3.2. De l'influence des conjonctures

Ces remarques introductrices nous renvoient à un débat important dans le domaine de la sociologie du travail sur le rôle joué par la technologie automatisée et par les conjonctures sociales sur certaines caractéristiques de l'industrie pétrolière. Ainsi, des auteurs comme Blauner (1964), Mallet (1969), Galle et Vatin (1981), etc. ont développé l'idée que la technologie était le point déterminant pour comprendre les relations de travail à l'intérieur de l'industrie pétrolière.

Ayant un autre point de vue et voulant récupérer la place des conjonctures socio-économiques, politiques et culturelles sur cette industrie, le sociologue anglais Duncan Gallie (1978) mettra en doute les présupposés de certains de ces auteurs, considérés trop attachés aux explications technologiques à propos des rapports sociaux dans l'industrie du pétrole. Pour Gallie, ces auteurs peuvent être rangés en deux groupes: un premier, pour qui l'automatisation (et l'industrie pétrolière fut une des premières à s'en servir, surtout dans le raffinage) était un facteur d'intégration des travailleurs et un deuxième pour qui l'automatisation était, au contraire, un facteur permettant aux travailleurs de contester le système capitaliste de l'organisation du travail et de la production.

Toujours d'après Gallie (1978), un des principaux représentants de la première tendance était le sociologue Robert Blauner (1964) pour qui l'automatisation était un facteur important d'intégration sociale des travailleurs. Cela, dans la mesure où l'automatisation restituerait aux travailleurs le sens du contrôle sur le processus productif car le rythme de travail était indépendant du rythme de la machine ; de plus, leur position dans le processus de travail leur permettait d'avoir une vision plus globale du processus productif. Pour Blauner, tout ceci amènerait les travailleurs à adopter une perspective de classe moyenne, socialement intégrés à l'entreprise et sans intérêts syndicaux très forts.

Un autre représentant de ce courant de pensée est Joan Woodward (1965), laquelle met en relation l'utilisation de l'automation industrielle dans les processus de production et l'amélioration des relations entre direction et ouvriers. Selon elle, dans la mesure où le système de contrôle de la force du travail devient incorporé par la technologie dans les usines automatisées, de nombreux conflits industriels tendent à disparaître.

Dans la tendance opposée, Gallie (1978) range les sociologues Serge Mallet et Pierre Naville. Pour Mallet (1969), les travailleurs des industries à processus continus (dont le raffinage pétrolier), contrairement aux autres travailleurs , tendent à centrer leurs demandes sur la sphère de la production et non seulement sur celle de la consommation. Pour lui, cela provient du fait que l'intégration objective de ces travailleurs – intégration différente de l'intégration sociale de Blauner – se traduit par la reconnaissance d'une dépendance mutuelle entre travailleurs et entreprise. Cela aurait comme conséquence la conquête de certains avantages par les travailleurs (niveau de salaires, stabilité de l'emploi, etc.), leur donnant ainsi les moyens de devenir une classe révolutionnaire capable, à partir de la lutte pour un plus grand contrôle sur la production, de combattre le modèle capitaliste de l'organisation sociale.

Déjà pour Naville (1964), le travail dans les entreprises à haute technologie et automation, loin d'être agréable et d'occasionner des satisfactions aux travailleurs, est, par essence, insatisfaisant. Pour lui, l'automation induit la rupture finale entre le producteur et le produit, éliminant tout le sens de la relation personnalisée entre l'ouvrier et la machine. De plus, la perception par les travailleurs des modèles de pouvoir dans l'ensemble de la société est favorisée dans les industries automatisées, car l'automation mène à la dissociation réelle entre la forme d'organisation des machines et celle des hommes dans la réalisation du travail ; cela aurait comme conséquence le dévoilement de la véritable face de l'organisation du travail : celle d'être socialement déterminée, conditionnée aux impératifs de la classe sociale dominante. Ainsi, pour Naville (1964), l'automation mettrait à nu le modèle hiérarchique en vigueur, tant au niveau de l'entreprise que dans la société dans son ensemble.

