3.4. L'interne et l'externe

Ainsi, nous avons construit cette thèse autour de deux axes majeurs: d’un côté l'analyse des enjeux internes à l’entreprise pétrolière du Brésil, et surtout, la façon dont le syndicalisme des ouvriers du pétrole s’est constitué, dans le temps, vis-à-vis des politiques de gestion menées par l’entreprise et vis-à-vis de la constitution historique des acteurs sociaux dans ce domaine; d’autre part, précédant et situant le contexte où se situe la scène de cette recherche, il sera question de s'interroger sur les rapports qui peuvent exister entre des contextes et conjonctures différents, entre l’ici-maintenant et l’ici-autrefois ou, encore, entre l’ici et le là-bas; bref, entre les contextes particuliers et les contextes généraux.

Sous-jacente à ces problématiques on retrouvera la question de la temporalité des actions syndicales. S’il y a une idée clé qui nous a guidé dans l’élaboration de cette thèse c'est bien l’idée que les actions humaines ne peuvent être étudiées en dehors d’un cadre temporel, autrement dit d’un cadre historique. Dans la mesure où le passé et l’histoire se posent comme contingence cognitive de tout un chacun, l’analyse de situations sociales concrètes ne peut passer outre. Concernant notre thème de recherche, cela signifie donner plus de place à la mémoire comme un des lieux de constitution de l’identité sociale des ouvriers du pétrole. De fait, l’établissement de la mémoire sociale du groupe a été un des enjeux majeurs dans les conflits pour le contrôle du syndicat et aussi dans les pratiques de mobilisation des ‘petroleiros’; aussi bien celles menées par l’entreprise que celles menées par les syndicats.

De façon pratique, cela signifie que nous essayerons d’argumenter en faveur d’un point de vue plus proche de la réalité et moins tourné vers la construction de lois, qu’il s’agisse du Brésil ou de Bahia. Refusant, par exemple, la manière dont les tenants de l’école de la dépendance interprètent l’histoire du sous-continent latino-américain 5 , nous nous efforcerons de montrer que malgré le fait que ces études pointent un phénomène concret, à savoir la ‘dépendance’ vis-à-vis des pays centraux, l’accent qu’ils mettent sur ce point est surévalué. Une des raisons de cet accent disproportionné nous semble être le souci de ces auteurs de construire des théories générales censées être capables d’expliquer l’histoire sinon de tous les pays de l’Amérique Latine, du moins des pays les plus importants. Ces théories privilégient toutes les similitudes, les points communs à la majorité des pays de l’Amérique Latine, reléguant au deuxième plan ce qui nous semble être tout aussi fondamental, les différences. Si l’on ne peut nier que certains traits de l’histoire de ces pays sont très proches de prime abord, personne ne pourra nier, non plus, que les différences existantes (même entre des pays jugés très proches: entre l’Argentine et le Chili, par exemple, ou entre l’Argentine et le Brésil), sont loin d’être négligeables.

Ce qui est en jeu ici est la ‘pertinence nomologique’ de ces théories, leur capacité à construire des modèles explicatifs sur certains problèmes relatifs à l’Amérique Latine. En ce qui nous concerne, nous pensons que ces théories sont plus intéressantes par les problèmes qu’elles mettent en évidence que par les réponses qu’elles en donnent. Autrement dit, plus qu’expliquer le pourquoi des similitudes existantes en Amérique Latine, nous pensons qu’il est important de rendre visible la possibilité de chaque pays et, dans chaque pays, de chaque région, de chaque ville, etc. d'être unique, d'avoir des logiques différentes. Cela signifie donner plus de place aux enjeux ‘locaux’ et conjoncturels des phénomènes sociaux.

On le voit bien, cette argumentation est un plaidoyer pour un plus grand ancrage empirique des recherches en sciences sociales. Cependant, cela n’élude pas la question de comprendre les similitudes entre des sociétés différentes. Une question importante, à laquelle on ne peut donner de réponses que particulières, de réponses provisoires, liées toujours à un contexte donné. Mais, à titre indicatif, on pourrait s’aventurer à reprendre comme hypothèse l’idée avancée en premier lieu par les anthropologues diffusionnistes 6 . Ils mettaient l’accent sur les contacts entre les sociétés pour expliquer des points culturels communs. Pour eux, que deux sociétés aient des points en commun n'est pas une preuve d'un même niveau de développement technologique ou que ces deux sociétés sont confrontées à des problèmes similaires; ils ont plutôt tendance à privilégier les échanges entre les sociétés et les groupes pour comprendre ce phénomène.

