3.3. Le Conflit Entre Universitaires Et Praticiens De Terrain

Ce conflit s'est cristallisé à plusieurs occasions à la M.A.F.P.E.N. de Lyon. L'une de ses premières manifestations a eu lieu au sein de la cellule d'appui, dès le début de son fonctionnement, pendant l'année scolaire 83-84. Lors des premières séances de travail de la cellule, le groupe a réfléchi à la manière dont il allait accomplir la mission qui venait de lui être confiée. Or la Conseillère en Formation Continue, probablement en raison de son expérience de la formation d'adultes, s'est rapidement imposée comme "leader naturel", et le groupe, du moins une partie du groupe, l'a alors adoptée comme "pilote". Or cela a provoqué une véritable scission entre, d'une part, la majorité du groupe constituée des praticiens de terrain et, d'autre part, les deux "scientifiques", qui ont finalement refusé de continuer à participer aux travaux du groupe. En effet, ils étaient en désaccord avec la manière dont le groupe avait commencé à fonctionner, et ils ont refusé de reconnaître l'autorité du "leader naturel" adopté par le reste du groupe.

Nous avons là un exemple de fonctionnement d'un groupe, auquel on n'a pas imposé de chef, et dans lequel étaient appelés à travailler ensemble, sur un pied d'égalité, des personnels qui n'étaient pas traditionnellement habitués à le faire. En effet, le fonctionnement de l'éducation nationale était très hiérarchisé (mais faut-il vraiment parler au passé ?), c'est-à-dire que, à tous les niveaux, on recevait et on appliquait les consignes venant de l'échelon supérieur de la hiérarchie. On était donc très peu habitué à travailler, sur un pied d'égalité, entre personnels de statuts différents. Au sein de la cellule d'appui, ce nouveau fonctionnement a donc posé des problèmes. Peut-on résumer les conflits d'alors, à une lutte de pouvoir pour le leadership du groupe ? Cela serait peut-être un peu trop simple. En effet, ce conflit opposait d'un côté les "praticiens de terrain", qui apportaient leur expérience et entendaient qu'elle soit prise en compte en priorité dans le travail du groupe, et de l'autre côté, deux "théoriciens" qui entendaient faire respecter une certaine rigueur scientifique. Ce conflit est caractéristique de ceux qui ont existé et continuent d'ailleurs d'exister, entre les "scientifiques" et les "praticiens de terrain". Les premiers reprochent aux seconds un manque de rigueur scientifique, pourtant indispensable selon eux. "Je découvre une certaine faiblesse conceptuelle qui me surprend", écrit l'un d'eux166. A l'inverse, les praticiens de terrain reprochent aux "scientifiques" un certain manque de réalisme dû, selon eux, à leur éloignement du terrain, entraînant une méconnaissance des réalités de celui-ci, et surtout des contraintes imposées par la pratique quotidienne.

Les praticiens de terrain ressentent cette exigence de rigueur comme une contrainte supplémentaire dont ils ne voient pas l'utilité, puisque pour eux l'essentiel est d'améliorer leur efficacité sur le terrain de la classe, c'est-à-dire de se donner les moyens de lutter plus efficacement contre l'échec scolaire. Or les scientifiques vont tenter de faire adopter aux praticiens de terrain un recul critique par rapport aux outils qu'ils envisagent de mettre en place, en leur proposant de s'appuyer sur des bases théoriques sûres. On sait que les praticiens de terrain considérent souvent ce temps de réflexion comme une perte de temps ; il leur semble que ce temps serait mieux utilisé, si on le consacrait à la fabrication d'outils pour la pratique. Dans le cas de la cellule d'appui aux établissements en rénovation, ses premières réunions ont été consacrées à discuter sur la manière d'intervenir auprès des établissements ayant déposé des projets de rénovation, au cours de l'année 83-84. Il fallait pouvoir faire face au nombre d'établissements à encadrer, et agir rapidement, puisque les projets devaient être mis en oeuvre à la rentrée de septembre 84.

Les praticiens de terrain ont donc donné la priorité à l'action, ne percevant pas immédiatement l'utilité d'une réflexion plus théorique sur celle-ci. C'est ce refus qui a entraîné le départ des deux "scientifiques", qui ne voyaient sans doute pas bien quel rôle ils allaient pouvoir jouer, étant donnée la priorité donnée à l'action sur le terrain. Comme on pouvait s'y attendre, les "scientifiques" marginalisés n'auront de cesse, par la suite, de discréditer l'action de la cellule d'appui, jusqu'à ce qu'à son tour celle-ci disparaisse, après avoir néanmoins fonctionné pendant trois années scolaires.

Ce conflit, comme la plupart des conflits de l'époque, était donc vécu sur un mode très passionnel. Et comme les autres conflits de l'époque, il s'est terminé par l'exclusion de fait de l'une des parties. On a ainsi perdu l'enrichissement qu'aurait pu constituer la confrontation des points de vue des différentes parties.

Notes
166.

Cf annexe n°6 : Journet (1984)