4.2.2. La Vie d'un militant syndical

Après mes premiers contacts avec les membres de l'opposition, je deviens rapidement un militant syndical engagé ; au point que les enjeux syndicaux prennent une place très importante dans ma vie quotidienne, en absorbant une grande partie. Sans m'en rendre compte, je suis devenu un militant de gauche.

Être militant signifiait avoir une assez grande disponibilité personnelle. Nous organisions des réunions hebdomadaires, le mardi soir en général, pour discuter de la stratégie que nous devions adopter pour démasquer ce que l'on nommait le conservatisme de la direction du syndicat. Dans ces réunions nous discutions toutes les questions jugées importantes : des mesures à caractère pratique (comment faire pour assurer au groupe les moyens financiers de sa survie, etc.), comme des positionnements politiques vis-à-vis de la conjoncture nationale ou régionale.

J'ai le souvenir de réunions interminables, terminant rarement avant minuit 14 ; nous ne les finissions qu'au moment où la majorité des personnes présentes, épuisées, menaçaient de partir avant la délibération sur la stratégie à adopter concernant les questions les plus importantes. Car nous organisions le vote sur ces questions à la fin des réunions et nous accordions une grande importance à ce que tous les membres de l'opposition (entre dix et quinze, à cette période) y participent. Cela parce que, d'après le principe garantissant l'unité de l'opposition, une fois une décision prise par le collectif, les membres du groupe s'obligeaient à la défendre, même au dépens de leurs idées personnelles.

Nous n'étions pas loin du centralisme démocratique des partis léninistes ; cela nous paraissait nécessaire, car à l'instar de la gauche brésilienne de cette époque, l'opposition syndicale des ouvriers du pétrole de Bahia était loin d'être homogène au niveau politique et idéologique. Ainsi, après des heures de débats, nous arrivions à une sorte de compromis entre les membres du groupe, dont les délibérations constituaient les symboles.

Aujourd'hui, je pense qu'il y avait plus qu'un souci de démocratie interne dans cette démarche. C'était aussi un moyen pour resserrer la cohésion interne du groupe. Et cela dans la mesure où tous avaient l'impression d'avoir participé aux prises de décisions, chacun se sentant plus engagé dans la défense des décisions prises. Nous avions, aussi, un plaisir inavoué à être ensemble, à penser que nous oeuvrions pour la révolution socialiste au Brésil ; en faisant avancer la lutte syndicale chez les ouvriers du pétrole, nous nous imaginions à la veille de la révolution. Et faute de résultats pratiques de notre action, nous pouvions, en prolongeant nos rencontres, nous rassurer mutuellement sur l'importance historique de notre combat. De ce fait, ces rencontres étaient pour nous le moyen de créer une identité chez les membres de l'opposition, identité basée sur un projet d'avenir plus ou moins lointain, plus ou moins nébuleux et indéfinissable, mais que nous nommions le socialisme.

Cela n'empêchait pas l'existence de divergences assez importantes entre les membres de l'opposition. Des divergences qui prenaient leurs sources dans le fait que chacun des participants du groupe avait, par ailleurs, une participation plus ou moins engagée dans d'autres organisations de gauche, ayant parfois des visions divergentes sur la réalité politique brésilienne. Ces organisations, regroupées au sein du Parti des Travailleurs, étaient en effet les héritières des innombrables groupuscules de gauche créés après le coup d'Etat de 1964. On les appelait alors, dans cette deuxième moitié des années 80, des "tendances".

Au sein de l'opposition syndicale des ouvriers du pétrole, on pouvait identifier trois tendances, animées par les militants les plus anciens, lesquels menaient un combat idéologique incessant afin d'obtenir le ralliement des militants les plus jeunes à leurs idées. Pour le militant jeune et inexpérimenté que j'étais, il était difficile de concevoir ces divisions internes au delà de simples divergences de tactiques ; car nous étions tous du même côté, nous menions tous la même lutte et nous étions tous animés par le même idéal. Ce n'est pas un hasard si au moment où ces divisions commencèrent à prendre de l'ampleur, laissant voir combien les intérêts personnels et le refus d'accepter les différences constituaient l'arrière plan des querelles internes de l'opposition syndicale, j'ai commencé à ressentir ma première déception vis-à-vis du militantisme.

Cela est devenu évident pour moi lors des premières élections syndicales auxquelles j'ai participé comme membre de l'opposition, au cours du deuxième semestre 1987. Pendant les débats et les réunions qui eurent lieu pour former la liste que l'opposition devait proposer, la tension est montée à un niveau hors de toute attente. Deux conceptions divergentes s'affrontaient sur la stratégie à adopter. Pour les uns, il fallait organiser une liste aussi ouverte que possible, composée non seulement de membres de l'opposition, mais aussi d'autres groupes de travailleurs du pétrole ; c'était le seul moyen, face au caractère conservateur du groupe, d'isoler et de vaincre la direction du syndicat. Pour les autres, à l'inverse, il fallait adopter une attitude plus radicale ; plus important que de remporter les élections, était de faire avancer le niveau des débats et le niveau de politisation de la base, ce que seule une élection très polarisée au niveau idéologique pouvait faire ; ainsi, seuls les militants de l'opposition devaient composer la liste, y compris ceux qui avaient été licenciés par l'entreprise à cause de leur activité syndicale.

