C. Un « trou » dans le texte.

Si le lecteur est invité à de tels vagabondages, c’est bien pour réaliser et rencontrer son propre désir et rencontrer le « plaisir du texte » lié à l’expérience d’une oeuvre ouverte. Or, cette sortie hors du texte, si elle est favorisée tout au long du roman par les procédés que nous avons exposés, se voit offrir une voie d’accomplissement privilégiée à la fin de l’oeuvre, comme pour marquer que ce texte ouvert ne prend pas réellement fin mais se prolonge à travers l’expérience de chaque lecteur. Quelle est donc cette voie ?

Pour répondre à cette question, nous allons faire un détour par une enquête peu connue et peu étudiée du cycle holmesien : The Adventure of the Creeping Man (publié dans « The Strand Magazine » en 1923). Ce texte, situé à la fin du cycle des aventures de Sherlock Holmes, relate comment le détective, engagé par un certain Bennett, assistant du Professeur Presbury et fiancé à sa fille Edith, découvre que ce Professeur, dans le but de gagner une nouvelle jeunesse afin de séduire la fille d’un collègue, Alice Morphy, s’injecte un sérum provenant de Prague et préparé par un certain H. Lowenstein à partir de l’organisme d’un singe, le langur à tête noire. Or, tout ceci explique le comportement étrange du Professeur, plus proche de celui d’un primate que d’un universitaire... Mais c’est surtout le dénouement du texte qui nous intéresse, dans la mesure où il propose une fin « ouverte » d’une façon très particulière. En effet, dans un anglais assez approximatif, la lettre de Lowenstein que Holmes, Watson et Bennett découvrent dans le laboratoire du Professeur Presbury laisse entendre qu’un autre client, inconnu, réside en Angleterre et utilise aussi ce sérum dangereux :  ‘« I beg you to take every possible precaution that there be no premature revelation of the process. I have one other client in England, and Dorak is my agent for both. »’ (p. 1083). Holmes semble faire peu de cas de cette information, qui pourtant révèle un danger certain, et il prétend pouvoir régler ce problème par une simple lettre adressée à Lowenstein : ‘« When I have written to this man and told him that I hold him criminally responsible for the poisons which he circulates, we will have no more trouble »’ (p. 1083).

Dans son article consacré à ce texte,302 Jean-Pierre Naugrette remarque que l’introduction de cette référence à un mystérieux second client anglais du Docteur Lowenstein ne peut être balayée d’un revers de la main par le lecteur, comme semble le faire Sherlock Holmes, mais qu’au contraire cette référence légitime le lecteur à chercher des indices textuels relatifs à l’identité de ce client :

‘Puisque le détective semble un mauvais lecteur du cas dont il s’occupe, c’est le lecteur qui a envie d’en savoir un peu plus, de devenir lui-même détective. Dernière inversion des rôles, qui n’est pas la moins périlleuse, puisque le rôle du lecteur a semble-t-il été prévu par l’auteur (le détail du client est trop important pour ne pas être remarqué), sans avoir été écrit. Cette prévision est trop belle pour ne pas être suspecte : en condamnant le lecteur à échafauder des hypothèses, l’auteur l’oblige à se dévoiler comme lecteur, à exhiber les présupposés de sa lecture, à exposer ses méthodes. Prévue, organisée par le texte, la lecture du texte devient alors critique, à tous les sens du terme, si elle s’aventure à résoudre l’énigme du mystérieux client du Dr Lowenstein. (p. 89)’

J.-P. Naugrette note que les manques, et l’ « ouverture » des aventures de Sherlock Holmes à travers par exemple les références multiples à des enquêtes mystérieuses, permettent au lecteur de jouer pleinement son rôle, parfois jusqu’au fantasme :

‘Le manque ou l’allusion, dans le texte de départ, transforme alors le rôle du lecteur en celui d’écrivain potentiel : c’est le cas de Reouven, qui d’évidence a beaucoup lu Conan Doyle et connaît le cycle par coeur, mais ce pourrait être aussi celui d’un lecteur qui fantasmerait à partir de ces allusions ou de ces manques. (p. 93)’

