Université Lyon 2 - Lumière
Thèse de doctorat de sciences de l'éducation
Année 1998-99
Formation continue et professionnalité des enseignants
La mise en place de la formation continue des enseignants du second degré au début des années 80
(le cas de la M.A.F.P.E.N. de Lyon)

Résumé

Dès son entrée en fonction en 1981, le ministre de l'éducation nationale Alain Savary commande plusieurs "grands rapports". L'un d'entre eux, portant sur la formation des personnels, est confié à une commission présidée par André de Peretti. Les décisions prises ensuite par le ministre s'inspireront très largement de ce rapport, par exemple lorsqu'il crée en 1982, les Missions Académiques à la Formation des Personnels de l'Education Nationale (M.A.F.P.E.N.), essentiellement chargées de promouvoir la formation continue dans le second degré dont l'insuffisance avait été particulièrement soulignée par le rapport.

Cette thèse s'interroge sur les effets que la mise en place de cette formation continue a produits sur l'évolution du métier d'enseignant. La réponse qu'elle apporte à cette question est que l'institutionnalisation de la formation continue a contribué à faire évoluer le métier des enseignants du second degré vers une nouvelle professionnalité. En effet, nous soutenons que la mise en place des M.A.F.P.E.N. a contribué à faire évoluer la conception de la formation continue, puisqu'elle a favorisé le passage d'une conception dominante de la formation continue essentiellement centrée sur l'acquisition de compléments de connaissances disciplinaires, à la coexistences de plusieurs conceptions que révèlent un certain nombre de dispositifs alors mis en place. La diversité de ces conceptions met en évidence une évolution de la définition de la professionnalité des enseignants. En effet, celle-ci n'est plus constituée exclusivement par la possession de connaissances disciplinaires, mais elle comporte également la maîtrise de compétences en pédagogie, et, de plus, elle contraint l'enseignant à situer son action dans le contexte de l'établissement où il enseigne ; enfin elle induit la nécessité du travail en équipe.

Cette formation continue ne s'est pas construite de toutes pièces en 1982. Au contraire, les fondateurs ont souhaité s'appuyer fortement sur les ressources existantes. C'est pourquoi nous avons étudié ce qui existait antérieurement, en matière de formation continue dans le second degré. Depuis quelques années, les centres de formation initiale (Ecoles Normales, Centres Régionaux de Formation des P.E.G.C., E.N.N.A.) proposaient des formations aux enseignants en exercice. De même, les enseignants qui intervenaient en formation d'adultes dans les G.R.E.T.A. pouvaient bénéficier de formation au sein des C.A.F.O.C. Il existait d'autre part un programme très élaboré de formation continue pour les enseignants d'E.P.S. De plus, les universités avaient mis en place des services de formation pour les enseignants, dans la plupart des disciplines ; en particulier, depuis la fin des années 60, les I.R.E.M., et autres Instituts de Recherche sur l'Enseignement, assumaient un rôle de formation continue. Enfin, l'Institut National de la Recherche Pédagogique, ainsi que les Centres de Documentation Pédagogique, participaient largement à la réflexion et à l'expérimentation dans ce domaine. Outre ces lieux, tous situés à l'intérieur même de l'institution, le secteur associatif jouait également un rôle important dans la diffusion de la formation continue dans le second degré, en particulier à travers l'action des mouvements pédagogiques, des associations de psychosociologues et des associations de spécialistes. Néanmoins, il n'existait pas de coordination entre ces différents lieux, et le paysage formatif était donc très cloisonné.

