B. Hypertextualité et évolution du genre.

Les enjeux mis en évidence au cours de notre recherche relèvent tous de la même problématique, qui consiste à définir une particularité générique du texte policier à travers des oeuvres différentes, sur un plan diachronique. Avant de mener plus loin cette réflexion, il convient de s’interroger sur les liens qui unissent ces textes, et sur les rapports qu’ils entretiennent de manière explicite, afin de pouvoir étudier l’unité du genre telle qu’elle est — ou non — affichée dans le genre lui-même. En d’autres termes, existe-t-il une hypertextualité spécifique du genre qui puisse rendre compte de l’évolution et/ou de la pérennité de certaines structures déjà observées, notamment en ce qui concerne la position par rapport au langage ?

Si nous abordons la question de l’hypertextualité policière, il faut tout de suite remarquer que celle-ci prend souvent la forme d’une véritable palimptextualité,312 couramment notée par les critiques. Ainsi, Pierre Nordon313 fait un parallèle entre l’intrigue de deux textes de Doyle, The Musgrave Ritual et The Dancing Man, avec celle de The Gold Bug de Poe, dans la mesure où ces trois textes ont en commun de relater principalement le déchiffrement d’un message codé. Pierre Nordon remarque aussi les nombreux liens entre The Purloined Letter et A Scandal in Bohemia, et l’on s’accorde à estimer que The Adventure of the Speckled Band fut largement inspiré de The Murders in the Rue Morgue. Cette tendance du genre à l’hypertextualité s’explique selon Uri Eisenzweig par un élément de compétition présent dès l’origine du roman policier, et qui pousse chaque auteur à montrer que « son » détective est « le meilleur », c’est-à-dire qu’il relègue au second plan ceux qui l’ont précédé dans l’histoire littéraire. Voici donc pourquoi le genre policier présente une forte propension à l’hypertextualité, et à se définir par rapport à d’autres textes policiers précédents ; c’est qu’il affirme ainsi sa propre supériorité :

‘La logique du contrat de lecture policier veut que l’on ait le sentiment à la fois de l’existence (réelle ou possible) d’une série textuelle du même type que le texte qu’on est en train de consommer et du fait que cette série est dépassée par lui. (p. 171)’ ‘Dans l’univers romanesque policier, la parodie n’est finalement qu’une forme indirecte de la référence intertextuelle négative : c’est le texte qui génère le modèle, pour mieux s’en distinguer. (p. 174)314

Nous pouvons à ce sujet citer Sherlock Holmes qui, dans A Study in Scarlet, dénigre son prédécesseur créé par Poe :

‘Sherlock Holmes rose and lit his pipe. “No doubt you think that you are complimenting me in comparing me to Dupin,” he observed. “Now, in my opinion, Dupin was a very inferior fellow. That trick of his of breaking in on his friend’s thoughts with an apropos remark after a quarter of an hour’s silence is really very showy and superficial. He had some analytical genius, no doubt; but he was by no means such a phenomenon as Poe appeared to imagine.” (p. 24)’

L’hypertextualité policière, si elle se fonde sur une logique de compétition intra-générique, reflète donc une volonté de faire évoluer le genre, ce qui est le propre de toute littérature générique : en effet, il est difficile de définir un genre de manière statique car toute oeuvre originale qui le fait évoluer doit pour cela se détacher dans une certaine mesure des normes génériques.315 Il nous reste donc, à présent, après avoir noté la tendance du genre à l’hypertextualité, à étudier dans quelle direction cette hypertextualité fait évoluer le genre, ce qui nous permettra de préciser les conclusions auxquelles nous sommes parvenus au cours de notre recherche.

