4.2. Parcours d'un militant de gauche

Qu'il nous soit permis, contre les règles d'usage, de poursuivre ce sous-chapitre à la première personne du singulier. Cela, afin de rendre le récit plus authentique.

Mon souvenir le plus ancien de situations où j'ai été interpellé par des questionnements politiques remonte à la fin des années 70.

J'étais alors au collège. Avec un groupe d'amis, et sous l'influence d'un professeur de confession catholique, nous avons décidé de mettre en scène une pièce de théâtre sur la vie du Christ. Après un mois de répétitions, nous avons été très surpris par la décision de la direction du Collège de ne pas donner son accord pour la représentation de la pièce. Entre gêne et déconvenue, le professeur qui, depuis le départ, nous suivait, nous annonça la nouvelle : la pièce ne pourrait être représentée car, pour la direction, il n'était pas très correct de changer l'époque de la vie du Christ ; cela pouvait être perçu comme une hérésie. Pire encore, la direction ne voyait pas d'un bon oeil la formation d'un groupe de théâtre en dehors des cours dispensés dans le cadre d'une discipline déjà existante dans le programme de l'établissement.

Vivre sous une dictature c'était cela : même une pièce religieuse, mise en scène par de jeunes adolescents, dans un Collège public, risquait d'être perçue comme une atteinte à "l'ordre établi". Tout ce qui sortait, un tant soit peu, des cadres institutionnels existants représentait un danger. Mon vécu de la dictature brésilienne, à une période où elle commençait à donner des signes d'ouverture, commença de cette manière : l'interdiction faite à des adolescents de vivre une expérience théâtrale.

Pour le presque enfant que j'étais, cela renvoyait à toutes les interdictions en vigueur dans mon milieu familial ou dans l'institution scolaire. La dimension politique de cette révolte fut révélée par O., un ami plus âgé que moi ; voyant ma frustration après l'interdiction de représentation de la pièce, il me dit une chose qui marqua ma pensée longtemps : cela n'était possible que parce que nous vivions sous une dictature militaire !

Une dictature militaire. Ces mots résonnaient à mes oreilles, donnant du sens à un fait qui me paraissait profondément injuste. Dictature Militaire. Autoritarisme. Petit à petit, ces mots commençaient à prendre du sens pour moi. Mais, pour quelles raisons le Brésil était-il une dictature ?

L'affirmation de O. et les discussions que nous avons eues après, m'ont fait découvrir un monde nouveau ; elles m'ont appris à regarder et à comprendre des choses nouvelles ; à percevoir dans les discours officiels du régime, des messages trompeurs ; elles m'ont appris, aussi, à entrevoir des bribes de liberté et de révolte dissimulés dans des domaines comme la littérature ou la musique populaire, par exemple. Grâce à ces échanges, je devenais, petit à petit, quelqu'un de gauche ; sans même savoir ce que le mot gauche signifiait. J'ai appris, bien après, que O. était déjà un militant du Parti Communiste Brésilien, alors dans l'illégalité. Ce qui peut expliquer son intérêt pédagogique (dans le sens politique du terme), à mon égard, ainsi qu'à l'égard d'autres amis.

C'était cela, aussi, vivre sous une dictature : rencontrer des militants de gauche dans des réseaux aussi inattendus qu'un groupe d'adolescents qui s'apprêtait à jouer une pièce religieuse. Pour la gauche, vivre et survivre sous une dictature signifiait pénétrer les 'pores' de la société, profiter de tous les espaces et lieux publics pour relancer le débat ; sans pour autant se faire remarquer par les forces de l'ordre. A cette époque, les milieux étudiant, lycéen et collégien étaient des espaces privilégiés de l'action de la gauche, dans une stratégie à long et à moyen terme de formation de militants. Ma rencontre avec O. s'est faite dans ce cadre socio-politique très spécifique.

L'année suivante, je rentrais à l'Ecole Technique Fédérale de Bahia. Ce Lycée Technique était jugé à l'époque comme le meilleur établissement d'enseignement secondaire de tout l'Etat de Bahia. Et pour cause, il formait la main d'oeuvre spécialisée pour les nouvelles industries chimiques et pétrochimiques qui commençaient à s'installer dans l'État.

De ce fait, la présence de militants de gauche parmi les lycéens était encore plus perceptible que dans le Collège d'où je venais. Selon des amis qui étaient à l'époque des militants, le but majeur des diverses tendances de la gauche était d'assurer, pour le futur, une présence effective, parmi les travailleurs des industries stratégiques et dynamiques de la pétrochimie à Bahia.

