3.4. Le Conflit Avec L'équipe Pédagogie Générale

C'est sans doute la conflit le plus violent qui s'est produit à la M.A.F.P.E.N. de Lyon. Il a opposé l'équipe Pédagogie générale aux responsables M.A.F.P.E.N. Nous avons vu que le dispositif de formation mis en place par cette équipe rencontrait un succès certain auprès des enseignants. Malgré cela, cette expérience a été interrompue par le chef de mission, qui a refusé d'inscrire cette formation au P.A.F., à partir de 1986-87. Voyons sur quels points portait ce conflit.

Nous savons que l'équipe Pédagogie générale avait fait le choix de faire sortir les enseignants de leur établissement pour venir en stage. Cela leur paraissait indispensable pour pouvoir effectuer une prise de distance par rapport au quotidien, et aussi pour pouvoir rencontrer des enseignants d'autres établissements. Or, à partir de 1986, la politique de la M.A.F.P.E.N. sera centrée, nous le verrons, sur ce qu'on a appelé l'intervention en établissement. Le chef de mission a jugé que la formation en pédagogie générale ne pouvait pas s'intégrer dans cette politique, et l'a donc supprimée. Pour lui, ‘"le fond du débat était là : actions sur les personnes et/ou action sur le système’ 167 ." Or l'équipe centre son action sur les enseignants, en leur apportant des outils susceptibles de faire évoluer leurs pratiques pédagogiques, alors que, à la M.A.F.P.E.N., la réflexion s'oriente vers une intervention plus globale, permettant une action au niveau de l'établissement. Les documents produits à l'époque par l'équipe Pédagogie générale montrent que celle-ci, si elle souhaitait conserver sa formule hors-établissement, était néanmoins d'accord pour travailler également au niveau des établissements. Par exemple, en juin 85, elle écrivait : ‘"Les demandes de formation en établissement se multiplient, avec l'entrée en rénovation des collèges. Nous y répondons en particulier par l'analyse par objectifs en tenant compte (...) de la nécessité d'unir ces deux champs de formation (dans l'établissement et hors établissement), dans une spécificité propre à chaque type de formation méthodologique ou relationnelle’ 168 ." L'année suivante, l'équipe écrit également : ‘"Conformément aux perspectives qui ont été proposées à la nouvelle commission des Actions pédagogiques, notre équipe est prête à se consacrer davantage à des actions sur le terrain et en collaboration avec les commissions disciplinaires’ 169 ." Etant donné la position affirmée par l'équipe dans ces textes, la raison donnée officiellement ne nous semble pas être la seule.

Le chef de MAPFEN dit également qu'il percevait une volonté d'hégémonie, dans l'équipe de Pédagogie générale. ‘"A les entendre,"’ ‘ dit-il aujourd'hui, ’ ‘"la seule chose qu'il fallait faire, c'était la pédagogie générale." Il avait également remarqué "une sorte d'ascendant des formateurs sur les formés qui semblait un peu exagéré’ 170 ." Ce qui est reproché là au dispositif, c'est d'avoir prévu une progression dans la formation, avec les trois "niveaux" dont nous avons parlés plus haut, ces niveaux successifs fidélisant en quelque sorte les enseignants, rendant ceux-ci, d'après les responsables, dépendants du dispositif. Or pour l'équipe Pédagogie générale, il s'agissait de donner une formation approfondie, en laissant aux enseignants formés du temps pour évoluer, entre les différents niveaux d'approfondissement.

