Partie I. Préalables

3. Introduction

3.1. L'industrie du Pétrole Au Brésil: une industrie différente

Cette thèse a pour objet d'étude l'action syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia, au Brésil, entre 1954 et 1995. Ainsi, nous aurons pour cadres temporels deux événements majeurs dans la vie politique du pays : en 1954, le début des activités de la compagnie nationale de pétrole brésilienne, PETROBRAS (un an après l'établissement du principe de monopole d'État sur le pétrole) ; et, en 1995, la votation par le Congrès National de la fin du monopole de l'Etat. Autrement dit, la période dont nous allons nous occuper ici fut traversée par les débats et conflits autour des politiques économiques nationalistes au Brésil.

Il n'est donc pas très difficile de faire ressortir l'intérêt du choix d'un tel thème. Son importance théorique tient non seulement au poids que les travailleurs du pétrole ont eu sur la vie syndicale brésilienne mais, aussi, au fait que l'industrie pétrolière a été un des symboles les plus expressifs des idéologies national-populistes après les années 50.

Tout cela fait de l'industrie pétrolière brésilienne une industrie très particulière. Il n'est pas possible d'étudier un aspect de cette industrie sans faire appel à plusieurs domaines de la vie sociale en même temps. Cela surtout à cause des influences des conjonctures politiques dans la vie interne de l'entreprise nationale du pétrole (PETROBRAS).

De plus, dans l'univers symbolique du pays, PETROBRAS est intimement liée aux politiques nationalistes mises en oeuvre dans les années 50 et 60. Ainsi, pour les Brésiliens, il n'est pas possible de penser à PETROBRAS sans se représenter la campagne "Le Pétrole est à Nous", qui mobilisa de nombreuses catégories de la population dès la fin des années 40, et jusqu'à la création de l'entreprise nationale du pétrole, en 1953; de même, Getúlio Vargas, le leader politique le plus important du pays entre les années 30 et 50, en signant la loi de création de PETROBRAS et de mise en pratique du monopole d'Etat sur le pétrole, lia définitivement son nom à la question pétrolière dans le pays.

Ainsi, notre hypothèse initiale était que l'idéologie nationaliste était si étroitement mêlée à la compagnie pétrolière que cette idéologie était un préalable à l'étude de presque tous les points concernant la vie interne de l'entreprise: de la gestion du travail aux pratiques syndicales des ouvriers, en passant par les politiques d'investissements, les critères de nomination des directeurs et P.D.G., les choix technologiques adoptés et, même, certains aspects purement techniques (durant un certain temps il fut impensable de remettre en question l'idée que le pays disposait d'importantes ressources pétrolières, par exemple).

Une critique que nous faisons aujourd'hui à cette approche, est que nous avions une vison trop substantialiste des idéologies: non seulement elles existaient en dehors des acteurs qui les portaient, mais de plus elles étaient uniques et immuables. Or, un des résultats mis en avant par notre étude est que l'idéologie nationaliste fut interprétée et utilisée de différentes façons à PETROBRAS, selon les acteurs et selon les époques.

Cette idéologie a pris des connotations fort différentes: le nationalisme des ouvriers du pétrole dans les années 60 n'est pas le même que celui des Militaires qui prirent le contrôle du pays lors du coup d'Etat de 1964, par exemple. Ce qui rend les choses complexes est que ces différentes interprétations du nationalisme ont cohabité et se sont influencées au cours du temps.

Ces remarques posées sur le caractère multiple de l'idéologie nationaliste à PETROBRAS, il n'est pas possible de ne pas s'étonner du poids de ces idéologies nationalistes dans la vie et dans l'histoire de la compagnie pétrolière. Dans le contexte brésilien, peu d'entreprises furent autant marquées par les nationalismes. Les a priori nationalistes constituent le fil d'Ariane de l'histoire de la politique pétrolière brésilienne. De même, ces a priori sont à la base des discours des acteurs sociaux à l'intérieur de PETROBRAS.

En vérité, l'industrie pétrolière brésilienne est née et s'est développée sous le prisme du nationalisme. La création de PETROBRAS et la mise en application de la loi du monopole d'Etat sur le pétrole furent le fruit d'une intense mobilisation des groupes sociaux identifiés aux discours national-populistes prônant un modèle de développement économique autonome, basé sur la substitution des importations. PETROBRAS apparut dans ce projet comme le fer de lance capable d'assurer le développement industriel du Brésil, se transformant en un mythe: celui d'une entreprise de "rédemption et de sauvegarde nationale".