Ainsi, les contacts que j'avais commencé à établir avec certains militants de gauche lors de ma dernière année de Collège, allaient se renforcer au Lycée. Cela, même si je n'ai pas franchi le pas, à cette époque, d'un engagement plus effectif dans les organisations clandestines de la gauche ; j'appartenais à ce qu'on appelait la "zone d'influence" ; c'est-à-dire un groupe de personnes non-militantes mais entretenant des débats et des rapports assez proches avec les militants.

Le mot d'ordre de l'enseignement de l'Ecole Technique était d'apprendre aux gens à travailler seul, à profiter des contacts avec les professeurs pour lever les doutes et non pour apprendre. On essayait de forger ainsi des aptitudes à l'autonomie et à la curiosité ; aptitudes jugées nécessaires pour l'exécution des tâches qui nous seraient demandées lors de notre travail dans l'industrie.

Ainsi, par exemple, l'enseignement de physique générale était organisé de telle sorte que les seuls contacts que nous avions avec les professeurs étaient lors des examens ; le programme de cette matière était constitué de modules de différents sujets, que nous devions étudier avant de nous présenter pour les examens ; nous pouvions passer les examens du module suivant seulement en cas de réussite. Dans tous les cas de figure, nous jouissions d'une totale liberté pour décider quand nous allions passer les examens, mais à la fin de l'année il nous fallait avoir étudié tous les modules de la discipline. C'était une façon de nous pousser vers l'auto-didactisme et d'augmenter notre autonomie vis-à-vis des professeurs.

Les études de Michel Agier, Nádya Castro et Antônio Sérgio Guimarães réunies in Guimarães et Allii (1995), ont insisté sur l'importance de cette formation professionnelle dans la façon dont les syndicalistes de l'industrie pétrochimique de Bahia, dans les années 80, ont développé une pratique syndicale contestataire.

En ce qui me concerne, je crois que l'enseignement de l'Ecole Technique fut également important afin que je ne valorise pas à l'excès les ingénieurs, c'est-à-dire leurs connaissances et leurs droits dans le quotidien du travail ; ayant suivi une formation de niveau presque universitaire (bien que non reconnue officiellement) et formés pour occuper des postes d'une certaine responsabilité, nous avions du mal à accepter les rapports d'autorité qui s'établissaient parfois avec les ingénieurs ; dans la tradition industrielle brésilienne, ces rapports entre les professionnels de niveau supérieur et les autres employés se construisent sur un modèle qui va du paternalisme à l'autoritarisme 12 .

Autrement dit, nous avions été formés pour être des agents de maîtrise, pour avoir des responsabilités dans notre travail. Ces attentes n'ont toujours pas été satisfaites dans le quotidien du travail de l'industrie moderne de Bahia.

De plus, des contacts fréquents avec les lycéens militants de la gauche, m'amenaient à concevoir la réalité sociale brésilienne du point de vue de cette gauche ; je partageais avec elle certaines valeurs, dont la critique acerbe de la dictature et de la structure du pouvoir dans la société brésilienne. A vrai dire, à cette époque, au sein de l'Ecole Technique, même les non militants, et ceux qui ne s'intéressaient pas à la politique et qui n'entretenaient pas de rapports avec les militants de la gauche, étaient sous son influence au niveau idéologique ; peut-être, plus en raison du niveau de dégradation de la légitimité de la dictature et des idées jugées de droite, qu'en raison d'un travail très efficace des militants de gauche parmi les lycéens.

A la fin de mes études à l'Ecole Technique (en chimie industrielle), deux événements majeurs allaient changer le rythme de ma vie. En premier lieu, je rentrais à l'Université Fédérale de Bahia pour entreprendre des études en sciences sociales ; ce qui amusa beaucoup mes collègues du cours de chimie : qu'est-ce que j'allais faire avec un cours de sciences sociales ? A l'époque je n'étais pas sûr de la réponse ; à vrai dire, je ne savais même pas ce qu'étaient les sciences sociales. Je savais seulement que je voulais comprendre ma société, pour pouvoir la changer ; très influencé par la 'praxis' marxiste, j'étais convaincu de la nécessité d'une interprétation "scientifique" de la réalité brésilienne afin de pouvoir établir des stratégies garantissant la poursuite du processus démocratique et, dans le futur, l'établissement du socialisme dans le pays.