L'étude des évolutions sociologiques qui se sont produites tout au long des années soixante et soixante-dix, montre que la nécessité de développer une véritable formation continue dans le second degré s'est peu à peu imposée, et s'est concrétisée en 1982 par la création des M.A.F.P.E.N. Celle-ci, nous l'avons dit, s'est faite en continuité avec la période précédente puisqu'il s'agissait, pour une part, de s'appuyer sur l'existant en lui donnant une cohérence ; néanmoins, le rapport de la commission De Peretti ainsi que les textes ministériels fondateurs montrent également une rupture avec cet existant. En effet, ils introduisent un certain nombre d'innovations importantes, comme l'organisation de la formation continue sur le temps de travail des enseignants ; ou l'incitation à se former entre pairs, à s'organiser en réseau, à "déscolariser" la formation... ; ou encore la reconnaissance de la nécessité d'une formation de formateurs ; etc..., etc... Notre étude étant centrée sur les collèges, nous avons étudié l'opération "Rénovation des collèges", lancée à la même époque, à partir des conclusions du rapport de la commission présidée par Louis Legrand, puisque l'une des priorités assignées à l'action des M.A.F.P.E.N. était l'accompagnement de cette opération.

L'organisation académique des M.A.F.P.E.N. les situait résolument dans une volonté de décentralisation, et leur octroyait une grande autonomie, ce qui a généré des fonctionnements relativement différents selon les académies. Notre étude se limite à un cas particulier : celui de l'académie de Lyon. Dans ce cadre, nous avons procédé à l'étude de quelques dispositifs de formation ayant fonctionné dans cette académie, entre 1982 et 1987. Nous avons ainsi analysé successivement les stages "disciplinaires" inscrits au Plan Académique de Formation, le dispositif de formation en Pédagogie Générale, les stages proposés par les formateurs E.N.N.A., les actions mises en place par la cellule d'appui aux établissements en rénovation, les actions d'Aide à la Recherche de Terrain, le Réseau d'Entraide Pédagogique de l'Ain et enfin le Service de Formation et d'Intervention en Etablissements. L'étude de ces dispositifs permet d'établir une typologie des conceptions de la formation continue, comportant cinq modèles : la formation par "transmission de connaissances académiques", la formation par "transmission de techniques d'enseignement", la formation par "l'aide à l'élaboration de projets collectifs", la formation par "l'échange entre pairs", et enfin la formation par "l'analyse de la pratique professionnelle".

Nous avons ensuite tenté d'évaluer les effets de ces différents dispositifs, en mettant l'accent sur le fait que cette évaluation est évidemment impossible, mais qu'elle est néanmoins indispensable... La loi d'orientation sur l'éducation (juillet 1989) a institutionnalisé un certain nombre d'idées fortes que la conception et la mise en place des M.A.F.P.E.N. avaient tenté de promouvoir. Tout d'abord, cette loi entérine la nécessité même d'une formation continue des enseignants de tous les degrés, nécessité qui n'était pas reconnue dans le second degré avant l'existence des M.A.F.P.E.N. D'autre part, à travers la création des I.U.F.M., on y retrouve l'idée de réseau de formation qui constituait la base du rapport de la commission De Peretti. Cette loi institutionnalise également l'idée de projet d'établissement apparue en même temps que les M.A.F.P.E.N. et que celles-ci ont eu ensuite à mettre en oeuvre. Elle souligne la nécessité de considérer l'établissement comme niveau pertinent d'élaboration de projets et de réflexion sur les pratiques. La nécessité du travail d'équipe des enseignants est apparue fortement dans les premières années de fonctionnement des M.A.F.P.E.N., et la loi d'orientation le préconise fortement. On trouve enfin dans cette loi une volonté d'évaluation, qui avait commencé à s'affirmer avec l'arrivée des M.A.F.P.E.N.

C'est donc à travers les orientations données par la loi de 1989, qu'une nouvelle définition de la professionnalité des enseignants a commencé à se dessiner. Bien entendu, cette évolution se poursuit, non sans se heurter à de nombreuses résistances, et par conséquent il reste encore de nombreux chantiers à ouvrir, pour favoriser cette évolution.

