A. Le détective narrateur.

La principale manifestation de cette évolution réside dans l’identité du personnage détenteur du pouvoir narratif. On se rappelle que la figure du récit impossible repose sur un narrateur non fiable, sur une « vacance narrative fondatrice »331 qui explique (momentanément) aux yeux du lecteur la non-coïncidence entre récit et histoire : en effet, le narrateur de type watsonien a pour principal rôle, au niveau narratologique, de justifier devant le lecteur la rétention (ou la non-compréhension) du savoir possédé par le détective et, finalement, la présentation d’un récit générateur d’une frustration par la non-coïncidence entre récit et histoire. C’est également le point de vue défendu par Jean-Pierre Naugrette :

‘En effet, pour que l’intérêt du lecteur soit éveillé, il faut et il suffit que Watson tienne la plume et se mette à raconter l’histoire : la règle fondamentale de tout roman policier est que le lecteur ne sache rien au commencement, et lorsque Watson est narrateur le lecteur sait qu’il ne saura rien. Watson est par définition le témoin qui n’a rien vu ni rien entendu, il est le suspens incarné : Holmes sait qu’au cours de l’enquête il peut compter sur la totale médiocrité de son associé. Et c’est bien pour cela qu’il se trouve au commencement de l’énigme : pour qu’il y ait énigme, il faut qu’il y ait mystère, ce voile d’ignorance qui recouvre la vérité. (p. 448)332

Le récit impossible s’appuie donc sur la figure d’un narrateur watsonien, qui apparaît comme un élément fondateur du genre, consubstantiel, en quelque sorte à son émergence — on a vu également que les narrateurs de Poe, Collins (et Dickens, d’une certaine manière, si l’on songe au récit d’Esther) ne possèdent nullement l’omniscience apparente du détective détenteur de la solution finale. C’est ainsi que le Grand Détective, dans la phase ultime, métatextuelle, du récit où il prend la parole pour désigner le coupable, s’arroge un pouvoir narratif auparavant dévolu à un narrateur incompétent — de cette manière, il triomphe du coupable dans la lutte qui les oppose et qui consiste à ne pas être l’objet du récit de l’autre :333

L’enjeu de la confrontation, de l’enquête, ce n’est pas simplement de pouvoir raconter ce qui s’est passé (et ce qui se passe) — mais bien le statut spécifiquement extra narratif de celui qui raconte. (Le Récit impossible, p. 124)’

La structure du récit impossible s’organise donc autour de la révélation finale de l’identité du coupable par le détective, dans la mesure où la surprise que doit provoquer cette révélation justifie toute l’organisation du récit autour d’un narrateur défaillant, et dans la mesure aussi où la frustration engendrée par cette révélation (toujours fondée sur un savoir « extérieur » du détective, savoir acquis en dehors des données initiales du problème exposées par le narrateur watsonien) est à l’origine de la réaction du lecteur et de sa recherche d’un autre plaisir du texte.

Cependant, le genre policier va parfois changer les règles du jeu narratif de façon à remettre en cause cette formule. En effet, chez Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes vient parfois prendre la place de Watson, et du même coup prendre le contrôle de la narration, ce qui va totalement à l’encontre de la règle du genre, qui veut que Watson ne comprenne (et ne révèle au lecteur) que peu de choses de l’énigme criminelle, afin de mettre d’autant plus en valeur le savoir apporté finalement par le détective. Cette prise de contrôle du récit par Holmes se produit à plusieurs reprises chez Doyle ; ainsi, Bernard Ourdin remarque :

‘Toutes ces aventures sont racontées par le docteur Watson, à cinq exceptions près. La Pierre de Mazarin et Son dernier coup d’archet sont rédigés à la troisième personne. Le Soldat blanchi et La Crinière du lion sont racontés par Sherlock Holmes lui-même. On peut y ajouter Le Rituel des Musgrave : Watson en amorce le récit, mais passe la parole à Holmes dès la seconde page. (p. 69)334