Nous allons pour cela analyser les rapports palimptextuels qui unissent trois oeuvres courtes liées sur le plan de l’intertextualité, à savoir The Purloined Letter d’Edgar Allan Poe (1845), A Stolen Letter de Wilkie Collins (1854),316 et A Scandal in Bohemia de sir Arthur Conan Doyle (1891).317 Il semble clair, au point de vue diégétique, que les textes de Collins et de Doyle constituent des réécritures du texte de Poe, ce que fera apparaître un bref résumé de leur intrigue. S’il n’est nul besoin de rappeler la trame du texte de Poe, où le détective Dupin découvre une lettre dérobée à la Reine, et restée introuvable, précisément parce qu’elle se trouvait bien en évidence sur le manteau de la cheminée du voleur, le Ministre D—, il faut sans doute évoquer brièvement le contenu des textes de Collins et Doyle. Chez Collins, d’abord, un narrateur anonyme vient en aide à un certain Frank Gatliffe, qui doit se marier mais dont la fiancée, Miss Smith — les noms sont bien sûr imaginaires, nous précise le narrateur — fait l’objet d’un chantage exercé par Mr Davager, ex-employé de feu le père de Miss Smith. Ce dernier s’était rendu coupable d’un faux en écriture, et Davager menace de communiquer une lettre révélant cet épisode au père de Frank Gatliffe, ce qui empêcherait le mariage entre les deux jeunes gens qui ont besoin de l’accord de Mr Gatliffe père. Au terme de quelques péripéties, et après avoir fait suivre Mr Davager par un enfant, Tom (précurseur des « Baker Street Irregulars » chez Doyle), le narrateur découvre la lettre en question cachée dans la trame d’un tapis de la chambre d’hôtel de Davager et, comme Dupin, laisse au voleur un mot pour signifier sa victoire, ici : ‘« Change for a five hundred pound note »’ (p. 37), allusion à la somme d’argent que Davager réclamait pour restituer la lettre, et qui devra être donnée par Frank Gatliffe au narrateur et non au voleur. La nouvelle de Doyle s’écarte plus de l’hypotexte poesque, apparemment, dans la mesure où il s’agit d’une menace incarnée non par un homme mais par une femme, Irene Adler, à l’encontre du Roi de Bohême, dont Irene Adler détient certaines lettres mais surtout une photographie qui prouve qu’ils furent intimes par le passé, ce qui risquerait fort de compromettre le mariage que le Roi de Bohême envisage prochainement avec une princesse scandinave, si cette photographie venait à parvenir à cette dernière. Irene Adler menace de communiquer ce document à la princesse mais ne réclame pas d’argent pour prix de son silence, ce qui constitue déjà un écart par rapport au texte de Collins (et de Poe) : elle désire simplement se venger des mauvais traitements qu’elle estime avoir subi de la part du Roi. Sherlock Holmes, chargé par le Roi de récupérer la photographie, parvient, sous un déguisement, à s’introduire chez Irene Adler, et à localiser la cachette où se trouve le cliché compromettant. Mais, — autre écart par rapport aux textes de Poe et de Collins — Holmes ne récupère finalement pas la photographie, car Irene Adler a deviné ses intentions et s’est enfui avec son mari sur le Continent, tout en promettant cependant de ne pas rendre public ce document et de le conserver seulement à titre de protection contre toute tentative de lui nuire de la part du Roi. Elle laisse néanmoins dans la cachette un portrait photographique d’elle-même, que Holmes réclame au Roi de Bohême pour tout salaire.

Collins et Doyle reprennent bien dans leurs textes respectifs l’intrigue générale de la nouvelle de Poe, qui consiste à relater la récupération par un détective ou assimilé (voir Collins dont le narrateur est avocat) d’un document compromettant détenu par un tiers, homme ou femme, qui met ainsi le mandataire (celui qui engage l’investigateur) dans une situation embarrassante. Il s’agit donc bien toujours de posséder ou de reprendre une lettre (ou, chez Doyle, une photographie) compromettante. Mais ces textes présentent aussi des écarts par rapport au texte de Poe, écarts qui devront être pris en compte pour évaluer le sens de ces réécritures. Dans cette perspective, il peut être utile de se référer à la typologie proposée par Gérard Genette dans Palimpsestes,318 qui distingue la transformation, qui consiste à reprendre le contenu d’un hypotexte, et l’imitation, qui repose sur une copie plus ou moins fidèle du style d’un auteur antérieur. A l’intérieur de ces deux catégories d'hypertextes, on peut aussi distinguer les réécritures ironiques, ludiques, humoristiques, et les palimpsestes « sérieux » : dans cette dernière catégorie, les transpositions sérieuses prennent le nom de « transpositions », et les imitations sérieuses deviennent des « forgeries ». Les textes de Collins et de Doyle, dans la mesure où ils reprennent l'intrigue du conte de Poe, peuvent donc être définis comme des transpositions de The Purloined Letter. Néanmoins, la classification de G. Genette n’exclut pas la présence dans un hypertexte d’autres modifications, comme Genette lui-même le remarque.319 Ainsi, A Scandal in Bohemia présente également une transposition diégétique320 du texte de Poe car le personnage qui détient l’objet compromettant, la photographie, n’est plus un homme (le Ministre D— chez Poe, Davager chez Collins), mais une femme, Irene Adler. D’autre part, le narrateur du texte de Collins tient souvent un discours que l’on peut considérer comme humoristique au sens large, même si la transposition de l’intrigue de Poe dans A Stolen Letter ne fait l'objet, en elle-même, d’aucune marque d’ironie ou de satire: Collins « n’attaque pas » le conte poesque, il instille simplement une note humoristique, à travers son narrateur, dans son hypertexte :