Liste Des Sigles

A.N.D.S.H.A.
Ass. Nat. pour le Développement des Sciences Humaines Appliquées.
A.P.B.G.
Association des Professeurs de Biologie-Géologie.
A.P.M.E.P.
Association des Professeurs de Mathématiques de l'Enseignt Public.
A.R.I.P.
Association pour la Recherche et l'Intervention Psychosociologique.
A.R.T.
Aide à la Recherche de Terrain.
C.A.F.O.C.
Centre Académique de FOrmation Continue.
C.E.M.E.A.
Centre d'Entraînement aux Méthodes d'Education Active.
C.E.P.I.
Collectif des Equipes de Pédagogie Institutionnelle.
C.E.S.
Collège d'Enseignement Secondaire.
C.F.C.
Conseiller en Formation Continue.
C.N.D.P.
Centre National de Documentation Pédagogique.
C.P.P.N.
Classe Pré-Professionnelle de Niveau.
C.P.R.
Centre Pédagogique Régional.
C.R.D.P.
Centre Régional de Documentation Pédagogique.
C.R.F.-P.E.G.C.
Centre Régional de Formation des P.E.G.C.
C.T.P.A.
Commission Technique Paritaire Académique.
D.E.P.
Direction de l'Evaluation et de la Prospective.
E.M.T.
Education Manuelle et Technique.
E.N.N.A.
Ecole Normale Nationale d'Apprentissage.
E.P.L.E.
Etablissement Public Local d'Enseignement.
E.P.S.
Education Physique et Sportive.
F.C.P.E.
Fédération des Conseils de Parents d'Elèves.
F.E.N.
Fédération de l'Education Nationale.
G.E.R.E.X.
Groupe d'Etudes et de Recherches EXpérimentales.
G.E.T.E.D.
Groupe ETude des Effets du Dispositif M.A.F.P.E.N.
G.R.E.T.A.
GRoupement d'ETAblissements.
I.C.E.M.
Institut Coopératif de l'Ecole Moderne.
I.D.E.N.
Inspecteur Départemental de l'Education Nationale.
I.F.E.P.P.
Institut de Formation et d'Etudes Psychosociologiques et Pédagogiques.
I.G.
Inspecteur Général.
I.N.R.P.
Institut National de la Recherche Pédagogique.
I.P.R.
Inspecteur Pédagogique Régional.
I.R.E.F.
Institut de Recherche sur l'Enseignement du Français.
I.R.E.M.
Institut pour la Recherche sur l'Enseignement des Mathématiques.
I.R.E.S.P.
Institut de Recherche sur l'Enseignement des Sciences Physiques.
I.U.F.M.
Institut Universitaire de Formation des Maîtres.
L.E.P.
Lycée d'Enseignement Professionnel.
M.A.F.P.E.N.
Mission Académique pour la Formation des Personnels de l'Educ. Nationale
M.F.P.F.
Mouvement Français pour le Planning Familial.
M.I.F.E.R.E.
MIssion pour la Formation et la REcherche.
M.I.F.E.R.P.
MIssion pour la Formation et la Recherche Pédagogique.
O.C.C.E.
Office Central de la Coopération à l'Ecole.
O.C.D.E.
Organisation de Coopération et de Développement Economique.
P.A.E.
Projet d'Action Educative.
P.A.F.
Plan Académique de Formation.
P.E.G.C.
Professeur d'Enseignement Général de Collège.
P.E.N.
Professeur d'Ecole Normale.
P.N.F.
Plan National de Formation.
S.F.I.E.
Service de Formation et d'Intervention en Etablissement.
S.G.E.N.
Syndicat Général de l'Education Nationale.
S.N.E.P.
Syndicat National de l'Education Physique.
S.N.E.S.
Syndicat National de l'Enseignement Secondaire.
S.N.I.
Syndicat National des Instituteurs.
Z.E.P.
Zone d'Education Prioritaire.
Z.U.P.
Zone à Urbaniser en Priorité.
‘Une formation des éducateurs est indispensable,
mais peut-on s'assurer qu'elle sera efficace,
comme l'est une formation de techniciens ou de publicitaires ? (...)
A vouloir la programmer, on forme moins des maîtres que des contremaîtres.
Un éducateur se forme avant tout
par sa volonté de se former, de s'amender, de s'ouvrir,
et cette formation-là, qui dépend d'abord de lui,
n'est jamais acquise une fois pour toutes.
Olivier REBOUL
La philosophie de l'éducation, p.120.’