Plus que des divergences sur l'évaluation des rapports de force entre les différents groupes chez les ouvriers du pétrole, ce débat marquait, de façon détournée, la volonté de chaque tendance de s'assurer une représentation convenable dans la liste et, en cas de victoire, à la direction du syndicat. Non que chaque tendance n'ait pas eu une stratégie à long terme pour le syndicalisme des "petroleiros", mais il me semble que les enjeux et les querelles internes à l'opposition avaient un poids aussi important.

Signe de l'importance de ces enjeux, l'accord final sur les personnes qui allaient composer la liste de l'opposition (et, de par la loi syndicale, elle ne pouvait en contenir plus de 24), se déroula en comité restreint des cinq militants les plus anciens et les plus engagés dans les tendances de la gauche. Cela était, bien sûr, un secret ; je ne l'ai su que par hasard : au téléphone, la femme de l'un de ces militants, non consciente du niveau de confidentialité de cette réunion, me confia le but de ces échanges, ainsi que l'endroit et l'heure où elle devait avoir lieu.

J'ai appris ainsi que même au niveau de l'opposition syndicale, la démocratie interne n'était pas aussi développée que je l'imaginais ; je compris aussi comment les rapports de force entre les différents groupes de gauche à l'intérieur de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) ou du Parti des Travailleurs (PT) étaient présents au sein même d'un petit groupe de militants syndicaux. La plupart des positionnements de certains membres de l'opposition syndicale n'étaient, en effet, que le reflet de décisions prises au niveau des tendances. Les réunions, en comité restreint, entre les militants les plus insérés dans la vie partisane étaient une façon de concilier, au niveau de l'opposition des ouvriers du pétrole, les visions des différentes tendances représentées.

Le fait que les militants les plus engagés dans les tendances et dans la vie politique, en dehors du syndicat, étaient aussi les militants les plus connus et ayant une expression publique 'plus importante', donnait à leurs réunions secrètes un statut de comité directeur de l'opposition. Malgré le fait que l'opposition n'avait pas de direction formelle 15 (ce qui allait dans le sens de la démocratie directe que nous proposions), la majorité des décisions importantes était prise au sein du petit comité des cinq militants les plus anciens.

Ma première réaction face à ces découvertes fut la déception ; j'avais le sentiment d'avoir été manipulé, mis à l'écart des décisions importantes. Jusqu'alors, j'avais une vision idéalisée de la gauche et des militants ; durant la période du Lycée ou du Collège, mes contacts avec eux avaient été des contacts superficiels davantage qu'une véritable participation à leurs organisations ; je les aidais dans certaines activités parce que je croyais que leurs actions étaient importantes pour le pays et pour la démocratie. La découverte de l'aspect centralisateur de l'opposition syndicale des petroleiros fut une "douche froide", et bouleversa le regard que je portais sur ma "nouvelle" famille : la gauche brésilienne.

Je me rendais compte que malgré les critiques, dominantes parmi nous, faites à l'encontre des pratiques non-démocratiques de l'ancienne gauche, formée sous le stalinisme, nous n'avions pas encore réussi à nous débarrasser de certaines de ces pratiques.

Toutes les contradictions internes de l'opposition semblèrent disparaître lors de la campagne électorale pour renouveler la direction du syndicat. Devant un ennemi commun et poursuivant le même but - remporter les élections - le groupe semblait se souder à nouveau, laissant provisoirement de côté les rivalités internes.

Nous avons basé notre discours durant cette élection, sur la nécessité d'un renouveau syndical au sein de la base des ouvriers du pétrole de Bahia. Les vieux syndicalistes, à la tête du syndicat depuis une décennie, n'avaient jamais démontré la moindre volonté de mener une action de mobilisation ; seule la mobilisation du personnel pouvait nous permettre d'obtenir plus d'avantages et de protection contre les effets de l'inflation. Avec la volonté affichée de défendre les intérêts de la base par le biais d'une plus grande combativité du syndicat, nous essayions de faire face au discours de la direction du syndicat, selon lequel nous étions trop liés à la CUT et au PT ; de telle sorte que les intérêts de ces organisations étaient prioritaires. Selon eux, nous allions oublier les véritables intérêts de la base, en cas de victoire de notre liste. De plus, nous étions trop jeunes, trop inexpérimentés, trop immatures et, surtout, trop imprudents pour pouvoir occuper des postes d'une telle responsabilité : nous allions mettre en danger les emplois des travailleurs de PETROBRAS avec notre volonté de faire la grève pour la grève, sans avoir épuisé auparavant toutes les possibilités de négociation avec l'entreprise.