Le deuxième événement important, survenu à la même époque, fut mon embauche dans l'entreprise nationale du pétrole au Brésil (PETROBRAS). Je rentrais ainsi dans l'entreprise que l'on jugeait à l'époque, comme celle offrant le plus d'avantages à ses employés, à Bahia ; un emploi en or, dont tous les ouvriers de Bahia rêvaient. Ce qui, dès les années 60, avait donné lieu à la création de tout un folklore à propos des travailleurs de PETROBRAS : on disait d'eux qu'ils touchaient des salaires tellement élevés que certains se construisaient des rideaux avec des billets ; on disait aussi que d'autres allumaient leurs cigarettes avec les plus gros billets. Travailler à PETROBRAS signifiait, pour certains, presque avoir remporté le gros lot de la loterie nationale.

Bien évidemment, toutes ces histoires se sont développées principalement parmi les couches populaires de Bahia ; dans un État où la précarité professionnelle et les emplois sous-payés touchaient la majorité de la population, rentrer dans une entreprise où les salaires étaient au-dessus de la moyenne régionale ne pouvait être que très valorisé. Le même phénomène se reproduisait vis-à-vis des entreprises pétrochimiques implantées depuis peu à Bahia ; la seule différence avec PETROBRAS est que ces représentations étaient plus anciennes et donc, plus fortes, parmi les Bahianais.

Ainsi, au cours de la même année, je réalisais deux de mes voeux : je décrochais un emploi qui pourrait m'assurer très aisément ma survie financière, dans une entreprise où le système d'emploi à vie, bien que non institutionnalisé comme pour les fonctionnaires, était une tradition ; à côté de cela, je commençais des études dont j'attendais des clés pour comprendre la logique de la société dans laquelle j'évoluais.

A PETROBRAS, après une période de huit mois de formation théorique, nécessaire au vu des spécificités de l'industrie pétrolière, j'ai été placé, en qualité de technicien chimiste, dans le secteur de la perforation des puits de pétrole dans l'État de Bahia. Les activités développées dans ce secteur se faisaient à l'aide de sondes de perforation sur terre (à l'inverse d'autres Etats où cela se faisait en mer), dans des régions relativement inaccessibles. De ce fait, le travail se faisait par poste : la plupart des gens travaillait 12 heures par jour pendant 7 jours, suivi d'un repos compensateur de 7 jours.

Le principal avantage de ce système de travail, est qu'il me donnait la possibilité de suivre mon cours de sciences sociales. Non seulement en ayant une semaine sur deux complètement libre, mais aussi en m'incitant à la lecture lors de ma présence sur le lieu de travail.

Cependant, l'adaptation à cette nouvelle vie s'est faite très péniblement. L'enfermement durant une semaine entière, était vécu comme une sorte d'emprisonnement. Je quittais le travail dans un état d'étrange ébriété, de déconnexion avec la vie courante ; j'étais alors sur les nuages ; il me fallait deux ou trois jours pour me réadapter au rythme spatio-temporel de mes proches. Cette sensation de partir pour un ailleurs distant, de mettre sa vie en suspens pendant une semaine, d'être en dehors du monde, me donnait des cauchemars à chaque reprise.

Pendant la période de travail, le plus dur était la sensation de solitude. Malgré le fait que les activités d'une sonde de perforation ne s'arrêtent jamais et qu'il y a toujours au moins vingt personnes en service, je me sentais très seul, profondément seul. Avec mes compagnons de travail nous ne parlions que du travail ou de banalités ; surtout de ce qui constituait le fantasme d'une bonne partie de ceux qui avaient ce rythme de vie : les multiples femmes qu'un homme se devait d'avoir et, contradictoirement, la peur de l'adultère ; étant si loin de nos proches, comment être sûrs que nos femmes (l'environnement de travail était presque exclusivement masculin) ne nous trompaient pas ? Je me sentais très éloigné de cet univers, ce qui augmentait encore davantage mon sentiment de solitude.

Pour un jeune ayant établi des contacts assez proches avec la gauche et avec les groupes contestataires de l'ordre politique et symbolique établi (y compris l'ordre sexuel et familial : les notions de mariage et d'adultère, par exemple), l'ambiance de travail dans ce secteur de PETROBRAS était très difficile à accepter. D'autant plus que toute tentative de contestation des valeurs qui y étaient dominantes risquait d'être stigmatisée comme un défaut de masculinité ou comme l'expression de la folie.