Adopter, avec les réserves nécessaires, un tel point de vue signifie considérer des phénomènes tels que le populisme ou le nationalisme en Amérique Latine, non comme de simples épiphénomènes de l’urbanisation ou de l’industrialisation, mais d’abord comme des faits politiques et idéologiques liés aux débats d’idées et aux conflits politiques. Non que le populisme n’ait eu aucun lien avec les transformations économiques et sociales que les sociétés latino-américaines ont subies, mais ces transformations structurelles ne sauraient expliquer les différences entre les divers processus de nature populiste et nationaliste dans les pays de la région. Cela montre bien, à notre avis, que les causes de ces différences doivent être recherchées dans les idées et dans les idéologies dominantes de chaque époque et de chaque pays. Cela signifie qu’une idée dominante dans un pays peut être ‘exportée’ vers un autre, qu’une société n’est pas un système étanche, où les gens ne savent pas ce qui se passe dans d’autres sociétés, et où il n'y a que les influences internes. Mais, pour qu’une idée devienne importante dans un contexte donné, il faut qu’elle soit adaptée à la réalité locale, il faut qu’elle soit internalisée, rendue visible aux acteurs vis-à-vis des enjeux locaux.

L’industrie pétrolière brésilienne présente plusieurs caractéristiques qui nous permettent de mieux visualiser les influences que certaines idées développées dans un contexte donné peuvent avoir dans d’autres contextes. Car l‘histoire de l’industrie du pétrole brésilienne a été marquée par la présence de représentations sociales qui mettaient en avant le danger représenté par les entreprises pétrolières internationales pour l'indépendance politique des nations. Et, de même, par l’idée que la rentabilité de cette industrie pourrait suffire aux pays producteurs pour jeter les bases de leur industrialisation. Dans ce sens, la confrontation du cas brésilien avec d’autres cas dans le monde pourrait nous aider à mieux comprendre ce qui constitue, concernant ce thème, la spécificité du Brésil. Il s’agira donc d’une comparaison négative, qui ne veut pas mettre en avant les points en commun, mais, au contraire, mettre en avant les différences, les spécificités de chaque pays. Ainsi, en prenant comme "contre exemple" du Brésil le cas des industries pétrolières dans deux pays si différents que la France et le Mexique (choix plus ou moins hasardeux), nous voulons montrer ce qui, dans l’industrie brésilienne du pétrole, peut être considéré comme une "évolution" autonome et ce qui peut être considéré comme un "emprunt" venu d’ailleurs, bien que contextualisé dans la réalité brésilienne.

Cette problématique, entre ce qui relève du général et ce qui relève du particulier, revient quand nous abordons les études sur le Brésil. Ici encore, la tradition la plus répandue dans les sciences sociales brésiliennes, prétend pouvoir expliquer les processus sociaux à partir d’une conception essentialiste: il s’agit d’indiquer, quelles que soient les positions théoriques des chercheurs, les traits qui font du Brésil le Brésil et des Brésiliens les Brésiliens. Aussi bien pour les anthropologues que pour les sociologues et les historiens, la quête de ‘‘l’être’’ du Brésil et des Brésiliens a toujours été une des priorités de la recherche. Cependant, ce faisant, on laissait de côté un phénomène à notre avis fort important pour la compréhension de la complexité brésilienne, nous voulons parler des différences régionales. Vis-à-vis de cette question on a souvent adopté alternativement les deux options suivantes: soit on parlait du Brésil à partir de la situation de la région la plus importante au niveau économique et politique (le Nord-Est jusqu’au XIXème siècle, le Sud-Est dans ce siècle), soit on adoptait une perspective très particularisante, avec des études de cas sur tel ou tel Etat, sur telle ou telle région. Les études proposant d’envisager le pays dans sa diversité régionale et culturelle sont rares au Brésil. Cela est particulièrement pertinent en ce qui concerne les études sur le syndicalisme, sur le nationalisme, sur le populisme et sur la politique d'une manière générale.

Ce que nous proposons de faire dans la deuxième partie de cette thèse est d’étudier le syndicalisme des ouvriers du pétrole de Bahia en tenant compte des diversités régionales brésiliennes. Pour ce faire, nous ne pensons pas centrer notre analyse exclusivement sur la réalité bahianaise, faisant comme si la région de Bahia constituait une entité autarcique. Tout en prenant en considération les spécificités de l'État de Bahia, nous pensons qu’il est nécessaire de ne pas négliger les tendances à l'oeuvre dans d'autres régions du Brésil; du fait même que le Brésil est un État nation, ces tendances font partie de la réalité bahianaise. Cela est évident en ce qui concerne les rapports entre le régionalisme et le nationalisme à Bahia pendant les années 50 et 60 ; si le nationalisme était particulièrement puissant au niveau national, à Bahia ce nationalisme s'amalgamait avec le régionalisme bahianais. Ce régionalisme, bien que non incompatible avec la montée du nationalisme dans le pays, reposait la question nationale d’une façon différente de la région Centre-Sud du pays; là-bas le nationalisme tendait à effacer les différences entre les diverses régions du Brésil, reproduisant ainsi les discours de ceux qui prétendaient, ainsi, fortifier les solidarités parmi les Brésiliens; à l’inverse, à Bahia le nationalisme n’empêchait pas l’affirmation des spécificités régionales. Le régionalisme bahianais, dans un mouvement défensif contre "la domination" à la fois économique, politique et culturelle des États du Centre-Sud du pays, développera un discours mettant en valeur le passé fastueux de Bahia et la nécessité de l’action concertée de tous les Bahianais pour promouvoir le retour de l’influence et du pouvoir de l’État de Bahia dans l’ensemble national; le régionalisme ne se posait donc pas comme le contraire du nationalisme, mais plutôt comme le préalable d’une véritable participation de Bahia à la grandeur nationale.