Ce genre d'argumentation avait un certain écho parmi les travailleurs, nous le savions ; cependant, selon nous, cela ne pouvait pas nous empêcher de battre la direction du syndicat.

Lors de nos rencontres d'évaluation du déroulement des élections, lesquelles s'étalaient durant une semaine, nous étions très optimistes sur nos chances de victoire. Nous avions alors l'impression d'avoir réussi à faire passer notre message au sein de la base, laquelle devenait à nos yeux plus politisée que nous ne l'avions imaginé.

Ces espoirs furent durement déçus par le résultat final : l'opposition fut battue avec une différence de presque un tiers des voix. Selon les estimations que nous avons réalisées après, cette différence correspondait exactement au nombre d'électeurs retraités de notre syndicat ; autrement dit, nous avions bien réussi à gagner la confiance de la moitié de la base active, mais en ce qui concernait les retraités, représentant un tiers du collège électoral, notre discours n'avait eu qu'une faible influence : nous avons estimé que notre liste avait remporté seulement 5 % des votes des retraités.

Cette défaite électorale fut un coup très dur pour les militants de l'opposition. Personnellement, j'ai commencé à comprendre qu'il ne suffisait pas d'avoir de grands discours sur la politique économique du pays, sur le rôle de la dette extérieure dans le processus d'inflation, sur l'avenir de la démocratie au Brésil ou sur la politique syndicale que les ouvriers du pétrole devaient mener, pour se faire entendre ; pour convaincre les gens du bien fondé de nos idées, il fallait parler aux gens de choses qui leur étaient proches. Entre les discours et la mise en pratique des discours, il y avait un fossé qu'il fallait franchir : convaincre les gens que l'application d'un tel discours était plausible ; ce qui ne dépendait pas seulement des qualités propres du discours, ni de nos qualités rhétoriques.

Au sein de l'opposition, nous tendions alors à interpréter notre défaite en termes de conflit de générations. Notre discours, basé sur la nécessité du combat et du conflit pour obtenir des avantages, était bien accepté par les jeunes employés de PETROBRAS, formés dans la culture issue de la montée des mouvements sociaux et de la fin de la dictature. En revanche, au sein des travailleurs les plus âgés, qui avaient vécu la dictature à ses débuts, nous n'arrivions pas à être acceptés ; notre discours leur faisait peur ; peur de revivre l'horreur d'une répression comme celle qui avait été déclenchée en 1964. Nous verrons plus loin comment cette idée, qui était à l'origine de cette thèse, va se transformer au cours de ma réflexion.

Toujours est-il que cette analyse de la situation amena l'opposition à changer de stratégie. Au lieu d'un conflit direct avec la direction du syndicat, nous avons choisi de nous rapprocher de certains responsables syndicaux ; afin de faire ressortir les contradictions à l'intérieur de ce groupe.

Le développement de grèves nationales dans l'industrie pétrolière, à partir de 1988, facilitera ce travail de rapprochement entre l'opposition et une tendance de la direction du syndicat. Durant ces grèves, l'opposition, dont les militants avaient déjà des expériences de mobilisation dans les rangs de mouvements sociaux divers, joua un rôle très important ; que ce soit dans les activités de "piquet de grève", dans les négociations avec les représentants de l'entreprise ou, même, dans les contacts avec la presse, les membres de l'opposition avaient un statut de "direction officieuse" du syndicat. Cela allait permettre un rapprochement de plus en plus 'intime' entre une partie de la direction du syndicat (insatisfaite de la position adoptée par la plupart des responsables pendant les grèves) et les militants syndicaux de gauche.

Dans ma vie personnelle, ces grèves marqueront un tournant important. Si dans un premier temps, mes supérieurs hiérarchiques ne voyaient pas mon action syndicale "d'un bon oeil", ils ne prirent pas, pour autant, de mesures dissuasives. Cependant, après les premiers mouvements les choses vont changer : d'abord observateurs méfiants, les responsables de mon secteur commencent à adopter des attitudes plus fermes vis-à-vis des militants. En ce qui me concerne, je fus transféré sur les plates-formes pétrolières en activité sur le littoral de Rio de Janeiro ; ce qui signifiait, dans la pratique, mon éloignement du mouvement syndical de PETROBRAS à Bahia, car je devais, dorénavant, m'inscrire au syndicat des ouvriers du pétrole de l'État de Rio de Janeiro.

Notes
14.

Pour comprendre ce que cela signifiait pour les militants, il faut savoir que la plupart d'entre nous devions nous rendre au travail le lendemain matin.

15.

Le niveau d'organisation était minimal : nous avions seulement un trésorier, quelqu'un qui devait gérer les finances du groupe.