‘Now, first of all, I should like to know what you mean by a story? You mean what other people do? And pray what is that? You know, but you can’t exactly tell. I thought so! In the course of a pretty long legal experience, I have never yet met with a party out of my late profession, who was capable of giving a correct definition of anything. (p. 21)’

C’est donc dans cette dialectique de distance et de proximité envers l’hypertexte que va se jouer notre lecture de l’évolution du genre sur la période qui nous intéresse, c’est-à-dire au XIXe siècle. Car bien sûr, et comme le souligne Todorov, c’est la marque de la vitalité d’un genre littéraire que de pouvoir remettre en cause certains de ses fondements sans pour autant perdre son identité.

L’évolution que font subir ces deux hypertextes à l’hypotexte poesque concerne la position du sujet par rapport au langage. En effet, notre étude de Poe a montré que l’une des conclusions essentielles que l’on pouvait tirer des commentaires critiques formulés, notamment par Jacques Lacan, sur The Purloined Letter, consistait en une mise en scène dans le conte de la maîtrise du sujet par le système signifiant. En effet, Dupin croit posséder la lettre compromettante écrite par le Reine, mais en réalité, nous dit Lacan, c’est lui, Dupin, qui s’avère être « possédé » par la lettre dans la mesure où il dépose à la place de cette missive compromettante une citation manuscrite de Crébillon afin de se venger du Ministre D— et de lui révéler qui est le (second) voleur. Par cet acte, Dupin se voit marqué par le signe d’ ‘« une rage de nature manifestement féminine »’ (Lacan, p. 51), ce qui fait dire à Lacan que celui qui vole la lettre de la femme se retrouve piégé par le signifiant de cette féminité, qui ne lui donne qu’une victoire à la Pyrrhus, victoire factice dans laquelle se lit l’assujettissement au signifiant de celui qui croit triompher: ‘« L’homme assez homme pour braver jusqu’au mépris l’ire redoutée de la femme, subit jusqu’à la métamorphose la malédiction du signe dont il l’a dépossédée. »’ (p. 42). La question du signifiant et de l’emprise qu’il exerce rencontre ici les enjeux de la sexualité sous son aspect symbolique.

Chez Collins, le narrateur-détective présente de nombreuses différences avec Dupin, mais la principale réside dans son attitude face au système signifiant. Alors que le détective de Poe, on s’en souvient, prétendait maîtriser le signifiant, et notamment le lexique latin avec lequel il jouait malicieusement,321 le narrateur collinsien, lui, ne cesse de prendre ses distances avec le langage et va même jusqu’à nier l’influence de la lettre en question sur le cours futur des événements :

‘feel as certain as you please that all the letters in the world can’t stop your being married on Wednesday. (p. 29)’ ‘Now, I absolutely decline to tell you a story. But though I won’t tell a story, I am ready to make a statement. A statement is a matter of fact; therefore the exact opposite of a story, which is a matter of fiction. What I am now going to tell you really happened to me. (p. 21)’

Cette prise de distance envers le système signifiant, et aussi un certain sens de l’humour chez le narrateur, se reflète également à travers les propos doux-amers que ce dernier adresse à l’un des spectateurs-auditeurs de sa narration, particulièrement curieux, semble-t-il :

‘Stop a bit! You man in the corner there; you needn’t perk up and look knowing. You won’t trace any particulars by the name of Gatliffe. I’m not bound to commit myself or anybody else by mentioning names. I have given you the first name that came into my head. (p. 22)’

Cette accentuation de la figure du je narrant qui vient « parasiter » la narration des aventures du je narré contribue également à ôter un peu de leur sérieux à ces aventures relatées avec tant de désinvolture... En tout état de cause, il est clair que le sujet narrateur accorde ici beaucoup moins d’importance à sa propre maîtrise du signifiant que Dupin, et c’est sans doute pourquoi il subit bien moins que Dupin l’emprise du système signifiant, s’étant dès le départ moins engagé dans cette voie. Ainsi, le sujet renonçant à exercer le contrôle sur le langage et ne lui accordant qu’une puissance limitée (une simple lettre ne saurait empêcher un mariage), le sujet qui renonce au pouvoir, obtient ce pouvoir sur le signifiant. En effet, dans la note laissée en lieu et place de la lettre volée par le détective collinsien, on ne trouve plus de citation traduisant la colère du scripteur et finalement sa réintégration dans le circuit symbolique de la lettre qui le dépasse, mais simplement quelques mots moqueurs, ironiques, qui ne peuvent guère prêter à confusion ni cautionner quelque hypothèse que ce soit sur les motivations cachées du narrateur, car en somme tout est dit dans ce ‘« change for a five hundred pound note »’ (p. 37). Bien sûr, ce refus de tout sens caché, symbolique, du langage, est également une faiblesse de la réécriture collinsienne, plus prosaïque dans sa démarche que le conte de Poe, car en somme si le narrateur collinsien n’offre pas prise au système signifiant, c’est parce qu’il ne joue pas, contrairement à Dupin, sur le registre symbolique qui explique la défaite de Dupin. En effet, la lettre retrouvée, chez Collins, était bel et bien cachée dans un recoin du réel (sous un tapis), là où le Préfet de Police G— l’aurait trouvée, et non déplacée dans le symbolique comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe. C’est là aussi une différence importante entre ces deux textes, dont celui de Poe apparaît finalement plus pénétrant et riche que celui de Collins.

