3.5. Le nationalisme en tant qu'affaire de mémoire

Dans cette perspective, nous essayerons de répondre à plusieurs questions qui nous semblent importantes pour comprendre cette problématique: comment les salariés de PETROBRAS (la compagnie pétrolière nationale du Brésil) à Bahia ont-ils construit leur identité dans le temps? Comment cette identité a-t-elle été influencée par la mémoire des temps passés? Quels rapports y a-t-il entre cette identité, ces identités plutôt, et les pratiques syndicales? Quel poids a eu le nationalisme par rapport à ces pratiques? Comment les pratiques de gestion de PETROBRAS ont-elles agi sur les pratiques des travailleurs? Comment les conjonctures sociales et politiques sont-elles intervenues dans le syndicalisme des ouvriers du pétrole? etc. Il sera donc question de montrer ce qui fait la particularité des ouvriers du pétrole; et ce qu'ils ont, ou ont eu, en commun avec les autres travailleurs de Bahia et du Brésil.

La principale hypothèse que nous allons essayer de démontrer ici, est que l'action syndicale des travailleurs du pétrole a été profondément marquée par les idéologies nationalistes et par les souvenirs des débuts du syndicalisme chez ces travailleurs. Idéologies et souvenirs préservés dans la mémoire sociale du groupe et réactualisés par les différentes tendances se disputant l'hégémonie syndicale dans l'industrie du pétrole de Bahia.

Ainsi, dans ce contexte, un des enjeux majeurs de l'activité syndicale sera l'établissement de la "bonne" mémoire du groupe et de la "bonne" interprétation des événements les plus marquants du passé. De la sorte, les querelles syndicales entre les différentes tendances seront avant tout des querelles de mémoires; ou plutôt, des querelles d'interprétations des événements préservés dans la mémoire sociale.

Cela, dans une industrie fort symbolique (en raison de sa place dans les discours nationalistes) et dans un cadre régional marqué par l'émergence d'un discours régionaliste important, transformait ces "querelles de mémoire" en "querelles idéologiques" ; le nationalisme et le régionalisme étant les véritables enjeux autour de l'établissement des "bons souvenirs".

Tout cela a éveillé notre attention sur la capacité explicative, en ce qui concerne notre thème, des concepts de "mémoire collective" (de "mémoire partagée", nous semble plus correct) et de "conflit générationnel". Cependant, le constat que chaque génération (qui dans le cas étudié ne se restreint pas seulement à l'âge chronologique des individus, mais aussi à la période d'entrée de ces individus dans la vie professionnelle ou syndicale, car faire partie d'une génération est partager des expériences communes et une certaine manière de voir le monde) possède une mémoire à préserver (y compris visions du monde, mythes, idéologies, souvenirs, etc.) ne doit pas nous faire oublier que les conflits entre générations n'éliminent pas les conflits internes à chaque génération.

C'est à partir de la dialectique de ces deux types de conflits que nous proposons de comprendre l'histoire syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia. Cela surtout au cours des années 80, quand l'ouverture démocratique du pays associée à une période de crise économique a eu comme conséquence la croissance des conflits du travail dans l'ensemble de la société brésilienne. Chez les travailleurs du pétrole de Bahia, cette conjoncture va rendre possible le développement d'un conflit ouvert entre des jeunes militants syndicaux de gauche et des leaders syndicaux plus âgés (certains originaires de l'époque populiste).

Les contours de ce conflit seront définis aussi bien par des questions politiques plus générales (le rôle des syndicats dans le processus d'ouverture démocratique, le destin à donner à la législation syndicale de tendance corporative, le nationalisme, etc.) que par des questions plus localisées (types de rapports à maintenir avec l'entreprise, stratégies de mobilisation, etc.). Toutefois, ce conflit gagnera un visage public surtout comme un "conflit de génération" ayant comme principal enjeu l'établissement de la bonne mémoire sociale du groupe.

Avec une telle hypothèse, notre dette vis-à-vis des théorisations sur la "mémoire collective" développées par Halbwachs (1952 et 1968) est évidente. Comme l'on sait, le mérite revient à Maurice Halbwachs d’avoir été le premier à traiter la mémoire en dehors d’un cadre psychologique ; la mémoire comme un construit social. A la question: comment se fait-il que certains souvenirs restent et d’autres pas, Halbwachs répond en renvoyant à la dimension collective de la mémoire. Refusant l’idée bergsonnienne d’une mémoire individuelle autocentrée, créatrice de sa propre dynamique, il essaiera de montrer les rapports existants entre les souvenirs individuels et l’appartenance des individus aux groupes sociaux ; pour lui, seuls les souvenirs liés aux groupes sociaux avec lesquels sont entretenues des relations, réelles ou imaginaires, peuvent être conservés en mémoire ; cela serait vrai même pour les souvenirs les plus intimes, les plus personnels:

‘<<Mais nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappelés par les autres, alors même qu’il s’agit d’événements auxquels nous seuls avons été mêlés, et d’objets que nous seuls avons vus. C’est qu’en réalité nous ne sommes jamais seuls. Il n’est pas nécessaire que d’autres hommes soient là, qui se distinguent matériellement de nous: car nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas.>> (Halbwachs, 1968: 2).’