Mais, en dehors du fantasme, il est possible également pour le lecteur d’interpréter le texte — et non pas de l’utiliser, selon la distinction d’Umberto Eco dans Lector in Fabula 303 afin de chercher les indices textuels qui permettraient de répondre à la question du second client, question posée par le texte lui-même. Arguant du fait que Holmes ne manifeste aucune réaction à la découverte de la lettre de Lowenstein mentionnant ce second client, et aussi de l’assurance tranquille avec laquelle Holmes prétend faire cesser le trafic du sérum, J.-P. Naugrette conclut que ce mystérieux client ne peut être que Sherlock Holmes lui-même (voir p. 97, loc. cit.), d’autant plus que les ressemblances sont nombreuses entre Holmes et Presbury, et que Holmes a déjà eu affaire à la Bohême et à Prague dans A Scandal in Bohemia. Dans cette dernière enquête, inspirée de The Purloined Letter, Sherlock Holmes, engagé par le comte von Kramm pour récupérer une photographie compromettante, se fait berner par une femme, Irene Adler, qui le laisse « en souffrance », comme la lettre qu’elle substitue à la photographie recherchée, et qui porte la suscription : « Sherlock Holmes, Esq. To be left till called for » (p. 174). Selon J.-P. Naugrette, donc, The Adventure of the Creeping Man viendrait mettre un terme à un blocage très ancien puisque A Scandal in Bohemia est une des premières enquêtes menées par Holmes :

‘La lettre de Holmes à Lowenstein, qui fait écho à celle du comte von Kramm à Holmes une vingtaine d’années plus tôt, peut alors être lue comme le bouclage d’une longue boucle si l’on considère qu’elle aborde les mêmes motifs sensibles que la première : Prague, le dédoublement, le désir sexuel impossible, en un mot, la femme. (p. 102)’

A travers ce « retour à l’envoyeur », et cette lettre hors-texte destinée à Lowenstein et surtout à Prague, Holmes se libère enfin et libère sa propre sexualité, pour enfin devenir lui-même.

Comme The Adventure of the Creeping Man s’achève sur une ouverture mystérieuse et sur la mention d’un énigmatique second client, point de départ de bien des conjectures possibles de la part du lecteur, The Hound of the Baskervilles recèle également un indice troublant au tout dernier chapitre, lorsque Sherlock Holmes récapitule, en une analepse explicative qui occupe presque tout le chapitre, le déroulement des événements passés. En effet, nous trouvons, page 766, cette référence étonnante à une aventure amoureuse de Stapleton, qui aurait motivé la rébellion finale de Beryl : ‘« She taxed her husband with his intended crime and a furious scene followed, in which he showed her for the first time that she had a rival in his love »’. Cette rivale ne peut pas être Laura Lyons, que Stapleton n’a fait que manipuler afin de piéger sir Charles, et le mystère reste donc entier quant à l’identité de la maîtresse de Stapleton. Comme The Adventure of the Creeping Man résout, à travers la lettre hors-texte expédiée à Lowenstein, le blocage du désir de Holmes pour Irene Adler depuis A Scandal in Bohemia, de même, ici, la place et le rôle de la femme — qui, nous l’avons vu dans notre deuxième chapitre, est un des thèmes majeurs de l’oeuvre — se trouvent de nouveau mis en relief pour susciter chez le lecteur une réponse et des interrogations ouvertes, à partir d’un « trou » dans le texte. Le mystère du désir pour la femme, ou du désir de la femme, peut donc ici faire l’objet d’une coopération textuelle de la part du lecteur : où va-t-elle mener et quels sont les indices textuels qui peuvent guider le lecteur dans sa recherche d’une réponse à cette question ?

Notes
302.

« Détection sur Sherlock Holmes : le client du Dr Lowenstein », Bulletin de la Société de Stylistique Anglaise, numéro 15, 1994, pp. 55-116.

303.

op. cit., pp. 73-75.