Le texte de Doyle va nous offrir une nouvelle occasion d’évaluer les transformations opérées dans le genre policier au XIXe siècle, et notamment en ce qui concerne la position du sujet envers le langage. Watson n’est certainement pas enclin à présenter une narration humoristique des exploits de son colocataire Sherlock Holmes, et donc Arthur Conan Doyle n’a pas suivi la voie tracée par Collins dans sa réécriture. La principale modification, nous l’avons dit, réside dans le fait que Holmes échoue à récupérer la lettre et surtout que le maître-chanteur — qui, notons-le, ne réclame pas d’argent mais désire simplement exercer sa vengeance contre le Roi de Bohême — est une femme, Irene Adler. Selon la logique de The Purloined Letter, Irene Adler, qui conserve la lettre, devrait donc être victime de l’emprise du signifiant qui condamne quiconque cherche précisément à se rendre maître du signifiant. D’autant plus que, comme Dupin se livre avec D— à un jeu, une compétition de mystification lorsqu’il se plaint d’une mauvaise vue qui l’oblige à porter des lunettes vertes opaques alors que le Ministre feint de ressentir une lassitude extrême, Irene Adler et Sherlock Holmes se livrent au même jeu de dissimulation dans la nouvelle de Doyle, car Holmes se déguise en ecclésiastique pour amener la voleuse à révéler (involontairement) où se trouve cachée la photographie, tandis qu’Irene Adler elle-même se grime en garçon pour suivre Holmes jusqu’à sa demeure et s’assurer qu’il est bien sur sa trace. Cependant, le dénouement du texte modifie toute la perspective que nous avions par rapport au texte de Poe, car Irene Adler conserve la photographie compromettante pour assurer sa propre sécurité, tout en renonçant à en faire usage contre le roi. En ce sens, elle approuve et applique la leçon que le narrateur du texte poesque délivrait en vain à son ami Dupin, en présence du Préfet de Police G—, venu leur exposer l’affaire :

‘“It is clear,” said I, “as you observe, that the letter is still in the possession of the minister; since it is this possession, and not any employment of the letter, which bestows the power. With the employment the power departs.” (p. 210)’

D’une certaine manière, Irene Adler reprend à son compte la position détachée, le désengagement vis-à-vis de la question du contrôle du système signifiant, qui caractérisaient le narrateur collinsien, car elle renonce à la lettre (ici, à la photographie) pour en acquérir la protection, elle abandonne le phallus pour mieux le conserver. Cependant, nous sommes bien ici dans le registre symbolique, car le document compromettant n’est pas simplement emporté par Irene Adler, il est rendu à la fois présent (par sa capacité à nuire, éventuellement, au Roi de Bohême) et absent (par l’engagement de la voleuse à ne pas en faire usage sauf en dernier recours). En somme, Irene Adler reconnaît ici la faille de la lettre, la présence/absence du signifiant et le clivage du sujet qui en découle — le signifiant est toujours là, présent, mais il absente ce qu’il représente, il signifie l’absence du référent dans le réel —, et donc elle reconnaît un niveau symbolique faillé, contrairement au narrateur collinsien qui reste dans le réel. Ainsi, elle laisse en souvenir une photographie d’elle-même que Sherlock Holmes réclame en guise de salaire, mais ce signifiant-là — sans autre signifié possible que la multitude de signifiés, de sens, attachés à un être humain — ne la réintègre pas comme dupe dans le circuit du symbolique puisqu’elle-même a pris la mesure de la vanité de cet attachement au signifiant et s’en est dégagée.