Ce qui l'amènera à développer la notion de ‘mémoire collective’, car si seuls les souvenirs que nous partageons avec d’autres sont préservés, ce serait bien la preuve de l’existence d’une mémoire appartenant ‘‘à tout le monde’’, mais qui ne se confond pas avec les mémoires individuelles qui lui servent de support:

‘<< ... si la mémoire collective tire sa force et sa durée de ce qu’elle a pour support un ensemble d’hommes, ce sont cependant des individus qui se souviennent, en tant que membres du groupe.(...) Nous dirions volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, que ce point de vue change suivant la place que j’y occupe, et que cette place elle-même change suivant les relations que j’entretiens avec d’autres milieux. Il n’est donc pas étonnant que, de l’instrument commun, tous ne tirent pas le même parti. Cependant, lorsqu’on essaie d’expliquer cette diversité, on en revient toujours à une combinaison d’influences qui, toutes, sont de nature sociale.>> (Halbwachs, 1968: 31). ’

Mais, si la mémoire individuelle dépend en partie des groupes auxquels nous appartenons, cela signifie que chaque groupe a une mémoire différente et que la mémoire n’est rien d’autre qu’une reconstruction du passé ; reconstruction réalisée socialement et selon les contingences du présent:

‘<<... le souvenir est dans une très large mesure une reconstruction du passé à l’aide de données empruntées au présent, et préparée d’ailleurs par d’autres reconstructions faites à des époques antérieures et d’où l’image d’autrefois est sortie déjà bien altérée. (...) Nous pouvons donc appeler souvenirs bien des représentations qui reposent, au moins en partie, sur des témoignages et des raisonnements. Mais alors, la partie du social ou, si l’on veut, de l’historique dans notre mémoire de notre propre passé, est bien plus large que nous ne le pensions.>> (Halbwachs, 1968: 58).’

La pluralité de mémoires dans la société, chaque mémoire collective liée à un groupe social, posent aussi la question de la diversité des rapports au temps, de la temporalité ; selon lui, chaque groupe social a sa propre temporalité, sa propre façon de concevoir le temps, le temps ici conçu de façon non statique, non universelle:

‘<< Comment un peuple qui n’a derrière lui qu’une courte histoire se représenterait-il le même temps que d’autres dont la mémoire peut remonter dans un passé lointain? C’est par une construction artificielle qu’on fait entrer ces deux temps l’un dans l’autre, ou qu’on les pose l’un à côté de l’autre sur un temps vide, qui n’a rien d’historique puisqu’en définitive ce n’est plus que le temps abstrait des mathématiciens.>> (Halbwachs, 1968: 100).’

Ces longues citations se justifient parce qu’elles laissent voir toute l’originalité et toute la portée des théorisations d’Halbwachs. Originalité, car pour la première fois un auteur essaie de trouver les liens entre la mémoire individuelle et les ‘‘cadres sociaux’’, mettant notamment l’accent sur la prégnance du présent (les enjeux actuels, les groupes auxquels on appartient actuellement, etc.) dans la reconstruction du passé ; peu importe que cette reconstruction s'opère par le biais de la mémoire historique ou de la mémoire sociale, pour lui, c’est le présent qui commande la dynamique de la mémoire. De plus, Halbwachs attire l’attention sur le rôle que joue la mémoire collective dans le renforcement des solidarités à l’intérieur d’un groupe: il va jusqu’à affirmer que s’il y a oubli d’une époque par le groupe, c’est que le groupe n’est plus le même. Il va aussi accorder toute son importance à la question du temps social, dans la perspective de la multiplicité des temps sociaux, et des mémoires, dans une société ; chaque groupe ayant son propre rapport au temps. Ce qui sera plus tard repris par Gurvitch (1960) et par Sue (1994).

Au départ, le concept de mémoire collective n'a pas eu un grand retentissement dans le cadre de la sociologie. Mais, si ce manque d’intérêt fut réel en ce qui concerne les sociologues, il n’en alla pas de même pour les historiens qui, à l’instar de Marc Bloch, comprirent très vite la portée, pour leur discipline, du concept de mémoire collective, si imparfait soit-il. Ce qui explique, peut-être, le goût prononcé des historiens, visible même aujourd’hui, pour la problématique de la mémoire et de ses rapports avec l’histoire, comme le montrent les travaux de Finley(1981), Hobsbawn et Ranger (1883), Le Goff (1988), Nora (1984), parmi d’autres.

