B. Le détective moqué.

Une dernière évolution future du genre policier se lit également dans ses débuts au XIXe siècle, évolution qui révèle une tendance forte à l’autoparodie (au sens large), et notamment en ce qui concerne la figure, centrale, du détective. Une certaine dévalorisation du détective préfigure la concentration, que nous venons d’aborder, de l’impuissance narrative sur ce détective, car si l’enquêteur s’avère incapable de dire le réel, et le reconnaît explicitement (surtout au XXe siècle), la voie est ouverte à toute une lecture moqueuse, décalée, de ses prétendus exploits qui n’en sont pas. C’est cette voie que nous allons tenter d’explorer à présent.

Un premier recensement des textes concernés au XIXe siècle fait ressortir certaines tendances à l’autoparodie, donc, c’est-à-dire à l’utilisation de procédés typiques de l’écriture policière, et parfois spécifiques à chaque auteur, dans une perspective ironique. Ainsi, l’investigateur de Thou Art the Man, conte déjà cité,340 s’obstine à accuser un suspect trop « évident », alors que les indices de la culpabilité du véritable criminel abondent, ce qui permet à Poe de nous présenter un « anti-Dupin », qui ressemble néanmoins beaucoup à ce dernier en raison de son obstination, et du fait qu’il est persuadé d’être dans le vrai. Le conte s’achève par la révélation des stratagèmes employés par le narrateur pour confondre le véritable coupable, car ce narrateur ne faisait que semblant de croire à la culpabilité de Pennifeather, neveu suspecté à tort de la victime. Mais la juxtaposition, marquée par une séparation, un blanc dans le texte p. 500, de deux récits aussi contraires, l’un marqué par l’aveuglement, l’autre par la clairvoyance et, en somme, la duplicité du narrateur, ne fait que mettre en relief l’impossibilité à dire à la fois l’histoire du crime et le récit de l’enquête, puisque c’est en quelque sorte une première voix narrative qui narre le récit de l’enquête, alors qu’une seconde voix narrative, distincte et sans rapports directs avec la première, nous apporte la solution de l’énigme, le fin mot de l’histoire. Autre exemple, The Biter Bit, de Wilkie Collins,341 relate l’histoire d’un jeune agent de la police londonienne, plein de suffisance, qui doit enquêter sur un vol d’argent dans une pension de famille tenue par le couple Yatman. Charmé par Mrs Yatman, il ne voit pas que c’est elle qui a volé son mari et s’obstine à accuser et à suivre (et faire suivre) Mr Jay, pensionnaire en fait innocent, et ce n’est que lors du dénouement que le lecteur se rend compte que les agissemements a priori suspects de Mr Jay avaient pour objet la préparation du mariage de l’un de ses amis. L’enquêteur, Matthew Sharpin, est alors relevé de ses fonctions par son supérieur qui révèle la culpabilité de Mrs Yatman, qu’il déclare préférer à Mr Sharpin pour sa perspicacité et ses qualités de dissimulation: ‘« If we are to have a new recruit among us, we should infinitely prefer Mrs Yatman »’ (p. 246). Il faut également remarquer que cette nouvelle prend la forme d’un échange épistolaire entre Mr Sharpin et ses supérieurs, les lettres de Mr Sharpin occupant la majeure partie du texte, ce qui a pour conséquence de présenter la résolution finale de l’énigme comme provenant de l’extérieur, d’un narrateur autre qui s’immisce à la fin du texte, comme cela était le cas dans Thou Art the Man, et avec les mêmes conséquences. Notons enfin que Matthew Sharpin, désavoué par les faits, s’obstine à soutenir sa vision de l’énigme, ce qui constitue également, comme chez Poe, une parodie du comportement d’un investigateur comme Cuff qui, dans The Moonstone, n’abandonne jamais l’idée que c’est Rachel qui a commis le vol :

