B. Texte, paratexte et effet paratextuel.

Que le genre policier mette en jeu, et en scène, la fonction poétique jakobsonienne — il suffit pour s’en convaincre de penser aux calembours poesques où se lit simultanément le déroulement de l’intrigue dans The Purloined Letter —, voilà déjà un parallèle fructueux établi au niveau du traitement général du signe. Mais il ne suffit pas de montrer une telle relation pour établir une spécificité générique de l’écriture policière : tout texte, même un texte de prose, peut en somme faire usage de cette fonction poétique. Il va maintenant falloir définir quelles particularités de la poétique policière sont déterminées par le genre lui-même (avec toute l’ambiguïté que cette notion de genre suppose), et lesquelles ne le sont pas. Après avoir montré que les particularités, narratologiques et thématiques notamment, des oeuvres en question tendent à instaurer un rapport nouveau entre texte et lecteur, nous allons maintenant nous interroger sur l’existence d’une poétique du genre, commune à tous les textes étudiés au-delà de leurs différences superficielles.

La spécificité générique de l’écriture policière repose en grande partie sur ce que Uri Eisenzweig appelle le récit impossible, c’est-à-dire la non-coïncidence exacte entre récit de l’enquête et histoire du crime. La narration s’avère inapte à retranscrire les événements en question dans l’histoire du crime, pour la simple raison que ces événements, ces questions posées par le crime, ne relèvent pas du même domaine, ce qui créé un problème aigu de représentation :

‘[...] il existe une incompatibilité fondamentale entre les structures logiques impliquées par la notion de jeu — ou plus précisément par celle du problème qui le fonde — et celles, linguistico-linéaires, d’un récit. [...] il y a incompatibilité profonde entre énigme et narration. (p. 51)’

Le récit proposé par le narrateur — souvent « watsonien » pour focaliser sur cette figure les difficultés, voire l’impossibilité, de la narration — ne peut donc que « tricher » avec le lecteur et recourir, par exemple, à des indices découverts par le seul détective au cours de son enquête, ce qui constitue un écart par rapport à la prétendue pure scientificité du récit de détection. Mais remarquons que ce statut de récit impossible caractéristique du genre, statut qui a inspiré toutes nos analyses, a également pour conséquence de mettre en jeu deux visions opposées du texte policier. L’une, qui correspond à la réalité du texte, est faite d’approximations et d’ajustements, d’indices glanés dans la diégèse pour faire avancer le récit vers sa (ré)solution ; l’autre, hypothétique, imaginaire, veut croire à la possibilité d’un récit véritablement déductif et conforme aux préceptes, impossibles, irréalisables, du genre qui consistent à poser la conciliation entre récit et histoire comme viable et du simple domaine logique. Or, ces deux visions s’affrontent dans le débat sur le roman policier, et ce constat, qui revient en permanence chez Uri Eisenzweig, aboutit à placer le discours critique, paratextuel donc, sur le genre, au centre de la définition même de ce genre :

‘Car si aucun texte ne peut éviter la contrainte paratextuelle, ce qui singularise le roman à énigme, c’est de n’exister, en tant que tel, que dans le discours social qui l’entoure. (p. 9)’ ‘Qu’est-ce qu’analyser la démarche du Grand Détective sinon délinéer l’impuissance de son narrateur ? Bref, comment aborder le récit d’une détection qui n’existe pas vraiment, sans prendre position par rapport à l’incompréhension caractérisant le discours qui affirme, au contraire, qu’elle existe bel et bien ? On le voit, c’est la nature même de l’objet romanesque policier que de détourner l’analyse — y compris celle qui se veut la plus immanente au texte — de son cours premier. Visant directement le texte lui-même, c’est toujours d’autre chose que l’on se verra inexorablement amené à parler. (p. 12)’

Ainsi, la contradiction interne au récit policier, récit versus histoire, produit une autre contradiction entre contrat de lecture et réalité textuelle. Cette contradiction conditionne la réception même du genre : en effet, la lecture (et l’écriture, bien sûr) des textes policiers s’avère déterminée par cette présence massive du code et du contrat de lecture,325 à travers les multiples rappels de ce contrat, de ce code — Watson nous dit sans cesse que la résolution de l’énigme sera purement logique, Dupin rejette (apparemment) tout arbitraire dans ses méthodes d’analyse, etc. C’est ce qui permet à Uri Eisenzweig de lire dans le genre ‘« une intervention intensive du contrat au sein du récit, l’investissement de l’univers narratif par le contexte de sa propre production »’ (p. 43). Et le critique de conclure que si le récit policier produit de tels effets chez ses lecteurs, c’est parce qu’ ‘« ’ ‘il n’y a finalement d’effet que paratextuel’ ‘ »’ (p. 53). Et cet effet, ce statut qui est souvent, selon U. Eisenzweig, celui de la « mauvaise littérature », du « mauvais genre », s’explique encore une fois par l’impossible conformité à un code, à un programme d’écriture irréalisable — c’est l’impossible conciliation entre récit et histoire. Mais une des spécificités génériques de l’écriture policière tient bien aussi au brouillage des limites entre texte et paratexte, entre écriture et contrat de lecture, brouillage qui ne s’affiche dans nul autre genre davantage qu’ici, où la contradiction est au fondement de la définition de ces textes.