Une autre conséquence, outre la possible perte de suspense narratif, est plus importante au niveau de la structure : en effet, si Sherlock Holmes devient narrateur, il n’apparaît plus comme la figure salvatrice qui vient éclairer et résoudre l’énigme lors du dénouement, mais au contraire il fait désormais partie du récit et nous avons, en tant que lecteurs, accès à ses réflexions et ses possibles doutes. En d’autres termes, c’est le statut extra narratif du détective, dont parle Uri Eisenzweig, qui est ici remis en cause, avec tous les mystères qui l’accompagnent, tels que la non-identité du détective, ses habitudes excentriques et son impénétrable mutisme (presque) tout au long de l’enquête. Comment A.C. Doyle a-t-il traité ce problème ?

L’un des récits évoqués a fait l’objet d’un commentaire approfondi par Jean-Pierre Naugrette, il s’agit de The Musgrave Ritual.335 Dans ce texte, Watson demande à Holmes de ranger les documents relatifs à ses enquêtes passées, qui encombrent leur appartement du 221 bis, Baker Street. Devant l’insistance du docteur, Holmes se met à examiner le contenu d’une malle, et notamment une boîte contenant une antique clé en cuivre, un papier chiffonné, une cheville de bois attachée à une pelote de ficelle, et trois vieux petits disques de métal rouillés. Cette découverte conduit Holmes à relater devant Watson l’enquête que ces objets évoquent, et dont l’intrigue générale peut se résumer ainsi : Reginald Musgrave, héritier de la demeure de Hurlstone, qui avait fait ses études avec Holmes, s’inquiète de l’attitude (et de la disparition) de son majordome, Richard Brunton, qu’il avait surpris en train de fouiller dans ses papiers de famille, et de lire notamment la retranscription d’un ancien rituel de la famille Musgrave. Brunton avait disparu peu après, ainsi que Rachel Howells, servante entichée du majordome mais que ce dernier délaissa pour une autre (voir p. 389). Après avoir découvert que le rituel des Musgrave recouvre en fait des indications pour localiser une partie de la demeure, Holmes retrouve Brunton mort dans un sous-sol de cette demeure, clos par une lourde dalle de pierre, sous-sol où se trouve une malle contenant des pièces datant de l’époque de Charles Ier. Holmes devine alors que Brunton avait demandé l’aide de Rachel pour soulever la dalle et que celle-ci, afin de venger son amour-propre bafoué, avait, sans doute intentionnellement, refermé la trappe, condamnant l’homme à une mort certaine avant de s’enfuir. Elle avait d’ailleurs jeté dans sa fuite un sac de pierres apparemment sans valeur que Holmes s’empresse alors de nettoyer pour s’apercevoir qu’il s’agit en fait des joyaux de la couronne d’Angleterre (p. 397), cachés ici depuis des siècles, le sens secret des paroles du rituel des Musgrave s’étant perdu au fil des siècles.

Jean-Pierre Naugrette lit dans ce récit, tout d’abord, la dépossession par Holmes de la fonction narrative attribuée à Watson, et ceci d’une façon toute particulière. En effet, dans l’introduction du texte, lors de la description du désordre qui règne dans le salon de Baker Street, le docteur organise peu à peu une classification qui va vers des objets de plus en plus « littéraires », que Holmes se refuse à ranger. Ainsi, selon le critique : ‘« Ce que Watson reproche en fait à Holmes, ce n’est pas de mettre du désordre dans l’ordre, mais de l’ordre dans le désordre, de joncher le salon d’objets tous plus ou moins littéraires »’ (p. 49) En fait, Watson reproche à Holmes de lui « voler » son rôle de narrateur ; et c’est bien ce que Holmes va faire, mais il va agir de façon à produire un récit toujours mystérieux et fascinant pour le lecteur :

‘Dès lors, en l’absence de Watson comme écran privilégié entre le lecteur et le savoir du détective, Conan Doyle va transposer le mystère de l’histoire au récit, compensant la perte de suspens entraînée par la première personne du détective par une mise en abyme de l’espace du récit, sorte de trompe-l’oeil auquel le lecteur est obligé de se laisser prendre. (p. 53)’