De là est née ma peur d'être identifié au petroleiro. Non seulement en raison de la réputation de nouveaux riches qu'avaient acquis les ouvriers du pétrole (pour un jeune marxiste être considéré comme privilégié était difficile à accepter) ; mais aussi, dans une attitude d'autodéfense, cette peur était une façon de me positionner contre une possible adaptation au milieu ; contre la possibilité de devenir comme les collègues que je côtoyais dans mon travail, desquels je me sentais très éloigné.

De plus, bien que jouissant d'une relative autonomie dans mon travail, les pressions professionnelles dont les techniciens chimistes étaient la cible, rendaient le quotidien très angoissant.

En outre, j'avais du mal à accepter les rapports autoritaires qui régissaient les relations entre les responsables et les subordonnés. Des rapports où une simple contestation de la façon dont les responsables dirigeaient leurs subordonnés pouvait donner lieu à une mise à pied ; fait que m'arriva personnellement.

Ce qui me gênait le plus dans ces relations était leur côté paternaliste ; on était prêt à protéger un employé à condition qu'il fasse preuve de docilité et de connivence vis-à-vis des responsables. J'avais parfois le sentiment qu'il était pardonnable d'être un employé peu compétent, mais pas d'être trop revendicatif ou peu conciliant vis-à-vis de l'autorité des responsables. Dans ce contexte, pour grimper rapidement dans l'échelle professionnelle, mieux valait être un ami des "chefs" que quelqu'un de compétent mais peu habile dans les relations humaines.

Je tiens à préciser que je ne donne ici que mes propres jugements sur des situations passées. Si j'insiste sur ces faits, c'est que mon parcours de militant ne serait pas compréhensible sans faire référence au sentiment d'injustice dont je me sentais victime. Cela n'empêche pas que d'autres personnes, ayant vécu les mêmes situations que moi, les interprètent différemment.

Cependant, d'autres personnes que moi, appartenant à ma génération, étaient confrontées au même problème ; démontrant ainsi que pour une partie des jeunes rentrés à PETROBRAS au début des années 1980, le modèle de relations hiérarchiques en vigueur paraissait trop autoritaire et trop archaïque ; surtout à un moment de l'histoire du pays où le problème de la démocratisation politique et sociale était posé avec force. Ce qui n'est pas sans rappeler les attentes sociales éveillées par le processus de redémocratisation entamé dès la fin des années 1970.

Ma participation à la politique syndicale des ouvriers du pétrole ne peut être comprise en dehors de ces cadres. Dans une conjoncture de redémocratisation de la société brésilienne (nous étions alors dans la deuxième moitié des années 80), l'existence de rapports que je qualifiais de trop autoritaires dans mon milieu de travail, la rencontre avec un groupe qui proposait de changer ces rapports par la voie syndicale, m'amèneront à un engagement toujours plus important dans la vie syndicale et politique. De même, la naissance d'un projet théorique de recherche sur le syndicalisme des ouvriers du pétrole, dans le cadre de mes études en sciences sociales, me pousseront à me positionner vis-à-vis des projets syndicaux qui se disputaient l'hégémonie chez les ouvriers du pétrole.

Mais, un autre type de questionnements me poussait aussi à l'engagement. Il s'agissait de la façon dont j'envisageais l'emploi à PETROBRAS et les représentations qui y étaient associées à Bahia, y compris parmi les ouvriers du pétrole. Je fais référence ici à la peur que je ressentais, de même qu'une bonne partie de mes collègues issus de l'Ecole Technique, de finir par m'accommoder au train de vie de PETROBRAS.

Durant le cours de spécialisation dispensé par l'entreprise, la plupart de mes collègues alimentaient le rêve de travailler deux ou trois ans à PETROBRAS, pour économiser un peu d'argent, afin de monter une affaire et de démissionner de la compagnie pétrolière.

Nous aspirions tous à devenir notre propre patron, à n'avoir de comptes à rendre à personne, sauf à nous-même. Le travail industriel était conçu comme une activité passagère ; une activité exclusivement financière, laquelle pourrait permettre une capitalisation suffisante pour abandonner le travail industriel.