Dans un article de la revue Education Permanente (Bouvier, 1988), le deuxième chef de la M.A.F.P.E.N. critique violemment le travail des membres de l'équipe Pédagogie générale, qu'il accuse de ne pas posséder de formation sérieuse et qu'il refuse de considérer comme des formateurs. Or, les trois professeurs qui assuraient cette formation, avaient été contactés par le directeur du C.R.D.P., essentiellement en raison de leurs travaux antérieurs171. L'un, professeur de lettres, avait conduit dans ses classes des expérimentations sur le Travail autonome. Il a soutenu en 1981, une thèse de lettres sur ce sujet, (Moyne, 1981) et publié, en 1983, un ouvrage sur "Relation d'aide et tutorat". Le deuxième, également professeur de lettres, avait publié l'analyse d'une expérience de pédagogie institutionnelle, qu'il avait conduite en classe de français ; il avait également acquis des compétences dans le domaine de l'évaluation et de l'analyse par objectifs, sur lesquels il publiera ultérieurement plusieurs ouvrages. Quant au troisième, professeur de dessin technique, il avait expérimenté avec ses élèves une pédagogie active, basée sur le travail de groupe ; il avait également participé à une recherche I.N.R.P. sur le "contrôle continu". De plus, ces trois enseignants avaient suivi une formation longue de formateurs d'adultes, de type psychosociologique.

Il nous semble donc que les critiques officiellement adressées au dispositif mis en place par cette équipe, ne sont pas les seules raisons de l'exclusion de celle-ci, et qu'elles cachent d'autres conflits. En particulier, ce conflit nous apparaît comme un épisode de la bataille qui opposait (et oppose encore) les partisans et les adversaires de la "Gestion mentale". A la M.A.F.P.E.N. de Lyon, la plupart des responsables étaient dans le camp des opposants. L'un des proches collaborateurs des premiers chefs de mission s'est présenté lui-même, lors du premier entretien que nous avons eu avec lui, comme un "anti La Garanderie". Or l'équipe Pédagogie générale utilisait dans ses stages, des outils de la Gestion mentale, comme aide à l'élève. On sait que les opposants à la Gestion mentale lui reprochent de ne pas s'appuyer sur des bases scientifiques solides, tout en lui reconnaissant une certaine efficacité, sur le terrain. Or il est apparu que les responsables M.A.F.P.E.N. recherchaient la reconnaissance de la communauté scientifique. Ils avaient créé un "bureau des consultants scientifiques" ; ils faisaient appel à des scientifiques de renom, universitaires ou chercheurs au C.N.R.S., à la caution desquels ils attachaient une grande importance. L'utilisation de la Gestion mentale leur paraissait inacceptable et la plupart refusaient de la cautionner. L'équipe Pédagogie générale apparaissait donc à certains responsables influents comme insuffisamment reconnue par ces scientifiques pour pouvoir continuer à être acceptée. Ce conflit nous apparaît donc comme révélateur d'un besoin de reconnaissance de certains responsables, par la communauté scientifique.

De plus, les formateurs de l'équipe, bien que possédant des compétences en tant que formateurs, n'étaient pas eux-mêmes des professeurs d'université, mais des enseignants issus du terrain, ayant appuyé leurs travaux de recherche sur leur expérience. Ce conflit nous semble donc opposer deux conceptions de la recherche : la recherche universitaire officielle et la recherche de terrain non-universitaires, ou recherche "spontanée", plus ou moins proches de l'I.N.R.P. ou des C.R.D.P.

Il nous apparaît que les divergences entre ces deux conceptions de la recherche portent sur deux aspects. La première divergence, la plus visible, porte sur la méthode utilisée dans les deux dispositifs. Pour les "scientifiques", qui tentent de transférer à la recherche de terrain, les méthodes de la recherche en mathématiques ou en psychologie, c'est l'utilisation de ces méthodes qui est en elle-même formatrice, par la rigueur qu'elle impose dans la réflexion. En revanche, les professeurs venant du C.R.D.P. et proches de l'I.N.R.P. tentaient de répondre aux besoins des enseignants en formation, en leur proposant d'adopter les résultats d'expérimentations dont ils avaient connaissance, mais n'imposaient pas aux équipes travaillant sur le terrain, des méthodogies de recherche aussi contraignantes que les "scientifiques" l'auraient souhaité. Pour eux, ce qui est formateur, c'est l'alternance entre la période de stage, où on réfléchit, et le retour sur le terrain où on agit.

