CONCLUSION

Il est temps à présent d’esquisser quelques perspectives suggérées par nos conclusions et notre analyse d’une poétique propre au genre policier, car de nombreuses voies restent encore ouvertes à l’exploration — et nous espérons en avoir découvert certaines. Tout d’abord, et c’est là une observation aisée, notre champ d’études — que nous avons limité au XIXe siècle afin de nous concentrer sur la période à laquelle s’est constitué le genre — pourrait être élargi avec profit à l’évolution qu’a connu le genre au cours du XXe siècle, notamment à travers le roman noir américain dit « hard-boiled », dont nous avons dit quelques mots, mais aussi dans certains textes de « l’âge d’or » du roman à énigme, et en premier lieu ceux d’Agatha Christie. Néanmoins, il y a fort à parier qu’une telle étude révélerait encore ce qui est apparu comme une constante essentielle du genre, c’est-à-dire l’impossible conciliation entre récit et histoire, sur laquelle se fondent la plupart de nos analyses et notre définition même de la poétique policière. Ainsi, un roman comme The Murder of Roger Ackroyd, dans lequel l’assassin narrateur n’est démasqué qu’au dénouement par le détective Poirot, participe bien d’une telle logique, dans la mesure où il éclaire singulièrement la mise en cause du pouvoir narratif qui a si souvent fait l’objet de nos observations. Les modes d’écriture et les thématiques abordées sont sans doute, cependant, bien différents au XXe siècle de ceux que nous avons abordés, et il serait intéressant de les confronter aux configurations que nous avons dégagées.

Mais c’est surtout sur le plan des mécanismes d’appréhension du texte par le lecteur que notre travail pourrait trouver des développements fructueux. En effet, nous avons montré que le récit policier met en jeu le désir de son lecteur de façon singulière ; il amène le sujet lisant à se positionner face au système signifiant pour en jouer, pour le faire jouer afin d’y trouver son plaisir du texte. Ce plaisir provient d’un désir du lecteur, mais quel est ce désir exactement ?  Sans doute doit-on voir ici la résurgence d’un plaisir à manipuler la chaîne signifiante, analogue à tout plaisir du texte et de la fonction poétique du langage. Mais n’y a-t-il pas aussi un plaisir plus régressif qui consisterait à se perdre dans le texte ? Et quel rapport ce plaisir entretient-il avec celui qui consiste à « prendre la place » du détective et effectuer les déductions qu’il échoue parfois à réaliser, mieux que lui et avant lui ? Ce plaisir-là, plus orienté vers le réel que vers le symbolique proprement dit, n’est pas incompatible avec le jeu sur la lettre, mais leur articulation pourrait fournir un champ d’étude intéressant.

A vrai dire, les modalités du rapport entre désir et lecture dans le genre policier peuvent évoluer au gré des textes et des stratégies adoptées par les auteurs eux-mêmes. Ainsi, il appartiendra à l’auteur de préserver ou non, partiellement, l’illusion référentielle qui légitime le lecteur à se mettre à la place du détective : si l’intrigue conserve une certaine cohérence logique, et notamment si l’univers diégétique dans lequel elle se déroule se trouve circonscrit dans des limites assez déterminées, alors le lecteur pourra tenter de résoudre le puzzle constitué par les différents indices qui lui sont livrés en même temps qu’au détective (à l’exception toutefois de certains, dans l’optique, encore une fois, du récit impossible). En revanche, si l’intrigue se présente sous la forme d’un récit dépourvu de réels rapports de causalité entre les événements qu’il décrit, et si l’univers diégétique — à l’opposé de celui du meurtre en local clos — ne permet pas au lecteur de référer les indices livrés par le texte à un cadre spatio-temporel précis, alors le plaisir du lecteur s’orientera vraisemblablement sur la lettre du texte et non sur son référent. On aura aisément reconnu, dans cette seconde partie de l’alternative, une description approximative du roman noir américain des années 1930, roman dit « hard-boiled », dans lequel les investigateurs ne prennent guère le temps de la réflexion pour mener l’enquête mais, en revanche, assènent souvent à leurs interlocuteurs des répliques mémorables et pour le moins imagées. C’est ainsi que, se détachant de la problématique de l’enquête et de sa résolution logique — c’est-à-dire intégrant pleinement le schéma du récit impossible, jusqu’à afficher une certaine impuissance du détective face à l’histoire343 — le roman policier du début du XXe siècle concentre sur sa lettre l’intérêt du lecteur.

Bien sûr, il ne faut pas ici négliger l’atmosphère oppressante et le suspense qui imprègnent tous ces textes du XXe siècle : ces éléments, ainsi que l’arrière-plan politique et la dénonciation d’une certaine corruption de la société, contribuent à recentrer le désir et le plaisir du lecteur sur l’histoire et son déroulement qui semblent parfois échapper à tous les personnages. Il n’en reste pas moins que la structure de ces textes offre au langage et à ses jeux une scène privilégiée, en l’absence de réel assujettissement de la lecture à une contrainte liée aux enchaînements causatifs. Ainsi, dans The Maltese Falcon, de Dashiell Hammett, les protagonistes vont se mouvoir en un jeu de substitutions, de dominations et de tromperies constantes autour de la statuette mystérieuse — comme, chez Poe, la lettre reçue par la Reine et dont on ne connaîtra jamais le contenu — et la marque la plus significative de cette structure est bien sans doute l’inanité de ce jeu puisque la statuette ne reviendra finalement à aucun des protagonistes de l’intrigue. Mais dans ce jeu sur le vide, dans ces substitutions signifiantes, le lecteur se révèle comme le pivot d’une stratégie particulière d’approche du signifiant, car il est appelé à s’intégrer dans le jeu du langage ouvert par le récit. En ce sens, nous pourrions détourner la formule célèbre qui désigne si souvent le récit policier, substituant à la recherche du coupable — « whodunit » — la recherche du lecteur — « whoreadit » —, ce lecteur toujours prompt à faire jouer les divers sens du texte pour son plus grand plaisir.

Notes
343.

Rappelons l’anecdote fameuse selon laquelle William Faulkner, adaptant The Big Sleep de Raymond Chandler pour en faire un scénario (film réalisé par Howard Hawks en 1946), appela l’auteur au téléphone pour lui demander qui, dans l’histoire en question, avait tué le personnage du chauffeur des Sternwood. Chandler lui répondit qu’il l’ignorait, et qu’il n’attachait pas la moindre importance à cette question — Philip Marlowe non plus, sans doute...