Si la femme est ainsi porteuse d’une vision autre de la position face au signifiant, il n’en va pas de même en ce qui concerne Sherlock Holmes, totalement captivé par cette femme mystérieuse, seule adversaire qui ait réussi à lui tenir tête et à le mettre en échec. Ainsi, il apparaît fasciné par le signifiant-photographie qu’il réclame pour tout salaire et qui représente Irene Adler, image « médusante » qui place Holmes du côté de l’emprise du signifiant, tout comme son expression fétiche et fétichiste, serions-nous tentés de dire ici, étant donné l’attachement du détective à ce mot, cet article, comme à la photographie. Deux citations qui « encadrent » le récit, l’une au début et l’autre à la fin, comme pour mieux exprimer l’obsession de Holmes à propos de cette femme, témoignent de cet attachement que l’on peut qualifier de fétichiste, dans la mesure où Holmes se réfère à Irene Adler et à sa représentation photographique en usant du même signifiant :

‘To Sherlock Holmes she is always the woman. (p. 161)’ ‘And when he speaks of Irene Adler, or when he refers to her photograph, it is always under the honourable title of the woman. (p. 175)’

Il y aurait donc ici deux pôles opposés, représentant deux attitudes contraires par rapport au signifiant : un sujet féminin, dont l’attitude est emblématique d’un désengagement envers le signifiant, et un sujet masculin qui ne peut se détacher du système signifiant et lui accorde même toute sa confiance, comme le Roi de Bohême qui, devant la lettre d’Irene Adler, n’a pas une seconde d’hésitation et proclame : ‘« Her word is inviolate »’ (p. 175). Or, toute parole porte en elle le germe de sa propre contradiction, sa propre faille : c’est donc bien un aveuglement masculin que nous présentent deux figures centrales du conte, le détective et son mandataire.

L’évolution que nous avons décelée dans les hypertextes étudiés reflète en réalité une présence de plus en plus enracinée dans le genre de la question du langage, de la position face au signifiant (notamment de la position du lecteur, qui va faire l’objet des analyses à venir), et de la maîtrise ou de la soumission aux structures du signifiant, la maîtrise passant ici, nous l’avons vu, par un désengagement, voire un renoncement. C’est bien encore le même débat qui revient à propos du genre, à savoir le problème de la non-coïncidence entre récit (de l’enquête) et histoire (du crime), car nous cherchons toujours ici les possibilités de trouver un sens au récit, dans la mesure où celui-ci est coupé d’une histoire indicible et où la narration, le texte, le signifiant, apparaît le plus souvent comme un piège, un système totalitaire, (l’on songe à l’analyse de Bleak House par John Hillis Miller)322 dans lequel se perd le sens et la complétude d’une histoire toujours recherchée. En somme, les variations hypertextuelles que nous venons d’analyser tentent de montrer la voie, pour les personnages, d’une approche distanciée de l’histoire à travers le signifiant, et cette représentation ne peut manquer d’avoir des effets sur le lecteur extradiégétique, bien sûr. Nous allons donc désormais nous intéresser aux conséquences des observations que nous avons formulées à la fois sur la théorie du lecteur dans son ensemble, et sur la définition du genre que nous comptons proposer comme aboutissement de ce travail.

Notes
312.

Cette notion a déjà été rencontrée chez Poe, mais à un niveau intratextuel : voir supra, pp. 80-81.

313.

Sir Arthur Conan Doyle, L’Homme et l’Oeuvre, Paris, Librairie Marcel Didier, 1964. Voir pp. 260-261.

314.

Le Récit impossible, Paris, Christian Bourgeois, 1986.

315.

Sur ce point, voir Tzvetan Todorov, « Typologie du roman policier », Poétique de la prose, Paris, Seuil, Points, 1971, chapitre 4, pp. 55-65.

316.

L’édition utilisée pour les citations de cette nouvelle est la suivante : Mad Monkton and Other Stories, Oxford World’s Classics, Oxford, (383 pages), 1998, pp. 21-38.

317.

Cette analyse reprend les conclusions d’une communication intitulée « Poe, Collins, Doyle : réécritures et avatars de “La Lettre volée” », que nous avons présentée au XXXIXe Congrès de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur à Chambéry (Université de Savoie), les 21, 22 et 23 mai 1999, dans le cadre de l’atelier « Intertextualités » dirigé par M. le Professeur Hubert Teyssandier.

318.

Paris, Seuil, 1982, réimpr. nov. 1992.

319.

Voir Palimpsestes, p. 44.

320.

Pour une définition précise de ce type de transposition, accompagnée d’exemples éclairants, voir Palimpsestes, p. 417.

321.

Voir The Purloined Letter, p. 217.

322.

John Hillis MILLER, « Introduction », in DICKENS Charles, Bleak House, Harmondsworth, Penguin Classics, 1985, pp. 11-34.