Dans une perspective proche de celle d'Halbwachs, Roger Bastide (1970), dans une étude sur la mémoire sociale afro-brésilienne, a mis l’accent sur les formes d’organisation du groupe pour la préservation des souvenirs. Refusant de concevoir la mémoire collective comme extérieure aux individus, ayant une vie propre, indépendante des souvenirs individuels, Bastide insistera surtout sur le rôle que certains individus jouent dans la préservation des souvenirs concernant un groupe social. Ici ce n’est plus le groupe en tant qu’entité unique qui préserve certains souvenirs, mais ce sont des individus ayant une place spécifique dans le groupe qui oeuvrent pour la préservation d’une certaine mémoire. Ainsi, il explique notamment que les ‘‘survivances’’ culturelles des noirs au Brésil sont liées au fait que les noirs venus comme esclaves dans ce pays appartenaient à des ethnies spécifiques, et plus encore, à des milieux sociaux spécifiques à l’intérieur de ces ethnies. Le fait que dans le passage d’un continent à l’autre, certains rites religieux africains n’ont pas pu survivre, est expliqué comme étant la conséquence d’un esclavage sélectif: il a touché différemment le groupe originel en Afrique ; certains milieux ont été épargnés et d’autres pas.

De cette manière, tout en acceptant le postulat selon lequel le présent délimite la direction de la préservation des souvenirs, Bastide insistera sur le rôle que certains individus jouent, au sein des groupes, dans cette préservation. Pour lui, la mémoire est avant tout une affaire individuelle ; mais, dans la mesure où les individus ont une place dans la structure d’un groupe, certains d'entre eux peuvent faire partager la mémoire qu’ils portent avec d’autres. C’est en ce sens seulement que Bastide conçoit que certains individus puissent être porteurs de la mémoire d’un groupe social.

Mais, dans la mesure où chaque individu a une mémoire différente, <<...la mémoire collective est bien une mémoire de groupe, mais c’est la mémoire d’un scénario - c’est-à-dire de liaisons entre des rôles - ou bien encore la mémoire d’une organisation, d’une articulation, d’un système de rapports entre individus.>> (Bastide, 1970: 92). Autrement dit, pour Bastide, si l’on peut parler d’une mémoire collective, il ne faut pas oublier que << ... les contenus de cette mémoire collective n’appartiennent pas au groupe, ils sont la propriété des divers participants à la vie et au fonctionnement de ce groupe (...). Ce que le groupe conserve (...) c’est la structure des connexions entre ces diverses mémoires individuelles - c’est la loi de leur organisation à l’intérieur d’un jeu d’ensemble.>> (Bastide, 1970: 96).

Ainsi, aussi bien pour Halbwachs que pour Bastide, c'est le présent des acteurs qui explique la façon dont les souvenirs sont préservés. La mémoire est, donc, étroitement liée à la praxis des acteurs.

En ce qui nous concerne, l'important à souligner est que ces auteurs laissaient entrevoir la possibilité d’existence de conflits de mémoires, chaque individu pris dans le jeu du pouvoir voulant imposer sa propre mémoire comme la "bonne" et la "vraie" mémoire. Cette thématique est d’une importance capitale pour cette recherche. Car la valeur accordée à certains souvenirs parmi les travailleurs du pétrole de Bahia a été l'oeuvre non du groupe en tant que tel, mais de quelques individus ayant à leur disposition des ressources symboliques importantes ; en l'occurrence, les syndicalistes et militants syndicaux.

Ainsi, une bonne partie de cette thèse sera consacrée à l'étude des stratégies des diverses tendances syndicales pour établir la "bonne mémoire" du groupe, ce qui leur permettait d'obtenir l'hégémonie symbolique dans le groupe en question. Il faut rajouter, néanmoins, que ces "querelles de mémoire" étaient le moyen pour chaque groupe de syndicalistes et de militants de se légitimer en tant que les plus nationalistes: ceux qui, par le passé, avaient oeuvré le plus pour la défense des intérêts des travailleurs et pour la défense de PETROBRAS et du monopole d'Etat sur le pétrole. Il n'est donc pas hors de propos d'affirmer que, dans ce cas, le nationalisme est devenu un enjeu de mémoire. Mais, une mémoire construite socialement.

Prenons un exemple, dans notre propre recherche, qui illustre ce caractère de construction sociale de la mémoire. Certains entretiens que nous avons réalisés avec d'anciens leaders syndicaux ont été réalisés dans des lieux publics, le plus souvent dans les syndicats. Parfois, malgré les efforts déployés pour l’éviter, se formait un public ; surtout si les entretiens étaient réalisés avec des leaders connus. Comme il est naturel, le ton des entretiens changeait à partir de ce moment. Mais le plus intéressant est que certains lapsus et oublis de nos interviewés étaient corrigés ou comblés par l'aide de l'entourage. De petits détails, comme celui de savoir si telle ou telle grève avait été accompagnée de l’arrêt complet des activités productives, et même la façon d'évaluer telle ou telle période de la vie syndicale du groupe, étaient discutés jusqu’au consensus, jusqu’à la construction d’une version acceptable par le groupe formé (deux, trois ou quatre personnes selon les cas).

Ainsi, des entretiens qui sur un plan méthodologique plus strict pourraient paraître inutilisables, nous donnaient à voir, ‘in stato nascendi', un processus de négociation de la construction collective des souvenirs, où chacun essaie de faire passer ses ‘‘mémoires parcellaires’’ comme la ‘‘vraie’’ et la plus fiable mémoire ; l’enjeu de cette négociation était de faire ressortir ce qui était censé être la mémoire officielle d’une période; individuelle et collective, passé vécu ensemble, mais où chacun avait son propre point de vue.