J'ignore jusqu'à quel point ce sentiment était répandu parmi les jeunes employés de PETROBRAS à Bahia. Cependant chez les jeunes issus de l'Ecole Technique, ceux qui occupaient les postes les plus spécialisés, ce projet apparaissait souvent dans les conversations. Par ailleurs, Agier et Castro (1989) observeront le même phénomène chez les ouvriers spécialisés de l'industrie pétrochimique de Bahia dans les années 80. Il me semble que cela illustre bien la vision du travail industriel qui dominait chez les jeunes techniciens issus de l'Ecole Technique : l'industrie était perçue comme un lieu de travail pénible et dangereux ; où l'on touchait des salaires beaucoup plus élevés que la moyenne salariale régionale 13 , certes, mais à un prix humain et familial jugé trop élevé.

Cette vision du travail industriel chez les jeunes travailleurs fut une des sources de conflit entre les jeunes et les anciens travailleurs de PETROBRAS ; dans une entreprise ayant une présence à Bahia relativement ancienne (depuis les années 50), ayant, donc, des travailleurs plus âgés, formés à une culture de valorisation de l'entreprise (en tant que symbole nationaliste) et du travail industriel (synonyme de réussite sociale), l'arrivée de jeunes travailleurs, plus diplômés et si peu respectueux de cette culture ne pouvait que donner lieu à des conflits de générations ; la spécificité de PETROBRAS, comme nous le verrons plus loin, est que ces conflits se manifesteront également dans le champ syndical.

Ainsi, durant cette période il était très commun d'entendre, à PETROBRAS, dans la bouche des travailleurs les plus anciens, des observations sur le manque de nationalisme des jeunes travailleurs ; cela sur un ton partagé entre critique et endoctrinement, car tout cela était pour eux, la faute de la dictature militaire qui avait cassé le sentiment nationaliste chez la jeunesse brésilienne.

Du côté des jeunes, les choses se passaient différemment. La grande peur que je partageais avec certains de mes compagnons de génération, était de m'accommoder à la vie tranquille et plaisante de PETROBRAS : nous gagnions bien notre vie, nous avions des avantages sociaux importants, etc. mais nous n'avions pas le temps de faire des choses intéressantes (dans mon cas, des activités culturelles, par exemple). Nous avions peur aussi de devenir comme les travailleurs les plus anciens que nous côtoyions ; peur d'être amenés à nous servir des mêmes symboles : bagues et dents en or, ostentation d'une richesse économique apparente, grosses voitures, discours d'appartenance à un groupe particulier de travailleurs jouant un rôle plus important que les autres dans le développement du pays, etc.

Ainsi, à une adaptation difficile au temps industriel imposé (le travail par poste rendant difficile la conciliation de notre temps avec le temps de nos proches), s'ajoutait un refus de l'identité sociale qui nous était proposée ; une identité basée sur une image que nous jugions, à l'époque, trop "petite bourgeoise".

L'inadaptation des jeunes était aussi due à une relative déception vis-à-vis du travail industriel. Nous avions idéalisé le travail industriel, au moins pour les techniciens qui nous étions, comme quelque chose à la fois agréable, intéressant et économiquement avantageux.

Or, non seulement la routine de notre travail (surtout les horaires) était très éloignée du travail idéalisé auquel nous avions rêvé durant notre formation, mais de plus les rapports hiérarchiques, trop inflexibles, nous semblaient trop inhumains, hors de notre époque. Même les salaires relativement élevés commencèrent à nous paraître dérisoires, dès lors que nous nous étions habitués à notre nouveau pouvoir d'achat et que les instabilités économiques du pays, entraînant une accélération de l'inflation, nous poussèrent à prendre conscience de la relativité de ces salaires.

Ce n'est donc pas un hasard si les oppositions syndicales apparues au début des années 80 étaient en majorité constituées de jeunes techniciens, en général issus de l'Ecole Technique.

Notes
12.

La bibliographie relative aux rapports sociaux dans l'industrie brésilienne est relativement vaste ; nous renvoyons le lecteur aux études de Ramalho (1989) et de Humphrey (1982), parmi d'autres.

13.

Les salaires des ouvriers spécialisés des industries chimiques, pétrochimiques et pétrolières étaient plus élevés que ceux payés dans d'autres activités économiques. En 1988, par exemple, le salaire moyen dans ces secteurs industriels à Bahia était de 8 salaires minimums (SUDENE, 1990), alors qu'en 1990, plus de 72 % des salariés de Bahia touchaient moins de 5 salaires minimums; pourcentage qui était de 48 % pour les salariés percevant moins de 2 salaires minimums (Kraychete, 1994 : 29).