D. Conclusion.

Contrairement à ce qui se passe dans The Adventure of the Creeping Man, le personnage mystérieux, dans The Hound of the Baskervilles, ne peut appartenir à l’univers diégétique de l’oeuvre, puisque les femmes — Beryl Stapleton, Laura Lyons ou Mrs Barrymore — connues par Stapleton ne sont guère susceptibles d’être sa maîtresse. Qui peut-être cette femme mystérieuse, ou plutôt quel rôle structurel peut-elle jouer dans le roman ? Assurément celui d’une case vide, puisqu’aucun personnage diégétique féminin ne peut prendre sa place, mais n’oublions pas qu’une case vide, un manque, peut débloquer une situation, tout comme la lettre « vide », hors-texte et virtuelle, de Holmes à Lowenstein, met fin à une conduite d’échec avec la femme, Irene Adler,304 dans la mesure où cette lettre contient dans sa virtualité le désir du personnage Sherlock Holmes — mais est-ce bien encore un « personnage » au sens courant ? En effet, de la même manière que Holmes apparaît souvent comme un personnage « vide », sans identité, qui résout les complexes des autres protagonistes et attire sur lui les projections mentales de Watson, par exemple — que l’on se rappelle seulement la figure de « the Man on the Tor »305 qui concentre sur elle tous les fantasmes inavoués de Watson, suscités par la situation et le décor de l’intrigue — cette mystérieuse maîtresse, ou tout au moins cette femme inconnue dont Stapleton est épris, pourrait bien être à l’origine des erreurs commises par l’entomologiste (comme par exemple le fait qu’il sous-estime l’esprit d’indépendance et de rébellion de sa femme Beryl) et donc de sa disparition dont on ne sait si elle signifie réellement la mort.306 Se profile alors l’image d’une femme mystérieuse, case vide de l’intrigue et alter ego féminin du détective (est-ce encore une fois l’image d’Irene Adler ?), qui sauverait Stapleton en condamnant son projet criminel à l’échec, puisque le texte nous dit que, de toute façon, Stapleton n’aurait pas pu faire taire Beryl une fois révélée cette liaison secrète :

‘He tied her up, therefore, that she might have no chance of warning Sir Henry, and he hoped, no doubt, that when the whole countryside put down the baronet’s death to the curse of his family, as they certainly would do, he could win his wife back to accept an accomplished fact, and to keep silent upon what she knew. In this I fancy that in any case he made a miscalculation, and that, if we had not been there, his doom would none the less have been sealed. A woman of Spanish blood does not condone such an injury so lightly. (p. 766).’

Femme mystérieuse, donc, qui tire Stapleton du côté de l’affect et hors de la cupidité, seul motif qui jusqu’alors le faisait agir. On mesure tout l’optimisme d’une telle lecture qui voit dans la disparition de Stapleton une rédemption et non une punition, mais si la fin du texte est ouverte — et elle l’est, assurément — cette possibilité n’est pas à négliger.

En tout état de cause, cette figure féminine énigmatique qui apparaît à la fin du texte relève bien d’un indicible de la femme et de l’objet du désir, et dans ce sens elle constitue bien une ouverture du texte. C’est ce qui motive l’implication du lecteur et ses interprétations plurielles, car les réponses que le lecteur peut apporter à ce mystère sont nombreuses. Ainsi, nous pouvons remarquer que l’aspect précisément énigmatique de cette figure féminine, qui renvoie à l’indicibilité de l’objet du désir de Stapleton, c’est-à-dire de sa maîtresse contre laquelle sa femme, Beryl, ne peut rien, peut représenter le désir de fusion chez Stapleton dans ce que ce désir a d’irréductible et de transgressif. En somme, Stapleton tromperait sa femme à travers ce désir de fusion qui le caractérise tout au long du texte, et ce désir serait pour Beryl « a rival in his love » (p. 766). Voilà qui, contrairement à notre interprétation précédente, replace Stapleton dans le régime de la fusion ; mais il faut avant tout remarquer que nos deux suggestions reposent sur l’indicible de la femme en question, soit qu’elle sauve Stapleton, soit qu’elle révèle encore ses pulsions fusionnelles. Dans les deux cas, il s’agit bien de souligner le mystère de l’Autre, élément récurrent de l’univers imaginaire du texte, notamment à travers l’omniprésence d’une thématique de la fusion, qui pose le problème de la distinction entre moi et non-moi.

D’un point de vue théorique, l’intérêt de cette lecture réside encore une fois dans la mise en oeuvre d’une coopération textuelle particulière de la part du Lecteur Modèle, auquel le texte demande de formuler des conjectures ouvertes à partir d’une fin ouverte, de « se perdre » en conjectures, non pas au sens où plus rien du texte n’existerait, mais au sens où le texte commande au lecteur, pour éprouver le plaisir dont parle Roland Barthes, de se perdre dans la trame de son signifiant :

Texte veut dire Tissu ; mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu — dans cette texture — le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. Si nous aimions les néo-logismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée).307

En effet, le texte doylien, « troué » en plusieurs endroits, constitue bien pour son lecteur un « tissu » dans lequel « se perdre » signifie aussi « se prendre », voire prendre le plaisir interprétatif offert par l’oeuvre dans sa globalité, même s’il s’agit pour le lecteur d’un plaisir parfois hors-texte, bien que toujours construit à partir du texte.

Une autre façon de poser le rôle du lecteur comme indispensable au fonctionnement de la « machine textuelle » est de reconnaître à quel point l’oeuvre est destinée à le toucher personnellement, dans ses croyances et ses pratiques de lecture. C’est sur cet élément que se fonde, en partie, la distinction de Barthes entre texte de plaisir et texte de jouissance :

Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. (op. cit., pp. 22-23)

Voici, d’ailleurs, venu de la psychanalyse, un moyen indirect de fonder l’opposition du texte de plaisir et du texte de jouissance : le plaisir est dicible, la jouissance ne l’est pas. (op. cit., p. 31)

The Hound of the Baskervilles, dans toute sa complexité et l’attrait de sa structure, interroge bien le lecteur et sa façon de lire, ainsi que son statut d’être de langage, notamment à travers les stratégies de l’intermittence, et les « trous » laissés volontairement dans le texte par l’auteur, de sorte que de nombreuses voies s’ouvrent dans cette oeuvre à la jouissance du sujet lisant. Il s’agit peut-être ici pour le lecteur, comme toujours, de montrer un désir d’apprendre à lire un texte particulier.

Notes
304.

Voir A Scandal in Bohemia, qui commence par ces mots : « To Sherlock Holmes she is always the woman » (p. 161).

305.

Voir supra, chapitre II, pp. 306-307.

306.

Le texte ne donne pas d’indice indéniable de la mort de Stapleton, hormis la botte que Holmes retrouve dans le marécage (p. 760).

307.

Le Plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1982, pp. 85-86. Sur ce point, voir également J.-P. Naugrette, loc. cit., p 58.