4. De l'utilisation de l'autobiographie dans la recherche

4.1. Du rapport entre le chercheur et l'objet

Le projet d'écriture de cette thèse n'est pas né de la même façon que la plupart des travaux en sciences humaines. D'habitude, le schéma classique de développement d'une recherche comprend plusieurs phases, qui vont de la formulation des hypothèses à la mise à l'épreuve empirique de ces dernières. Selon ce modèle, le travail scientifique en sciences sociales est d'abord un travail théorique, étape nécessaire de la formulation de la problématique et des hypothèses ; il devient empirique, pratique, dès lors que cette étape initiale est dépassée, ne serait-ce que provisoirement.

Ici, c'est l'inverse qui s'est produit. Avant même de penser à développer une réflexion portant sur le thème dont il sera question ici, nous étions étroitement, et de façon pratique, lié à notre thème de recherche. A vrai dire, il sera parfois difficile de faire la part des choses entre ce qui relève du chercheur et ce qui relève de l'objet, car le chercheur a fait aussi partie de son objet. De ce fait, il y a eu une identité relative entre chercheur et objet.

Il n'y a pas là une quelconque volonté de mettre en question la démarche classique de construction des objets scientifiques en sciences humaines. Il s'agit plus modestement de rendre compte des limitations et des avantages liés à notre double rapport à l'objet (de chercheur et d'acteur) et de la démarche que cela nous a permis de développer.

C'est-à-dire, démontrer comment dans notre parcours personnel, à un certain moment, nous nous sommes intéressé à la recherche et, par son biais, à une réflexion sur notre pratique ; de même, nous nous interrogerons, ici, sur les effets de cette démarche sur les résultats de ladite recherche.

Avant de poursuivre avec ces questionnements, il faut préciser tout de suite notre rapport avec notre objet. En effet, nous avons été entre 1982 et 1992 un employé de la compagnie pétrolière brésilienne ; d'abord dans la région de Salvador de Bahia puis, à partir de 1989, sur les plates-formes maritimes de l'Etat de Rio de Janeiro. Dans ce cadre, nous avons été, également, un militant des oppositions syndicales de gauche, dès le milieu des années 80.

Par ailleurs, notre premier contact avec les sciences humaines remonte à l'année 1982, quand nous avons commencé un cours de sciences sociales à l'Université Fédérale de Bahia, au Brésil. A cette époque, se vivait dans le pays une période de fièvre civique inusitée ; un climat d'euphorie et d'attente sur les possibilités d'une démocratisation effective de la société brésilienne. Ce fut cette atmosphère d'espoir collectif qui nous porta vers les sciences sociales, lesquelles représentaient pour nous un moyen plus pénétrant pour comprendre la réalité qui nous entourait.

En ce sens, à cette époque, nous ne concevions pas les sciences humaines dans une perspective professionnelle, car elles étaient avant tout un moyen par lequel nous nous mettions en relation avec le monde: un moyen de le comprendre pour pouvoir le transformer. Autrement dit, les sciences sociales faisaient partie de notre "praxis" sociale. Raison qui explique notre choix de spécialisation dans le domaine de la sociologie du travail, notamment du phénomène syndical.

A ce moment, nous étions objet et chercheur, acteur engagé et analyste de la réalité... A travers la sociologie nous avions la prétention de pouvoir "découvrir" les clés d'explication du monde environnant, ce qui nous permettrait – nous le pensions ainsi – d'intervenir sur la réalité de manière plus efficace.

Ainsi, cette thèse est née de ce double parcours et de la déception que nous avons ressentie vis-à-vis d'un tel programme. Ce fut à partir d'une vision moins simpliste des rapports entre théorie et réalité que nous avons envisagé de réaliser cette thèse : non plus comme un élément de changement social, mais plutôt comme un moyen de compréhension de la réalité. Autrement dit, cette thèse est née de la perception que la connaissance scientifique, du moins dans le domaine des sciences de l'Homme, n'a pas nécessairement pour vocation de promouvoir des transformations sociales, ni de "dévoiler" la réalité cachée aux acteurs sociaux. La connaissance en sciences humaines n'est pas l'expression de l'essence du monde ; elle est une connaissance auto-distanciée, où le rapport même du chercheur à l'objet est questionné, de telle sorte que la connaissance que le chercheur donne à voir est une connaissance qui parle non seulement de l'objet, mais aussi de lui-même.

Une des grandes difficultés des sciences humaines, soulignée depuis longtemps par les classiques de ces disciplines, vient du fait qu'elles n'étudient pas des phénomènes naturels – comme le font la physique ou la chimie, par exemple – mais des phénomènes humains. Ainsi, la grande différence entre les sciences humaines et les autres sciences est que l'objet des premières est constitué d'hommes et de femmes au même titre que les chercheurs ; toutefois, tout comme pour les sciences exactes, les chercheurs en sciences humaines doivent essayer de décrire ce qu'ils ont pu observer de la façon la plus objective possible. Autrement dit, les chercheurs en sciences humaines essayent d'expliquer ce qui a poussé d'autres hommes à agir d'une manière et non d'une autre. Ils sont donc amenés à se mettre à la place des autres, à penser ce qu'ils imaginent que d'autres ont pensé.