Parmi toutes les composantes de la société brésilienne partageant cette vision des choses, les travailleurs de la compagnie pétrolière furent les plus ardents défenseurs du monopole d'Etat et les plus réceptifs à l'idéologie nationaliste en vigueur dans les années 50 et 60. Cela, d'autant plus que ces travailleurs avaient des conditions de travail et des avantages sociaux largement au-dessus de la moyenne des autres travailleurs brésiliens.

Le coup d'Etat de 1964 allait bouleverser le rapport de forces entre les groupes sociaux (avec, notamment, la persécution des représentants des travailleurs) et changer radicalement la politique économique du Brésil. Toutefois, en ce qui concerne la politique pétrolière, peu de changements ont été introduits, car les Militaires considéraient l'industrie pétrolière stratégique pour la défense du pays. De cette manière, tout au long de la dictature militaire (1964-1985), l'industrie pétrolière a gardé intacte son aura d'industrie symbole de la nationalité. De plus, la paix sociale, imposée par les Militaires, à l'intérieur de PETROBRAS – et basée sur le binôme répression des mouvements collectifs plus maintien des avantages salariaux et extra-salariaux – favorisait la préservation de cette vision idyllique parmi les travailleurs.

On voit bien qu'il y a des points qui rapprochent l'industrie pétrolière brésilienne d'autres industries importantes en Amérique Latine: l'industrie minière au Chili (voir Zapatta, 1987a), l'industrie pétrolière au Mexique (voir Prevot-Schapira, 1982 et 1987), etc. Dans ces cas aussi, une industrie fort importante pour l'économie du pays a donné lieu à des conditions très favorables à ses ouvriers et a suscité le développement de représentations sociales nationalistes. De même, l'arrivée au pouvoir des groupes politiques et militaires plus autoritaires ou moins proches des travailleurs, au Brésil comme ailleurs, n'a pas changé radicalement les choses. Toutefois, la différence plus évidente entre l'industrie pétrolière brésilienne et d'autres industries latino-américaines est le fait que le Brésil n'a jamais été un grand producteur de brut. Autrement dit, l'importance de cette industrie au Brésil a toujours été plus politique et symbolique qu'économique.

Quoiqu'il en soit, concernant l'industrie du pétrole au Brésil, ce n'est que lors du processus de démocratisation que la situation allait commencer à se transformer. L'éloignement des Militaires des centres du pouvoir et l'aggravation de la situation économique du pays aidant, les débats sur le bien fondé d'une flexibilisation de la politique pétrolière et, même, d'une éventuelle privatisation de PETROBRAS reviennent à l'ordre du jour. En même temps, la reprise de vitalité du mouvement syndical dans le pays a eu d'importants retentissements chez les ouvriers du pétrole: des grèves et des mouvements importants ont été organisés, le nombre de travailleurs syndiqués a augmenté, etc. De même, autre signe des transformations de l'action syndicale de ces travailleurs, des groupes de visions idéologiques divergentes ont commencé à se battre pour obtenir le contrôle des syndicats ; dans ces querelles, le nationalisme restait une monnaie courante : les uns et les autres renchérissaient pour mettre en valeur les résultats de leurs stratégies pour la défense du monopole d'Etat et de PETROBRAS.

Le débat sur le pétrole allait devenir encore plus important durant les années 90, avec l'ascension au pouvoir de groupes portés par les discours libéraux. C'est ainsi qu'en 1995, lors d'une grève nationale des travailleurs du pétrole, le gouvernement fait approuver, avec le soutien de la majorité de la population brésilienne, la fin du Monopole d'Etat, laissant ouvert le chemin pour des changements plus radicaux dans l'industrie pétrolière du pays. Cela devant l'impuissance du mouvement syndical du pétrole, profondément divisé et incapable de faire obstacle à cette mesure.

Dès lors, une des façons d'aborder cette thèse est de la considérer comme une tentative de compréhension du processus par lequel le nationalisme laissa ses empreintes dans le discours et dans les querelles syndicales au sein de la compagnie pétrolière du Brésil. Ce qui peut nous aider à mieux cerner les déplacements symboliques autour du nationalisme et, même, de l'identité nationale dans ce pays. Cela dans la mesure où nous pensons que les changements survenus dans la législation pétrolière brésilienne sont un reflet évident non seulement des transformations des rapports de force entre les groupes sociaux brésiliens mais, aussi, de la manière dont les Brésiliens voient leur avenir : un avenir moins marqué par l'idéal nationaliste et plus par l'idée d'une citoyenneté au quotidien.