C. Plaisir et déplaisir du lecteur.

Afin de préciser nos conclusions quant à la poéticité du genre policier, et quant à la spécificité générique de cette poéticité, il faut désormais, en effet, s’efforcer de situer la place et le rôle, dans le mécanisme textuel que nous avons décrit, d’un des pivots de la stratégie du roman policier — le lecteur. Nous avons vu dans les chapitres précédents comment les textes étudiés mettent en jeu un rôle spécifique du lecteur, censé « coopérer » avec le texte de diverses façons. Mais comment définir cette coopération textuelle du lecteur dans la perspective (d’une approche) de la poéticité du genre ?

Le lecteur se trouve confronté, dans le genre policier, à une contradiction (ou du moins une incompatibilité) interne entre récit et histoire qui résulte dans l’opposition entre texte et paratexte, paratexte normatif qui envahit le récit. Voilà qui conduit le lecteur à négliger la fonction référentielle du récit dans la mesure où le texte n’apparaît plus comme cohérent, autonome, mais déterminé par une contradiction interne entre lui-même et son propre idéal inscrit dans le récit policier : aucune possibilité, donc, de lire le récit comme simple résolution, et partant, comme retranscription fidèle d’une démarche herméneutique réussie. Dès lors, c’est bien la lettre du texte qui va intéresser le lecteur et lui ouvrir la voie de la poéticité du récit ; mais dans cette perspective il y a inévitablement frustration, par la perception d’une perte, d’un hiatus entre l’exposition de l’énigme et sa résolution :

‘Brève rencontre cependant que celle-là [entre le détective et le coupable] et grosse de déception puisque le coupable n’est identifié, en une brève désignation, que pour être renvoyé, presque sur le champ, aux limbes de l’après-texte. (Jacques Dubois, Le Roman policier ou la modernité, p. 91)’ ‘Or, narration du texte au sein du texte, signifiant du signifiant premier, la version des événements présentée par le détective crée une dislocation du récit, de la continuité narrative toute entière en ce qu’elle se pose comme une alternative à celle-ci plutôt que comme son double spéculaire. [...] L’élucidation de l’énigme se fait dans un récit qui ne suit pas, mais alterne avec l’exposition initiale du mystère. (Uri Eisenzweig, Le Récit impossible, p. 151)’

Cette frustration engendre la recherche, par le Lecteur Modèle, d’un autre type de plaisir, ce plaisir du texte dont parle Barthes, et que nous avons déjà évoqué à propos de Doyle. C’est donc bien dans l’absence de plaisir, dans la gêne éprouvée lors de la frustration, que s’origine le rôle du lecteur, tel que ce rôle est prévu, suggéré, voire provoqué par le texte et par le genre. Cette particularité fait dire à Michael Hollington, malicieusement peut-être, que le secret qui clôt The Mystery of Edwin Drood, texte inachevé de Dickens est au fondement d’une certaine modernité — ici bien involontaire, il faut le reconnaître — du texte. Néanmoins, cet aspect du roman policier, en tant qu’il est déterminé par les structures narratologiques du genre, est assurément un élément essentiel du traitement de la question du lecteur :

‘The secret thus left unveiled might be thought of as the starting trigger of modernism, at least in so far as modernism resituates the reader as an active participant writing or constructing the text himself, here necessarily taking the role of the missing detective. (p. 142)330

Le plaisir que le lecteur éprouve à contrer la frustration qu’il éprouve nécessairement à la fin de l’expérience de lecture que lui propose le genre policier peut prendre deux formes. Tout d’abord, il peut s’agir, comme le suggère Michael Hollington, d’un plaisir centré sur le réel plutôt que sur le symbolique, qui consiste à se mettre à la place d’un détective défaillant afin de résoudre l’énigme, trouver le référent manquant (le nom du criminel par exemple). Mais le plaisir du lecteur peut aussi être plus directement un plaisir du texte, centré sur le signifiant et le symbole, dans la mesure où le lecteur peut répondre différemment à la frustration finale — et originaire en tant qu’elle est ancrée dans le forme du genre et ainsi est associée dans l’esprit du lecteur à toute expérience de lecture du récit policier. En effet, nous avons vu à plusieurs reprises que les jeux sur le signifiant constituent pour le lecteur une sortie hors du texte frustrant sa lecture, afin de trouver dans ce jeu le plaisir véritable du texte au niveau symbolique : cette vois est toujours ouverte dans le genre, et représente même une donnée générique, comme notre étude du paratexte et de son statut l’a montré.

Notes
330.

« “To the Droodstone,” or, from The Moonstone to Edwin Drood via No Thoroughfare », QWERTY, numéro 5, octobre 1995, pp. 141-149.