C'est ce qui fonde la distinction entre les sciences de l'Homme et les sciences de la nature, pour employer la distinction devenue classique depuis Dilthey ; distinction qui sera depuis reprise par Weber à travers la problématique de la compréhension dans les sciences humaines. Comme l'on sait, pour Weber, ainsi que pour Dilthey avant lui, les sciences humaines ne peuvent expliquer les phénomènes que par l'interprétation et par la compréhension. Comprendre signifiant la capacité du chercheur à cerner le sens que l'acteur donne à son action. Dans ce cadre théorique, dont nous revendiquons l'héritage, l'énumération des facteurs externes aux acteurs ne suffit pas à expliquer l'action sociale ; l'explication de celle-ci ne peut se passer de la compréhension, d'un effort du chercheur pour sortir, momentanément, de sa propre subjectivité, pour pénétrer dans celle des hommes et des femmes qui font l'objet de sa recherche.

La question de la compréhension dans les sciences humaines se pose de façon un peu plus complexe dans le cas où le chercheur fait partie de l'objet qu'il étudie, comme c'est le cas pour cette thèse ; car, s'il n'est pas obligé de faire abstraction de sa propre subjectivité pour accéder aux sens donnés par les acteurs à leurs actions (étant lui même un acteur), comment peut-il savoir si son expérience peut être généralisée à d'autres? Comment peut-il savoir si ce qu'il pense que les autres ont pensé n'est pas un simple reflet de sa pensée ? Ces questions concernent toutes les recherches en sciences humaines, mais dans ce type de recherche, où le chercheur a fait partie, en tant qu'acteur, des événements qu'il décrit, elles deviennent plus aiguës.

Nous n'avons pas de réponses à apporter, si ce n'est expliquer comment nous avons vécu ce dilemme. Ayant participé à certains des événements que nous décrirons plus loin, il nous semble nécessaire, avant de commencer à aborder notre problématique, de faire quelques remarques sur notre vécu personnel et sur les rapports que celui-ci entretient avec la recherche.

Cela pour deux raisons différentes. Tout d'abord, parce que nous croyons que notre parcours peut être vu comme un parcours typique des militants de gauche de notre génération à Salvador de Bahia ; c'est-à-dire, de cette génération qui commence à militer dans les partis de gauche et dans les syndicats vers le milieu des années 80, après avoir eu des contacts avec cette gauche dans les Lycées et à l'Université.

Cela ne signifie pas, bien entendu, que tous les militants de notre génération ont vécu les mêmes faits que nous, ni que nous les avons interprétés de la même manière. Un parcours n'est typique que dans la mesure où il a des points en commun avec d'autres parcours. Mais, les parcours, en eux-mêmes, n'expliquent pas les choix des acteurs ni leurs manières de vivre ces parcours. Autrement dit, notre parcours ne constitue pas un modèle permettant d'expliquer comment certains facteurs ont pu pousser certains jeunes vers le militantisme de gauche ; il illustre tout simplement comment le militantisme a pu devenir une option pour certains, dont nous-même.

De plus, cela peut être éclairant sous un autre point de vue. Il s'agit du rapport épistémologique liant chercheur et objet de recherche dans le cas où le chercheur a participé à l'action qu'il essaye de comprendre. Comment envisager dans ce cas l'acte de connaissance ? Comment faire la part des choses entre le vécu et la réflexion du chercheur dans ce qu'il a à dire sur son objet ? Peut-on d'ailleurs faire la distinction entre ce qui relève du vécu et ce qui relève de la raison, dans un travail scientifique ?

Nous ne pensons pas que des réponses générales à ces questions soient possibles. Plus simplement, ce chapitre pourrait être utile, peut-être, s'il parvenait à montrer au lecteur l'étendue de la dette de nos idées à notre vécu personnel. Il s'agit surtout de poser la question du statut de la biographie du chercheur dans la recherche.

Par ailleurs, cette problématique n'est pas d'une originalité particulière. Pour ne rester que dans le champ de la sociologie, les travaux, sur la culture des classes populaires en Angleterre, du sociologue Richard Hoggart (1970 et 1991), ont montré depuis longtemps combien la biographie du chercheur peut devenir un excellent moyen de mieux connaître un thème de recherche. Dans ce cas, la connaissance de "l'intérieur", à partir du "dedans" (ce que la biographie de l'auteur rendait possible) a signifié un apport inestimable à la connaissance sociologique sur la "culture des pauvres".

C'est dans cette logique que nous nous inscrivons ici. Ainsi, nous espérons que la biographie du chercheur (qui a été acteur-chercheur auparavant), pourra apporter un éclairage supplémentaire au thème étudié dans cette thèse.