Ainsi, le récit de Holmes est fait d’une succession d’emboîtements rituels des récits, lieux et personnes narratives : Holmes prenant la parole à Watson se la voit confisquée par Reginald Musgrave, puis c’est la découverte de la malle cachée dans le sous-sol qui reprend le thème de l’exhumation des « reliques » des enquêtes de Sherlock Holmes au début du récit, ce qui achève de confirmer la contiguïté de sens entre l’or et le récit. Autre mise en abyme, encore, remarquée par J.-P. Naugrette : celle qui relie le déchiffrement de l’énigme des Musgrave336 et la progression de Watson, dans la première scène, pour retrouver la malle dans laquelle se trouvent les « reliques » de l’histoire :

‘Impossible en effet de ne pas superposer les deux descriptions, qui font du détective un double archéologue, une première fois de ses propres récits avec la malle comme cave aux trésors (les récits), une seconde fois de l’histoire des Musgrave avec la cave du manoir comme cache du trésor (la couronne de Charles Ier). [...]
Avec le passage de la surface du jardin à la profondeur de la cave, puis de la cave au réduit sous la dalle, l’on retrouve trait pour trait la progression initiale, avec le salon, la malle, et le fond de la malle qui recèle les « reliques » de l’histoire. (p. 56)’

La lecture « rituelle » de ce texte lieu d’emboîtement est donc un moyen de faire advenir un narrateur holmesien, en même temps que le plaisir du texte issu non plus de la révélation de la solution d’une énigme criminelle, mais bien plutôt d’une lecture attentive au travail sur le signifiant du texte et sur l’ordre et le mécanisme de ce travail, comme le notait Jean Ricardou, cité par J.-P. Naugrette.337

A travers cette analyse, le critique met en relief la substitution d’un suspense « diégétique » par ce que Roland Barthes appelle un « thrilling de l’intelligible »,338 c’est-à-dire, ici, l’appréhension d’un mécanisme du signifiant, mécanisme ordonné en vue de produire un certain effet sur le lecteur, à savoir, dans ce cas précis, le plaisir d’une lecture rituelle caractérisée par l’emboîtement. En somme, nous retrouvons ici la poéticité d’un récit policier centré sur le signifiant, et c’est aussi la conséquence des autres textes narrés par Sherlock Holmes, où ce dernier met l’accent sur la difficulté qu’il éprouve à « remplacer » Watson et, par conséquent, sur l’aspect essentiel dans le récit d’une lettre, d’un signifiant en dehors de la simple histoire racontée. Lorsque Holmes reconnaît ne pas « savoir » écrire, il implique aussi que l’écriture de Watson vaut, non pas par sa fidélité référentielle, mais par sa lettre même :

‘The ideas of my friend Watson, though limited, are extremely pertinacious. For a long time he has worried me to write an experience of my own. Perhaps I have rather invited this persecution, since I have often had occasion to point out to him how superficial are his own accounts and to accuse him of pandering to popular taste instead of confining himself rigidly to facts and figures. “Try it yourself, Holmes!” he has retorted, and I am compelled to admit that, having taken my pen in my hand, I do begin to realize that the matter must be presented in such a way as may interest the reader. (The Adventure of the Blanched Soldier, p. 1000)’ ‘At this period of my life the good Watson had passed almost beyond my ken. An occasional week-end visit was the most that I ever saw of him. Thus I must act as my own chronicler. Ah! Had he but been with me, how much he might have made of so wonderful a happening and of my eventual triumph against every difficulty! As it is, however, I must needs tell my tale in my own plain way, showing by my words each step upon the difficult road which lay before me as I searched for the mystery of the Lion’s Mane. (The Adventure of the Lion’s Mane, p. 1083)’

Remarquons ici que si Holmes reconnaît les limites de son dire, cela n’infirme pas la lecture, exposée précédemment, de J.-P. Naugrette, selon laquelle Holmes narrateur déplace le plaisir (du lecteur) de la diégèse vers le récit et ses élaborations langagières, en somme sur le signifiant. En effet, Holmes narrateur est responsable de ses propres propos sur le texte, et donc de sa vision particulière de l’acte d’écriture, mais les configurations textuelles dans lesquelles le lecteur va trouver le plaisir du texte (comme par exemple la construction du récit en emboîtements successifs) sont bien élaborées par l’instance d’écriture elle-même, autrement dit par l’auteur Arthur Conan Doyle. Il n’y a donc pas contradiction entre le désarroi affiché du détective devant son rôle de narrateur, et le fonctionnement du texte comme lieu de plaisir construit habilement dans un but précis.