La deuxième divergence nous semble concerner la place qu'il convient d'accorder aux théories, dans la formation. Ce débat nous semble intimement lié à celui sur la place accordée aux théories dans la recherche. Les "scientifiques" considèrent que, comme cela se fait dans les sciences exactes, les sciences humaines doivent aussi s'appuyer uniquement sur des théories scientifiquement prouvées, ce qui laisse entendre qu'on considère comme possible d'établir de telles théories en sciences humaines. Quant aux "praticiens de terrain", ils considèrent comme primordial le fait qu'une formation soit efficace, le recours à une théorie ne venant qu'en appui à l'expérimentation.

Ces deux manifestations du conflit entre universitaires et praticiens de terrain nous semblent donc montrer deux conceptions de la formation, s'articulant de manière différente autour de l'expérimentation en classe. On pourrait penser, lorsqu'on croit aux vertus formatives des échanges entre les personnes, que la confrontation entre ces deux conceptions allait permettre un enrichissement mutuel... Ce serait ne pas tenir compte des enjeux personnels, que représentait alors la prise du pouvoir dans les M.A.F.P.E.N., par l'une ou l'autre tendance. Un certain nombre d'acteurs de l'époque ont immédiatement compris que la M.A.F.P.E.N. était le tremplin idéal pour leur carrière. Nous pensons que ce conflit n'était d'ailleurs pas situé seulement au niveau local, mais qu'il reflète le conflit de pouvoir qui se déroulait au niveau national. En effet, les M.A.F.P.E.N. avaient été créées par Alain Savary, et André De Peretti et son équipe étaient considérés comme partisans de celui-ci. En 1984, à la suite des événements liés à la défense de l'école privée, Alain Savary est contraint de démissionner, et est remplacé par Jean-Pierre Chevènement. Ce sont alors les amis de celui-ci qui ont le vent en poupe dans les M.A.F.P.E.N.. On assiste au niveau national, à l'éviction progressive de De Peretti, et à son remplacement par Jean-Pierre Obin. Ce dernier est resté, aux yeux de tous, celui qui a créé les M.A.F.P.E.N., le rôle joué par le rapport de la commission De Peretti étant ainsi en grande partie occulté. Nous avons pu constater nous-même ce fait. En effet, lorsque, au début de notre recherche, nous recherchions les acteurs de l'époque, les personnes que nous interrogions nous conseillaient de nous adresser à Jean-Pierre Obin, alors que très peu de personnes nous ont orientée vers les membres de la commission De Peretti. Les partisans du premier ont réussi à effacer dans les académies les traces du second.

Il nous semble que l'exclusion, en 85-86, de l'équipe Pédagogie générale, à la M.A.F.P.E.N. de Lyon, est le reflet, au niveau académique, de la lutte pour le pouvoir politique au niveau national. C'est en effet à partir de 84-85, donc après le changement dont nous venons de parler qu'on a commencé à remettre en cause ce que faisait l'équipe Pédagogie générale. Qu'on nous comprenne bien : nous ne cherchons pas à dire que ces changements se sont effectués à partir des options politiques personnelles des uns ou des autres. Cela s'est fait sur la base de la conception de la formation à laquelle les uns et les autres se référaient, cette conception s'inscrivant dans l'une ou l'autre ligne politique. La conception de la formation qu'avait l'équipe Pédagogie générale s'inscrivait directement, nous l'avons vu, dans l'optique du rapport De Peretti, issu à la fois de la psychosociologie et de la recherche de terrain proche de l'I.N.R.P. et des C.R.D.P. En 85, cette tendance n'avait plus le vent en poupe, ses représentants devaient donc être éliminés. Du même coup, disparaissait un secteur de la formation qui pourtant répondait à un besoin des enseignants. Et d'ailleurs, "aujourd'hui, cela manque," dit une collaboratrice, qui précise : "on abordait des choses très importantes dans ces stages, comme l'animation de la classe... 172 "

Notes
167.

Entretien JB, du 25/04/98.

168.

Cf annexe n°6 : Equipe P.G. (1985)

169.

Cf annexe n°6 : Equipe P.G. (1986)

170.

Entretien JB, du 25/04/98.

171.

Les informations qui suivent sont tirées de l'ouvrage publié ultérieurement par les acteurs de cette expérience. (MOYNE et all., 1988)

172.

Entretien ED, du 20/06/97.