuent l’appréhension du texte comme « narration » :

‘“I seem to have walked right into the thick of a dime novel,” said our visitor. (p. 688)’ ‘“There now!” said Holmes, bitterly, as he emerged panting and white with vexation from the tide of vehicles. “Was ever such bad luck and such bad management, too? Watson, Watson, if you are an honest man you will record this also and set it against my successes!” (p. 690)’

Ces deux exemples pourraient avoir des effets contraires : le premier vise à installer le locuteur dans un univers non-fictionnel, alors que le second rappelle au lecteur que ce qu’il lit est une narration rapportée par Watson, narrateur très peu fiable. Cependant, le résultat est le même, car les propos de sir Henry ont une résonance ironique dans l’esprit du lecteur, puisque sir Henry est bel et bien un personnage de roman. La réflexivité du texte s’affiche donc ici assez directement.

Un tel retour du texte sur lui-même, associé à de mystérieuses références à des enquêtes inconnues, incite le lecteur à s’attarder sur le texte et son statut, ainsi que sur les problèmes, déjà évoqués, liés à la référentialité du langage, car la réflexivité de l’oeuvre, le métadiscours sur le texte, est une façon de poser la question de ce que recouvre le langage, de ce qui est fictionnel ou non : si le texte parle de lui-même comme texte, recouvre-t-il une réalité, un réel en dehors du système langagier ?Nous sommes ici en désaccord avec Umberto Eco lorsqu’il écrit, dans Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs :

‘Le fait de prendre au sérieux les personnages fictifs produit en outre une narrativité intertextuelle, où l’intervention — dans un roman ou un drame — du personnage d’un autre roman va jusqu’à fonctionner comme signal de véridicité [...]
Quand les personnages fictifs peuvent émigrer de texte en texte, cela signifie qu’ils ont acquis un droit de citoyenneté dans le monde réel, s’affranchissant du récit qui les a créés. (p. 136)’

Selon notre interprétation, au contraire, ce type de jeu intertextuel a d’abord pour conséquence d’accentuer l’appréhension du caractère fictif d’une oeuvre, même si, bien sûr, cette appréhension peut entrer dans un certain « plaisir du texte » qui prend parfois des résonances humoristiques.300 C’est cette question essentielle de l’ordre du langage, et de la référentialité, qui ressort de l’analyse que l’on peut faire d’un dernier exemple, plus « caché », de réflexivité dans le roman. En effet, nous pouvons remarquer que Watson utilise parfois le terme « supreme » dans son compte-rendu des événements, lorsqu’il décrit quelques épisodes — ou lorsqu’il ressent quelques sentiments — particulièrement intenses :

‘Always there was this feeling of an unseen force, a fine net drawn round us with infinite skill and delicacy, holding us so lightly that it was only at some supreme moment that one realized that one was indeed entangled in its meshes. (p. 739)’ ‘Every stride of the horses and every turn of the wheels was taking us nearer to our supreme adventure. (p. 754)’

Or, page 740, les paroles de Sherlock Holmes, que Watson vient de découvrir sur la lande dans l’abri de « the Man on the Tor » reprennent cette expression du narrateur alors que Holmes, bien sûr, n’est pas censé, à ce moment connaître les expressions employées par Watson dans son récit :

‘“[...] when I see the stub of a cigarette marked Bradley, Oxford Street, I know that my friend Watson is in the neighbourhood. You will see it there beside the path. You threw it down, no doubt, at that supreme moment when you charged into the empty hut.”’

L’effet comique de cette reprise — Holmes tourne en dérision l’emphase de Watson narrateur — se double d’une suggestion de la puissance quasi-télépathique du détective ; mais surtout, cet épisode relève de la métalepse, telle que Gérard Genette la définit.301 En effet, il y a bien ici « chevauchement » entre deux niveaux narratifs distincts : celui du récit de Watson et celui des propos de Holmes retranscrits en style direct. Cette métalepse pose une fois de plus la réflexivité d’un texte qui, à travers le discours de Sherlock Holmes, mime les propres tics de langage d’un autre narrateur, de sorte que le texte global, le roman, parle de lui-même à travers l’un de ses personnages et narrateurs de second niveau : Holmes. D’autre part, il est bien question de la référentialité du langage, qui est remise en cause puisque les frontières entre niveaux narratifs, entre fiction et réalité, entre signifiant et signifié, s’estompent et se brouillent, ce qui est le propre de la métalepse : ce « jeu narratif » fait fi des règles qui régissent le réel et qui ne reconnaissent pas la lecture des pensées ou la transmission télépathique — à moins de supposer que Watson ait volontairement (ou inconsciemment ?) inscrit ce « supreme » (p. 739) afin d’inviter le lecteur à une approche peu flatteuse de ses talents de narrateur, mais ce serait aller un peu loin. Non, nous sommes bien ici en présence d’une métalepse qui remet en cause les limites entre fiction et réel, et la référentialité du langage.

Au-delà de cette remise en cause, les différents exemples de réflexivité dans le roman s’inscrivent bien dans une stratégie d’écriture particulière qui vise, comme les références à de mystérieuses enquêtes non relatées par Watson, à favoriser la sortie du lecteur hors du texte, dans la mesure où le roman accentue sa propre fictionalité, « parade » sa nature textuelle jusqu’à la contradiction interne (c’est le cas de la métalepse, chevauchement de niveaux narratifs au départ distincts). Ceci contribue encore à poser le texte comme système solipsiste qui parle de lui-même — et paradoxalement ouvert puisque cette réflexivité permet au lecteur de ne pas se sentir entièrement dans le texte et donc de s’y impliquer par d’autres moyens que l’adhésion référentielle, c’est-à-dire notamment par l’interprétation « hors-texte », la sortie hors du texte et le vagabondage, la rêverie littéraire qui s’y rattache.

Notes
298.

Nous avons déjà fait cette remarque à propos de Collins au sujet, par exemple, de son personnage Betteredge, qui interpelle souvent le lecteur pour formuler certaines remarques ayant trait à son propre récit : voir notre deuxième partie, chapitre I, pp. 185-187.

299.

Voir supra, notre chapitre I, page 279, note 29. Voir aussi P. Nordon, op. cit., pp. 267-270, et notamment p. 269, où il écrit : « L’esthétique du cycle holmésien possède les avantages et les inconvénients de l’esthétique de théâtre. Elle limite strictement le champ d’exploration psychologique, mais elle permet une exploitation bien dirigée et équilibrée des situations et des épisodes. »

300.

Voir l’exemple que donne U. Eco, p. 136-137, op. cit.

301.

Voir notre chapitre I sur Edgar Allan Poe, pp. 37-38, note 18, et notre citation de Gérard Genette, « Discours du récit », in Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 245 : « Le plus troublant de la métalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable et insistante, que l’extradiégétique est peut-être toujours diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c’est-à-dire vous et moi, appartenons peut-être encore à quelque récit. »