Avant-Propos

L'idée que, dans le domaine de l'éducation, un changement puisse apporter une amélioration est relativement récente. Jusqu'aux années soixante-dix, les enseignants innovants apparaissaient comme suspects, voire dangereux. On doutait qu'ils puissent apporter des améliorations et ils étaient plutôt perçus comme sources de désordre. Comme l'écrit Bernard Charlot (1993, p.22), ‘"dans les années 60-70, l'Etat prétendait au monopole de l'innovation légitime. Sûr de son bon droit, soucieux que ses propres réformes soient mises en place dans l'ordre, il était très rétif face à toute innovation issue du terrain. Dès lors, le système scolaire apparaissait aux enseignants comme une machine bureaucratique bloquée."’ C'est dans ce contexte, que j'ai commencé 1 à enseigner en collège au début des années soixante-dix. Mes souvenirs de début de carrière sont empreints d'une sensation de malaise, mais surtout d'impuissance face aux problèmes qui se sont immédiatement posés à moi. Bien entendu, je pratiquais une pédagogie traditionnelle que mes professeurs avaient pratiquée avec moi, et qui m'avait, comme à bien d'autres, permis de réussir suffisamment dans mes études pour devenir enseignante. Je ne devais pas être la seule dans ce cas, puisqu'en 1972, Olivier Guichard déclarera qu'il convient de ‘"tenir compte du fait que les enseignants ont naturellement tendance à reproduire dans leurs pratiques professionnelles la méthode selon laquelle ils ont été instruits et formés eux-mêmes"’ . Mais, dans le contexte de l'époque, l'idée même de changer paraissait incongrue.

Cependant, je ne parvenais pas à me résigner devant l'échec d'un grand nombre de mes élèves, et même je m'en rendais responsable. Il faut dire qu'à cette époque, l'idée que de bonnes connaissances académiques suffisaient pour enseigner était encore plus répandue qu'aujourd'hui. Par conséquent, la possession de diplômes universitaires "de haut niveau" était jugée suffisante pour garantir la qualité d'un enseignant. Comme j'avais interrompu ma formation universitaire deux ans après le baccalauréat, lors de la naissance de ma première fille, j'attribuais tout naturellement mon malaise à cette lacune. C'est pourquoi, quand l'I.R.E.M. 2 de Nantes s'est mis en place, j'ai suivi les cours de recyclage qu'il proposait, espérant trouver ainsi la solution à mes difficultés. Effectivement, ces cours me permirent de compléter ma formation académique ; mais la sensation aiguë de malaise ne disparut pas pour autant... Malheureusement, ayant été un peu découragée, sans trop savoir pourquoi, par ce recyclage, je ne continuai pas à participer aux travaux de l'I.R.E.M., et je le regrette car, par la suite, comme nous le verrons plus loin, des groupes de recherche se créèrent dans les I.R.E.M., et j'aurais peut-être trouvé là matière à penser.