Tous ces auteurs, d'après la critique de Gallie, ont comme point commun un certain déterminisme technologique dans leurs analyses. Ils n'ont pas tenu compte du fait que la technologie automatisée de l'industrie pétrolière surgit dans un contexte culturel et social spécifique ; de sorte qu'une même technologie peut avoir des applications et des influences, elles aussi, différentes. Ainsi, une des conclusions les plus intéressantes de l'étude comparative de Gallie, sur deux raffineries britanniques et deux raffineries françaises, est que, dans la compréhension des relations industrielles en vigueur dans ces unités, les différences des contextes nationaux étaient beaucoup plus importantes que celles d'origine technologique entre les raffineries. Il attire spécialement notre attention sur quelques facteurs (sur lesquels l'influence des contextes nationaux est évidente) qui peuvent devenir des critères explicatifs plus pertinents que le niveau d'automation dans l'étude des relations industrielles: la structure du pouvoir de la direction des entreprises (plus ou moins autoritaire) et l'état du mouvement syndical (plus ou moins représentatif, capable ou non d'influencer le comportement individuel des ouvriers, etc.).

Dans une logique semblable, nous donnons une grande importance aux contextes et conjonctures socio-politiques dans cette étude. Non que ces conjonctures puissent tout expliquer sur notre thème de recherche. Il ne s'agit pas de fuir le déterminisme technologique pour tomber dans les bras d'un déterminisme de type macro-social. Si, comme l'on sait, des conditions sociétales semblables donnent lieu à des pratiques sociales différentes, c'est bien la preuve que ce qui doit être privilégié dans les analyses sociologiques n'est pas la "réalité sociale" en tant que "réalité objective" et extérieure aux individus, mais la façon dont les agents sociaux interprètent cette réalité et, donc, comment ils définissent leurs pratiques et leurs stratégies.

De cette manière, nous posons comme hypothèse que, dans le cas de l'industrie du pétrole au Brésil, il n'est pas possible de comprendre les pratiques syndicales des travailleurs sans prendre en compte des changements importants survenus dans la société brésilienne: la place du mouvement syndical dans l'équilibre des forces dans le pays, les transformations symboliques autour de la question pétrolière, le rôle de l'Etat dans la régulation des rapports sociaux, etc. Il faut tenir compte, notamment, des particularités de la législation syndicale brésilienne (dont on parle comme étant corporative 4 ) et de la façon dont laquelle les travailleurs du pétrole l'ont adaptée à leur réalité.

De plus, du fait de l'importance symbolique de PETROBRAS, à chaque changement politique dans le pays, les nouveaux groupes dominants se sentaient dans l'obligation d'imposer à l'entreprise pétrolière le suivi de certaines règles "politiques". Le fait que la nomination du P.D.G. de cette compagnie a toujours été de l'entière responsabilité du président de la République a certainement eu un poids important, car après chaque élection, les nouveaux présidents faisaient question de nommer "leur" P.D.G. pour PETROBRAS.

Ces éléments nous aident à cerner les difficultés auxquelles le chercheur est confronté, dès lors qu'il essaye de comprendre les caractéristiques essentielles de l'action syndicale des travailleurs de cette entreprise. Nous avons, devant nous, un objet d'étude qui défie la spécialisation des sciences humaines, car en soulignant un des visages du problème (que ce soit fait dans la logique de l'économie, de la science politique, de l'anthropologie, de l'histoire ou de la sociologie), nous restons avec l'impression d'avoir laissé dans l'ombre des points aussi essentiels que ceux que nous avons abordés.

Nous sommes face à un phénomène social proche de ce que Mauss (1983) définissait en termes de "fait social total" ; un fait social touchant à plusieurs domaines de la vie en société. Un fait qui ne peut être compris en dehors d'une compréhension de la société dans son ensemble. Ce n'est pas un fait capable de tout expliquer d'une société, mais qui nécessite, pour être bien compris, que les chercheurs prennent en considération plusieurs domaines de la vie sociale.

Néanmoins, cette caractéristique "totale" de notre sujet ne doit pas nous empêcher de mettre en lumière ce qui lui est propre et qui fonde sa spécificité. Autrement dit, dans la compréhension de notre objet d'étude, nous allons donner une priorité aux spécificités, à ce qui relève des enjeux propres aux contextes locaux, dans lesquels les acteurs sont insérés. Simplement, ces contextes ne sont pas à l'abri des influences externes, venues des conjonctures régionales ou nationales et celles provenant d'autres contextes plus lointains.

Ainsi, l'étude sur les formes de l'action syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia, pose la question de la dialectique entre le global et le particulier, entre le macro-social et le micro-social, entre l'ensemble sociétal et les champs particuliers qui composent cet ensemble. Surtout, en ce qui concerne les influences des conjonctures sociopolitiques sur l'univers rapproché des acteurs.

Notes
4.

Voir notamment Rodrigues (1986), Almeida (1985), Costa (1986), etc.