Dès lors, il est clair que la référence à d’autres textes, souvent sur un mode dépréciatif, sera l’une des lois du genre : étant donné que tout récit policier se définit par rapport à une norme extérieure paratextuelle, il se définit aussi contre d’autres récits policiers qui sont présentés comme non conformes à cette norme déductive idéale : c’est ce que nous avons remarqué lors de notre analyse de l’hypertextualité — et de la compétition hypertextuelle — au sujet de The Purloined Letter, A Stolen Letter et A Scandal in Bohemia.326 Le texte policier, au niveau générique, se voit donc envahi par son paratexte, par le hors-texte, et cette subversion des limites entre texte et hors-texte est une conséquence directe de la théorie du récit impossible. Le récit policier se définit donc dès le départ par ce qui n’est pas lui, et par ses rapports à une norme idéale et irréalisable : n’est-ce pas dans ce rapport conflictuel à la norme, dans cette contradiction entre réalité textuelle et idéal normatif, que se joue l’appréhension du signifiant dans le genre ? En effet, si le texte policier présente en lui-même l’impossible conciliation entre l’interne (la réalité du texte) et l’externe (les normes, le contrat écriture/lecture), il apparaît d’autant plus clairement que la lettre du texte ne doit pas se lire en référence à une norme qui ne peut rendre compte de la réalité textuelle, mais bien plutôt dans son signifiant même et pour ce signifiant en tant que tel. Paradoxalement, donc, l’envahissement du texte par le paratexte aboutirait à dégager le premier des exigences (rationnelles, déductives, et en somme référentielles) du second, dans la mesure où cet envahissement ne désigne jamais que l’impossible d’une coïncidence avec la norme.

C’est bien ainsi qu’il faut, selon nous, lire les divers écarts commis par rapport à la perspective « utilitariste », purement logique et déductive, du langage dans le genre. Chaque fois que le récit policier distille les indices de sa non-conformité à l’idéal déductif du genre, il met son lecteur sur la voie d’une approche du signifiant pour lui-même, approche conforme, cette fois-ci, à la mise en oeuvre de la fonction poétique jakobsonienne. De la sorte, l’hypertextualité centrale du genre, qui se traduit par la référence des textes à d’autres textes antérieurs, suppose que les oeuvres accentuent d’emblée leur fictionalité puisque (presque) chaque texte se compare non à la réalité (et à sa nature purement rationnelle) mais à d’autres textes. D’autre part, les textes, individuellement, présentent toujours quelque particularité irréductible à leur exigence déductive, particularité évocatrice de leur « poéticité », c’est-à-dire de leur qualité de pur univers fictif, de parole. Ainsi, le Paris décrit par E.A. Poe dans The Murders in the Rue Morgue est lui-même largement fictif, car Poe invente le nom des rues auxquelles il fait référence. Dans A Scandal in Bohemia, nous retrouvons aussi une référence à une enquête prétendument menée par Holmes mais dont Watson ne propose nulle narration : il s’agit de « the Darlington substitution scandal » (p. 173). Et, rappelons-le (voir supra, pp. 394-395), Collins, dans A Stolen Letter, fait dire avec insistance à son narrateur qu’il est ruiné, mais cette déclaration (qui fait attendre une analepse explicative qui ne viendra jamais) reste inexpliquée, au niveau diégétique, par la suite du récit :

‘To judge by your looks, I suspect you are amused at my talking of any such thing ever having belonged to me as a profession. Ha! Ha! Here I am, with my toes out of my boots, without a shirt to my back or a rap in my pocket, except the four pence I get out of this charity (against the present administration of which I protest—but that’s not the point), and yet not two years ago I was an attorney in large practice in a bursting big country town. [...] I decline to answer your questions if you ask me any. How I got into trouble, and dropped down to where I am now, is my secret. (p. 21)’

Voilà bien une manière, pour le texte, de disqualifier le référentiel et de s’afficher comme pur univers de parole, univers où le signifiant attire sur lui, et pour lui-même, l’intérêt du lecteur. C’est en somme un texte centré sur sa propre lettre, ce qui constitue la définition même de la fonction poétique du langage selon Roman Jakobson.