Le souvenir du sentiment de profond malaise, que j'éprouvais à cette époque, a aujourd'hui tendance à se confondre avec celui d'une solitude toute aussi profonde. Pour la majorité des enseignants, et sans doute aussi des autres, enseigner relevait du don : on l'avait, ou bien il valait mieux faire autre chose. Cette idéologie du "don pédagogique" induisait un type de relations du style "chacun pour soi". Aucun collègue n'aurait osé avouer qu'il avait des difficultés dans sa classe de peur d'apparaître, aux yeux de tous, comme incapable voire anormal : on n'en parlait pas, tout simplement. L'idée essentielle, qui émergeait à travers les réflexions entendues dans les conseils de classe, était aussi simple qu'universellement répandue : les élèves échouaient parce qu'ils ne travaillaient pas, il n'y avait donc qu'une chose à faire, c'était les forcer par tous les moyens à travailler davantage. Si certains collègues avaient des états d'âme par rapport à cette idée, ils ne les exprimaient guère ; c'est pourquoi je croyais naïvement être la seule à penser que les choses n'étaient peut-être pas aussi simples, et c'était là l'origine de mon malaise. Mes collègues de l'époque m'apparaissaient comme autant de petits Mozart, connaissant la musique sans même l'avoir apprise, comme si la "technique", dans le domaine de l'enseignement comme dans celui de la musique, n'était nécessaire qu'aux médiocres. Cette conception, ridicule aux yeux de tout musicien, était, par contre, largement admise dans le domaine de l'enseignement. Il me semble qu'elle a fait, et qu'elle fait encore, beaucoup de mal à tous ceux qui ne se sentent pas d'emblée à l'aise dans leur costume d'enseignant, c'est-à-dire à la grande majorité d'entre nous. Je ne pense pas qu'il y ait eu beaucoup de pédagogues-nés qui aient su, dès le premier jour, tenir une classe de collège de trente-cinq élèves, dans ce qu'on appelait alors les Z.U.P., sans y avoir été préparé, comme on m'avait désignée pour le faire à mes débuts, en 1970, dans un collège de la banlieue Nord d'Angers.

A cette époque, je n'imaginais même pas qu'il puisse exister un lieu où j'aurais pu trouver une aide, pour comprendre l'origine de ce malaise et tenter d'y remédier. En effet, la formation continue qui nous était alors proposée par l'institution se réduisait à une "conférence pédagogique" de temps en temps, c'est-à-dire tous les deux ou trois ans, conférence qui réunissait tous les professeurs de mathématiques du département. Lors de l'une de ces "grands-messes", l'Inspecteur Pédagogique Régional qui officiait, nous avait longuement expliqué qu'il était essentiel de faire comprendre aux élèves que, comme chacun sait, des fractions ne peuvent jamais être qualifiées de "égales", mais de "équivalentes". Je lui avais alors demandé, sans provocation aucune, de me donner un conseil sur la façon de m'y prendre pour aider les élèves en difficultés à comprendre cette subtilité. Je me souviens, comme si c'était hier, qu'il m'a répondu : "Vous avez toute liberté pour faire ce que vous voulez." Sans doute, aurais-je dû me réjouir de la liberté qu'il m'octroyait... Je me souviens surtout de la colère que j'avais éprouvée devant ce que je considérais, et considère encore aujourd'hui, comme une fuite de sa part.

C'est la participation à un stage C.E.M.E.A., au début des années 70, qui m'a permis de me rendre compte que, contrairement à ce que je pensais, j'étais loin d'être la seule à éprouver un malaise. Pour la première fois, je rencontrai des collègues qui osaient parler de leurs problèmes professionnels, voire de leurs états d'âme, et je découvris que cela m'apportait beaucoup. Ce qu'ils disaient me permettait d'affirmer ma propre position, ma propre pensée. Je crois que c'est à cette occasion que j'ai compris que, comme le souligne Olivier Reboul (1992, p.78), "la rencontre met en jeu d'autres valeurs que celles que chacun doit à sa tradition, d'autres valeurs que l'honnêteté envers quiconque." C'est à l'occasion de ce stage que j'ai commencé à me forger l'idée, encore extrêmement confuse, qu'on n'apprend pas seulement en assistant à des cours ou à des conférences, mais aussi en confrontant ses idées à celles des autres. J'avais, jusqu'alors, recherché la compagnie de personnes qui me ressemblaient le plus possible, dans une sorte de relation fusionnelle, qui me rassurait. Je découvrais tout ce que peut apporter l'autre, à condition d'être capable de prendre en compte ce en quoi il est différent de moi. Avec le recul, je pense que ce stage m'a permis de pressentir le rôle dans l'apprentissage, de ce qu'on n'appelait pas encore le "conflit socio-cognitif". Curieusement, je n'ai pas fait immédiatement le lien avec les apprentissages "scolaires", c'est-à-dire que je n'ai pas changé grand-chose à mon enseignement. Mais il est probable que l'idée a dû commencer à faire son chemin à cette occasion-là.