‘After my own eyes had satisfied me that there was a parchment licence in the clergyman’s hand, and that it was consequently useless to come forward and forbid the marriage,—after I had seen this, and after I had discovered that the man ‘Jack’ was the bridegroom, and that the man Jay acted the part of father and gave away the bride, I left the church, followed by my man, and joined the other subordinate outside the vestry door. Some people in my position would now have felt rather crestfallen, and would have begun to think that they had made a very foolish mistake. Not the faintest misgiving of any kind troubled me. I did not feel in the slightest degree depreciated in my own estimation. And even now, after a lapse of three hours, my mind remains, I am happy to say, in the same calm and hopeful condition. (p. 237)’

Enfin, Arthur Conan Doyle a parodié les raisonnements de Holmes et sa manière de deviner les pensées de Watson, caractéristiques amplement commentées du cycle holmesien, notamment par Umberto Eco dans Les Limites de l’interprétation, à travers un court texte de 1924 intitulé How Watson Learned the Trick.342 Dans ce texte, Watson tente donc de deviner les pensées de son colocataire, mais finalement il échoue et Holmes lui démontre qu’il est facile, à ce jeu, de se tromper. Deux lectures peuvent être faites de ce texte : soit il renforce l’admiration du lecteur pour les capacités déductives, illustrées dans les autres nouvelles, de Sherlock Holmes, soit, plus probablement, il remet en cause toutes les déductions précédentes de Holmes, dans la mesure où, comme le montre U. Eco, rien n’est véritablement « déductif » et fiable dans les raisonnements de Holmes lorsqu’il devine les pensées de Watson — ou lorsqu’il démasque un criminel. C’est bien en effet, à un deuxième niveau, la « ficelle », la « supercherie » employée par Holmes que Watson découvre dans ce texte.

La propension générique à l’autoparodie va perdurer au XXe siècle, et surtout, elle va accompagner l’évolution du genre vers une reconnaissance explicite d’une impuissance à dire liée directement à l’enquêteur. L’ironie présente dans ce contexte est donc une manière de reconnaître l’opposition au réalisme des tenants et des aboutissants du genre, et cette constatation a fait l’objet de nombreux commentaires critiques, même dans des textes policiers non ouvertement (auto-)parodiques. Ainsi de la notion de jeu et de vérité chez Uri Eisenzweig :

‘[...] l’insistance de la narration sur sa valeur de vérité [renvoie] ainsi directement à la perception du récit tout entier comme jeu, comme non sérieux. Pourtant, il ne faut pas qu’en soit masqué le caractère inéluctable d’un tel rapport ambigu du texte romanesque à sa propre prétention documentaire. C’est que l’ironie est la forme la moins naïve de ce qui n’est finalement qu’une soumission aux règles naturelles d’un roman qui se veut jeu, précisément, c’est-à-dire qui se voudrait réellement de détection. (Le Récit impossible, pp. 160-161)’

Mais nous devons remarquer, aussi, l’orientation particulière que ces textes attestent en ce qui concerne le rôle du lecteur. En effet, placer l’ironie, et l’auto-dérision, au centre de l’évolution d’un dispositif textuel générique, celui du récit impossible (finalement « assumé » par le détective-narrateur), équivaut à donner au lecteur toute la place qui lui revient dans le processus (interprétatif, constructif) de la lecture, car aucun marqueur spécifique (au niveau narratologique, rhétorique) ne désigne clairement l’intention ironique de ces textes, si ce n’est l’hyperbole et l’exagération des sentiments de leurs personnages. En dernier ressort, il appartient bien au lecteur de lire, de reconnaître l’ironie de ces textes, comme Dupin cherche et quoi lire. Ces textes auto-parodiques ont donc pour fonction non seulement d’accentuer la faille narrative générique chez les différents investigateurs, mais aussi de donner à lire cette faille dans le récit à ceux qui font l’expérience du texte, manière de reconnaître, une fois de plus, la place centrale accordée au lecteur et à ses réactions dans le mécanisme et la stratégie inhérente au genre.

Notes
340.

Voir supra, notre partie sur Edgar Allan Poe, p. 113, note 30.

341.

Mad Monkton and Other Stories, Oxford World’s Classics, Oxford, 1998, pp. 217-247.

342.

Sir Arthur Conan Doyle, The Uncollected Sherlock Holmes, Harmondsworth, Penguin Books, 1983, pp. 153-157.