Cet aveu d’impuissance narrative de la part de Sherlock Holmes, cette difficulté reconnue à dire et à expliquer par le langage peut déjà contenir en germes l’évolution future de la structure du récit impossible. En effet, au XXe siècle, le roman policier va souvent se débarrasser — progressivement, il est vrai — de la figure du narrateur watsonien, compagnon du Grand Détective, pour centrer le récit sur un détective qui reconnaîtra explicitement son impuissance, non pas à comprendre, comme Watson, mais à dire, comme Sherlock Holmes dans ces textes. Dès lors, l’intérêt du lecteur s’orientera directement sur les problèmes révélés par cette impuissance à dire, qu’il s’agisse des tréfonds de l’âme humaine et des mécanismes psychiques des criminels, comme chez Georges Simenon en ce qui concerne la littérature policière francophone, ou bien de l’omniprésence de la corruption dans la société décrite par le roman noir « hard boiled » né dans les Etats-Unis des années 1930. Il s’agira bien toujours, ici, d’un récit impossible, puisque ces détectives vivront l’échec de leur parole face au réel,339 mais ce récit recouvrira des préoccupations et des mécanismes narratologiques différents, comme par exemple la focalisation externe concernant la figure du détective dans les romans de Raymond Chandler et de Dashiell Hammett, avec la théorie de « l’oeil privé » (« private eye ») qui en découle.

Notes
331.

Le Récit impossible, p. 103.

332.

« Enigme et spectacle chez Conan Doyle », Etudes Anglaises, vol. 34, numéro 4, 1981, pp. 448-453.

333.

Cette particularité sera évidente chez certains auteurs comme Agatha Christie, qui pousse les présupposés théoriques du genre à leurs limites, notamment dans The Murder of Roger Ackroyd, où le narrateur s’avère finalement être l’assassin recherché par Hercule Poirot.

334.

Enquête sur Sherlock Holmes, Paris, Gallimard, 1997.

335.

«  Le Rituel du récit — Lecture d’une nouvelle de Conan Doyle », Littérature, numéro 53, 1984, pp. 46-58.

336.

Voir aussi Naugrette, loc. cit., p. 55, où le critique note la ressemblance entre The Musgrave Ritual et The Gold Bug, d’Edgar Allan Poe.

337.

Voir Naugrette, p. 55. Il s’agit de l’article suivant, déjà cité : « L’Or du scarabée », in Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil, 1971.

338.

Roland Barthes est cité par J.-P. Naugrette, p. 47, note 8 (« Introduction à l’analyse structurale des récits », in Poétique du Récit, Paris, Seuil, 1977, p. 48).

339.

Voir à ce sujet Le Récit impossible, pp. 280-294, et notamment p. 289 :

Deux formes d’échec, donc. Dans le roman noir, la culpabilité est absolue mais diffuse (puisque sociale ou psychique) ; chez Simenon elle est précise (individuelle) mais relative, atténuée comme elle l’est par diverses circonstances. 

Uri Eisenzweig montre bien, également, que l’évolution du roman policier au XXe siècle marque un recentrage de l’enquête autour de la figure du détective — recentrage déjà présent chez Doyle par rapport à Poe, Collins et Dickens, comme nous l’avons vu — même s’il voit dans cette évolution du récit impossible l’émergence d’une problématique de type social et non plus seulement narratologique : « C’est-à-dire que le crime précis et localisé n’est plus qu’un prétexte à une enquête sociale généralisée » (p. 291).