Le stage C.E.M.E.A. m'avait entrouvert des horizons, mais, bien entendu, le malaise persistait. De 1974 à 1980, les circonstances me conduisirent à militer au M.F.P.F., mouvement au sein duquel non seulement je pus me former à l'animation des groupes et à la conduite d'entretien, mais où je trouvais également un lieu où les discussions, les échanges, les rencontres étaient extrêmement enrichissants. Je ne saurais pas expliquer comment s'est effectué le transfert des acquis de cette formation à mon métier d'enseignante, mais il est clair pour moi que c'est la formation que j'ai reçue au sein de ce mouvement qui m'a permis de commencer à prendre un peu de recul par rapport à ma pratique, me permettant d'entrevoir le moyen de sortir de mon malaise latent. La formation que j'avais reçue à l'Ecole normale m'avait-elle mal préparée à faire face aux difficultés du métier, ou bien n'ai-je pas été capable d'en tirer bénéfice ? Quoi qu'il en soit, j'ai commencé à penser à ce moment-là qu'un autre type de formation pourrait peut-être m'aider, et à escompter que l'Education nationale me le donne.

Mes années de militantisme au M.F.P.F. se situaient dans la période "post mai 68". Je fréquentais alors les milieux qu'on appellera plus tard "baba-cool", dans lesquels la convivialité était une valeur importante. Comme beaucoup d'enseignants, j'avais été très déconcertée par les grandes études sociologiques des années soixante, sur le lien entre l'échec scolaire et l'origine sociale, et je recherchais maladroitement comment remédier à cet état de chose. C'est pourquoi, dans le collège où j'enseignais à cette époque, je participais à quelques actions, dans le cadre de P.A.E., actions plus enthousiasmantes les unes que les autres. Cependant, cela me paraissait avoir trop peu de lien avec les "programmes" qu'on me demandait d'enseigner à mes élèves. Cela ressemblait davantage à de l'animation socio-culturelle qu'à l'idée que je me faisais alors de l'enseignement, et je dis cela sans mépris aucun, ni pour celui-ci, ni pour celle-là. Ces projets avaient au moins l'immense mérite de redonner de l'enthousiasme aux enseignants qui y participaient, ce qui est très loin d'être négligeable. Cependant, nous dûmes rapidement nous rendre à l'évidence : ils n'apportaient pas de solution au problème de l'échec scolaire. Autant dire que le malaise subsistait, malgré les bons moments passés à travailler le cuivre avec un dinandier, ou à construire des maisons en torchis... Aujourd'hui, je dirais que ce type d'activités peut présenter un grand intérêt, lorsque l'objectif du projet pédagogique est clairement défini mais, pour moi, à cette époque-là, ce n'était pas le cas. C'est pourquoi le lien de ces P.A.E. avec l'apprentissage du théorème de Pythagore en classe de troisième, ne m'apparaissait pas avec évidence.

Le problème essentiel de l'enseignement me paraissait donc être celui que Antoine Prost désigne aujourd'hui par l'expression de "démocratisation de la réussite scolaire". Mon itinéraire personnel me conduisait à croire que, selon la formule célèbre, "l'échec scolaire n'est pas une fatalité". J'avais même l'intuition, comme l'ont vérifié depuis de nombreux auteurs, dont par exemple Philippe Perrenoud (1995 a, p.72), que "les différences et les inégalités biologiques, psychologiques, économiques, sociales, culturelles ne se transforment en inégalités d'apprentissage et de réussite scolaire qu'en vertu d'un fonctionnement particulier du système d'enseignement."