Dans cette perspective, il est intéressant de faire référence au texte de Dickens, Bleak House, pour marquer à la fois sa singularité par rapport au genre et la manière dont il peut s’inscrire dans notre problématique. Ce roman se situe au croisement de deux formes du récit, à savoir le roman policier, à travers l’énigme du meurtre de Tulkinghorn, et le Bildungsroman, fondé sur l’énigme de la véritable identité d’Esther, énigme que le lecteur a tôt fait de résoudre mais qui justifie toute l’exploration psychologique menée par le narrateur du récit anonyme. C’est précisément cette structure duelle du roman, ce fossé irréductible entre les deux récits — celui d’Esther et celui du narrateur anonyme — qui fait basculer le texte vers une structure proche de celle du roman policier, car, comme nous l’avons vu,327 il y a non-coïncidence entre le récit et ce qu’il cherche à exprimer, qu’il s’agisse de l’identité profonde d’Esther ou de l’identité du meurtrier de Tulkinghorn. En effet, l’être même d’Esther ne trouve son expression que dans l’autre récit, celui du narrateur anonyme, et non le récit d’Esther qui cherche en vain à se raconter elle-même ; et l’identité de la meurtrière désignée de Tulkinghorn, Mlle Hortense, reste problématique en l’absence d’indices formels de sa culpabilité (le récit « policier » échoue donc bien lui aussi à relater l’histoire). Précisément, cette irréductible contradiction entre les exigences « déductives » de la trame policière et la peinture psychologique des personnages qui se concentre dans le récit anonyme, contribue à disqualifier toute prétention purement logique et rationnelle puisque le texte lui-même semble faire fi de ces exigences : la coupable désignée par Bucket ne fait l’objet d’aucun commentaire, d’aucun soupçon exprimé par le narrateur anonyme pourtant habitué à railler les défauts des personnages qu’il nous présente. C’est donc également, pour le texte, un moyen de recentrer la lecture sur l’autre recherche, celle de l’identité d’Esther dans le cadre du Bildungsroman, et donc aussi sur le récit anonyme qui, bien plus que celui d’Esther, se développe dans l’intérêt constant porté à la lettre, au signifiant (c’est dans ce récit anonyme que se rencontrent la plupart des métaphores du roman, par exemple). La contradiction de deux positions narratives, exprimées dans les deux récits distincts de Bleak House, aboutit donc à privilégier l’approche du signifiant par rapport au récit de pure détection logique, tout en soulignant la valeur intrinsèque du roman qui, dans son entier, apparaît bien lui aussi comme un récit impossible.

Nous avons donc vu que le genre policier favorise l’émergence de la fonction poétique, ce qui se traduit dans les textes, dès le départ, par une forte matérialité du langage, qui équivaut à une opacification du signifiant lu pour lui-même et en dehors de toute fonction référentielle. Cette particularité s’enracine dans la spécificité générique et narratologique du récit impossible, notamment à travers l’envahissement du texte par son paratexte (souvent normatif). Cet envahissement désigne à son tour une impossible conciliation entre contrat de lecture / écriture et réalité textuelle, de sorte que c’est la lettre même du texte, à l’exclusion de toute considération normative, qui apparaît d’autant plus clairement par contraste avec une perspective utilitariste et rationaliste du langage véhiculée par la norme paratextuelle. Parce que la séparation entre texte et hors-texte (ou paratexte) se brouille, est subvertie à travers cet envahissement permanent du récit par le discours normatif, il devient finalement impossible d’accorder une valeur purement référentielle au langage toujours ici déterminé par l’extérieur, par ce qui n’est pas lui :

‘L’analyse narratologique du genre impossible nous dit ainsi que le déploiement du texte qui en relève passe par une opération discursive fondamentale, qui concerne ce qui n’est pas lui, ce qui est hors de lui. (Le Récit impossible, p. 181)’

C’est ainsi que les textes sont parsemés d’indices de fictionalité, et de « détails » qui visent à éloigner le lecteur d’une vision du langage dans sa fonction uniquement référentielle, et à l’amener vers sa fonction poétique de pur signifiant. Ces « détails » qui n’en sont pas ne sont pas destinés, comme les « effets de réel » définis par Roland Barthes,328 à créer une atmosphère d’authenticité dans le récit, car la notion d’effets de réel n’existe pas dans le roman policier, où chaque événement, chaque parole, constitue un indice potentiel.329 Ils ont donc pour fonction de mettre le lecteur sur la voie d’une approche de la poéticité du texte — un lecteur au centre du dispositif textuel policier.

Notes
325.

Pour la différence entre ces deux termes, voir U. Eisenzweig, p. 39 sq. Approximativement, le code correspond aux règles d’écriture édictées par les auteurs eux-mêmes, alors que le contrat de lecture suppose une interaction forte entre auteur et lecteur dans l’expérience et le pacte de lecture.

326.

Voir supra, pp. 383-384.

327.

Voir supra, notre partie II, chapitre I, pp. 187-188.

328.

« L’effet de réel », Essais critiques IV, Le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, pp. 167-174.

329.

Voir sur ce point Le Récit impossible, pp. 162-163 : « En ce sens, la lisibilité du roman policier correspond à l’utilité supposée de la totalité de ses éléments — laquelle renvoie à son tour à l’affirmation de la stricte réalité de l’univers représenté. »