2. Présentation

Le processus qui a donné naissance à cette thèse remonte à la fin des années 80, quand nous participions à une recherche sur les travailleurs du pétrole de Bahia. Cette recherche s'inscrivait dans la logique académique de préparation d'un mémoire de maîtrise de trois étudiants (dont nous-même), du cours de sciences sociales de l'Université Fédérale de Bahia, sous la direction du Professeur Nádya A. Castro. Le but de l'étude était d'établir les rapports entre les actions syndicales des travailleurs d'une raffinerie, située aux alentours de Salvador de Bahia, les pratiques de gestion du travail de l'entreprise et les conjonctures sociales. Par ailleurs, c'est à partir d'une partie du matériel de terrain de cette recherche que nous avons pu écrire le mémoire de notre D.E.A en Sociologie et Sciences Sociales à l'Université Lumière Lyon2, en juin 1992. Ainsi, notre intérêt théorique pour le phénomène syndical dans l'industrie pétrolière brésilienne remonte déjà à plus de dix ans. Nous disons bien intérêt théorique, car de manière pratique notre contact avec le thème est encore plus ancien : dès le début des années 80 nous étions un militant syndical chez ces travailleurs.

Si nous évoquons ces faits ici, c'est pour pouvoir montrer comment ce processus nous a amené de la quête des déterminants macro-sociaux de l'action des agents à la compréhension de ces pratiques comme un processus complexe d'interprétation et d'intervention des acteurs sur le monde ; processus où les aspects structurels ont un poids considérable, mais jamais de détermination.

Concrètement, au début de notre carrière de chercheur, notre intérêt pour le syndicalisme des travailleurs du pétrole allait dans le sens de vouloir expliquer pourquoi ces travailleurs adoptaient des pratiques syndicales qui nous semblaient, à l'époque, des pratiques "conservatrices" et "aliénées politiquement". Des ouvriers qui, malgré des points en commun avec les travailleurs de la métallurgie de São Paulo – ceux qui avaient renouvelé le syndicalisme brésilien –, n'adoptaient pas le même modèle d'action syndicale d'avant-garde. Ainsi, cherchant appui sur l'arsenal méthodologique de la sociologie du travail et de la sociologie politique, il s'agissait pour nous de trouver les explications à ce conservatisme. Le syndicalisme des travailleurs du pétrole nous apparaissait alors déterminé par trois sortes de facteurs: l'organisation du travail, les rapports paternalistes établis entre l'entreprise et les syndicats et les conditions socio-politiques du pays.

Rétrospectivement, nous pouvons affirmer que, malgré la richesse d'une telle démarche, le défaut de ces explications est qu'elles prenaient pour naturelles les relations entre situations sociales concrètes et les pratiques des acteurs ; comme si les caractéristiques des situations sociales devaient déterminer le sens des actions sociales des hommes. Dans ce cadre, il était difficile de comprendre pourquoi, dans des situations sociales semblables, les acteurs développaient des pratiques sociales divergentes, comme c'était le cas des travailleurs du pétrole de Bahia et les secteurs les plus politisés du prolétariat brésilien.

Toutefois, dès la fin des années 80, les travailleurs du pétrole reprennent les mobilisations ouvrières, justement dans un moment où les syndicats de travailleurs de São Paulo commencent à avoir du mal à maintenir un style syndical trop conflictuel. Dès lors, les représentations sur les travailleurs du pétrole allaient beaucoup changer : on en vient à les considérer à Bahia comme très mobilisés. Quelque chose a dû se passer dans ce court espace de temps pour expliquer un changement si radical dans la façon de percevoir un groupe de travailleurs. Quelque chose est arrivé et ce ne furent pas seulement des transformations structurelles dans la société. Quelque chose s'est passé parmi les idées et les idéologies dominantes chez les travailleurs du pétrole de Bahia. Des changements dans la manière dont ces travailleurs voyaient et interprétaient leur réalité et leur histoire, la situation sociale dans laquelle ils étaient insérés et leurs perspectives d'actions sur cette situation. Autrement dit, pour nous, ce qui a changé fut la perception que les travailleurs du pétrole avaient de leur propre réalité.

C'est à partir de ces constations que nous avons commencé à nous intéresser de plus près aux phénomènes symboliques chez les travailleurs du pétrole de Bahia. Plus concrètement, c'est à partir des "conflits d'interprétation" 2 entre plusieurs groupes syndicaux que nous allons essayer de comprendre l'action syndicale des travailleurs du pétrole. Autrement dit, les changements des pratiques seront ici expliqués en termes de querelles idéologiques et politiques entre les principaux acteurs sociaux à l'intérieur de notre champ d'analyse. Cela ne signifie pas, toutefois, que nous allons laisser dans l'ombre des changements structurels et conjoncturels capables d'avoir influencé la pratique du groupe en étude. Cela signifie, tout simplement, que ces changements macro-sociaux seront vus non comme des déterminants mais comme des influences parmi d'autres, ce qui, nous le croyons, ne pourra qu'enrichir les analyses développées ici.

Avant de présenter l'organisation générale de la thèse, nous aimerions faire quelques commentaires sur la chance que nous avons eue de pouvoir réaliser des études dans un autre pays. Tous ceux qui ont déjà eu l'opportunité d'habiter pendant un certaintemps dans un pays étranger connaissent bien le processus d'éloignement de soi-même qui a lieu dans un tel contexte. Dans un processus semblable à celui vécu par les anthropologues qui partent étudier des sociétés lointaines, dès qu'on habite un pays étranger on se voit obligé de voir son propre pays avec d'autres yeux, avec un regard "étranger". Son pays apparaît alors comme une construction historique et sociale parmi d'autres, où même les modèles scientifiques dominants ne peuvent pas prétendre l'universalité. Dans ces cas, c'est de la symbiose de notre "regard originel" et de notre "regard étranger", celui-ci développé dans le contact avec "un monde étrange", que peuvent naître des "regards autres", peut-être moins déformants que les autres deux.

Certainement, il faut voir dans cette incitation à "rendre étranger" son propre pays et à relativiser ce qui paraissait définitivement établi autrefois, la raison pour laquelle nous jugeons très positive l'expérience de faire une partie de ses études à l'étranger, du moins en ce qui concerne les sciences humaines. Ce qui, en fin de comptes, ne devrait surprendre personne, car n'est-ce pas dans la capacité à rendre moins naturelles les réalités sociales et historiques que se trouvent la vitalité et l'intérêt de ces sciences?

Notes
2.

Nous empruntons l'expression à Ricoeur (1970).