Pour lutter contre l'échec scolaire, il m'apparaissait qu'il devait être possible d'agir à deux niveaux : celui des institutions et celui des enseignants eux-mêmes. Les syndicats étaient censés se charger de l'action au niveau de l'institution. Pour les enseignants, le seul moyen d'améliorer leur efficacité, et en particulier la mienne, me semblait être de viser une amélioration des compétences, grâce à une formation "en cours de service". C'est pourquoi j'ai immédiatement été intéressée, en tant qu'utilisatrice, par les projets de mise en place d'une véritable formation continue dans le secondaire, au début des années quatre-vingts. Je ne devais pas être la seule à mettre beaucoup d'espoir dans cette mesure, puisqu'une enquête de la SOFRES, réalisée en 1980, montre que 45% des enseignants interrogés alors placent "une meilleure formation continue", parmi les "deux ou trois mesures les plus urgentes à prendre" (De Peretti, 1982, p.49). Au début des années 80, on créa donc les M.A.F.P.E.N., et elles commencèrent à organiser la formation continue dans le secondaire. Je m'intéressais au projet de Rénovation des collèges, mais, dans celui où j'ai enseigné à partir de la rentrée 1984, il n'y avait pas eu de volonté pour mettre en place les mesures prévues par ce projet, et il y régnait même une certaine méfiance par rapport à la formation.

Cependant, dès 1985, un groupe interdisciplinaire se forma dans ce collège, groupe dont je devins assez vite l'une des animatrices. L'objectif était de changer la forme du bulletin trimestriel des élèves. Pendant plusieurs années, ce groupe, constitué de douze à quinze personnes selon les années, travailla à ce projet avec l'aide de la M.A.F.P.E.N., réfléchit, discuta beaucoup, participa à des stages, mais ne parvint pas à fabriquer ce nouveau bulletin scolaire. Néanmoins, les enseignants qui ont participé aux travaux de ce groupe déclarent avoir beaucoup appris et avoir changé certaines de leurs pratiques pédagogiques : "Certains précisent qu'ils ont fait un enseignement plus individualisé. Beaucoup ont pris conscience de la nécessité d'exprimer plus clairement ce qu'ils attendent des élèves. Tous disent que cela leur a permis de mieux cerner l'origine des difficultés des élèves, donc de pouvoir mieux les aider." (Valentin, 1991, p.26) En somme, l'apport essentiel de l'équipe semble être un changement du regard porté par les enseignants, sur les élèves, et même sur leur métier. Je rajouterai aujourd'hui que, en ce qui me concerne, la participation aux travaux de cette équipe m'a permis de trouver un début de solution aux problèmes que je me posais alors, que cela m'a aidée à commencer à transformer ma pratique d'enseignante de mathématiques en collège. J'ai cependant observé aussi que, lorsqu'à la suite d'un travail avec l'équipe, mais cela se produit aussi au retour d'autres types de stages, je tentais d'installer quelque chose dans ma classe, bien souvent, reprise par l'urgence du quotidien si caractéristique de notre métier, je reprenais par la suite insensiblement mes vieilles habitudes, non sans un sentiment désagréable de culpabilité. Malgré cela, l'existence des M.A.F.P.E.N. m'apparaissait comme un immense progrès, et les projets de rénovation des collèges faisaient naître des espoirs.

Par la suite, après quelques années passées à tenter de mettre en oeuvre les "outils" proposés par les formateurs au cours des stages - pédagogie par objectifs, gestion mentale, évaluation formatrice, etc... - je me suis demandé si j'allais continuer ainsi à enchaîner une formation après l'autre, la dernière étant toujours présentée comme la panacée. J'ai ressenti le besoin de prendre plus de recul, de me donner les moyens de choisir entre les multiples propositions apportées par les stages. Ce recul, je suis allée le chercher en sciences de l'éducation, et là j'ai trouvé les outils qui m'ont permis de faire des choix de manière plus consciente. Mais il est fort probable que je n'y serais jamais allée, si la M.A.F.P.E.N. n'avait pas existé.

Notes
1.

Cette partie retraçant notre itinéraire personnel, nous avons choisi d'employer le singulier, puisqu'il s'agit bien d'une histoire singulière.

2.

Cf. liste des sigles p.3.