Il est bien évident que ce régionalisme-là était mis en avant par les groupes économiques dominants de Bahia. Mais, de la même façon que pour le nationalisme, le régionalisme bahianais n’avait pas le même sens pour les travailleurs que pour les entrepreneurs industriels ou pour les banquiers. Ainsi, la critique, si souvent faite au nationalisme et, par extension, aux régionalismes, soulignant le côté manipulateur de ces idéologies n’est qu’en partie vraie. Du côté des ouvriers et des classes populaires le nationalisme (et les régionalismes) était avant tout une stratégie de construction d’une identité sociale valorisée au niveau symbolique.

Tous ces développements nous mènent au coeur de notre sujet (les actions syndicales des ouvriers du pétrole à Bahia) et à la façon dont nous l’avons traité auparavant. Nous avons commencé à aborder ce thème avec la certitude que les ouvriers du pétrole, après avoir été, dans les années 60, le groupe de travailleurs le plus actif de Bahia, étaient devenus un groupe conservateur lors de la rédémocratisation brésilienne. Le fait que nous étions nous-même, à l’époque, un acteur engagé dans les querelles syndicales de ces travailleurs a certainement influencé cette façon de voir les choses. De ce fait, nous avons commencé à rechercher des signes extérieurs qui pouvaient expliquer le comportement syndical des ouvriers du pétrole de Bahia: la gestion du travail, les conjonctures politiques, l’idéologie nationaliste, etc. C’est à partir de la déception provoquée par les résultats ainsi obtenus que nous avons commencé à nous interroger sur la manière dont les travailleurs du pétrole abordaient leur passé. Dès lors, le concept de mémoire sociale a commencé à occuper une place importante dans notre réflexion. Non une mémoire sociale ou collective réifiée, ayant une vie propre, distincte de la mémoire des acteurs; mais, une mémoire qui se constitue socialement, dans les débats et dans les conflits entre les personnes et entre les groupes visant à établir la bonne interprétation des expériences communes. Dans ce processus d’établissement de la mémoire sociale, base de l’identité sociale d’un groupe, les rapports entre les générations ne sont pas minces, car c’est du point de vue du vécu personnel et générationnel qu’une mémoire établie socialement peut devenir pertinente. Dans cette perspective, les rapports entre l’histoire et la mémoire mythique (les deux manières principales de fixation du passé) sont plus complexes qu’on ne le croît; car l'enjeu de légitimation de toute mémoire est de pouvoir s’imposer comme un récit historique.

Concrètement, toutes ces remarques nous amènent à considérer le syndicalisme chez les ouvriers du pétrole tantôt dans l'optique des processus de constructions des identités sociales, tantôt dans l'optique institutionnelle. Autrement dit, le syndicat est en même temps une organisation bureaucratique et une forme historique d'action collective; de ce fait, dans cette étude, nous envisageons de prendre en compte aussi bien les enjeux internes à la vie syndicale (les querelles de pouvoir, les stratégies de mobilisations, etc.) que les aspects externes: les politiques de gestion du travail de l'entreprise, les conjonctures politiques à Bahia et au Brésil, etc. Cependant, il sera toujours question de voir comment ces influences externes ont été "internalisées", c'est-à-dire comment elles ont influencé les pratiques et les stratégies des acteurs au niveau du 'champ syndical'.

Tout cela signifie qu'ici nous allons donner autant d'importance aux idéologies et représentations sociales des acteurs – en tant qu'explications pertinentes des phénomènes que nous voulons expliquer – qu'aux grandes transformations macro-structurales et économiques de la société brésilienne. Non que ces transformations n'aient pas d'influence sur les pratiques des acteurs, loin de là. Mais, à l'instar des courants actuellement hégémoniques dans les sciences humaines 7 , nous pensons que les influences de la structure socio-économique sur l'action des hommes sont biaisées par les représentations mentales que ces hommes se construisent pour interpréter leur réalité. Ces représentations sont donc une sorte de filtre pour lire le monde et les changements qui y surviennent.

Ainsi, si nous ne pouvons pas ne pas prendre en compte les tendances macro-structurelles, celles-ci ne suffisent pas comme éléments d'explication des phénomènes que nous voulons comprendre. D'où notre volonté d'intégrer les niveaux macro et micro d'explication; autrement dit, entre les contextes éloignés et ceux plus rapprochés des acteurs.

Notes
5.

Voir Cardoso et Falleto (1978).

6.

Pour une vue d'ensemble des idées diffusionistes voir Sapir (1987).

7.

Tendance où l'influence de la démarche Webérienne n'est pas des moindres.