4.3. De l'ambiguïté du chercheur-objet

D'après Ricoeur (1984), c'est par la mise en récit de notre expérience que nous nous forgeons notre identité. C'est notre façon de légitimer ce que nous sommes devenus par ce que nous avons vécu antérieurement. Ainsi, notre parcours personnel, tel que nous l'avons livré, témoigne de la façon dont nous interprétons actuellement notre passé, notre histoire. Très probablement, nous ne l'interprétions pas de la même façon au moment où nous vivions l'action ; il est donc, comme tous les parcours personnels mis en récit, une construction a posteriori.

Si ce récit a une valeur heuristique, c'est bien celle de pouvoir montrer, par la suite, quelles auront été les conséquences de cette interprétation sur la recherche elle-même. Toutefois, sous un autre angle, ce récit est également éclairant : il indique le caractère "a posteriori" de toute réflexion sur la pratique.

Quel est le sens d'une recherche en sciences humaines où le chercheur est, en même temps, un objet de sa recherche ? Autrement dit, quel type de connaissance le chercheur peut-il apporter sur un sujet quand il est partie prenante des phénomènes qu'il observe ? Quelle est la pertinence de l'utilisation de son expérience personnelle pour dégager des observations censées pouvoir expliquer le comportement d'autres acteurs ? Quel est le sens méthodologique et épistémologique d'un tel rapport de proximité entre chercheur et objet ? Finalement, quelle est la portée explicative d'une expérience personnelle ?

De façon très concrète, notre engagement syndical à PETROBRAS commence en même temps que nous débutons nos études en sciences sociales. Notre réflexion sur le syndicalisme des "petroleiros" de Bahia, dans le cadre de notre cursus universitaire, se donne pour objectif d'avoir des retombées pratiques sur notre action. Ainsi, pratique et réflexion sur la pratique se sont construites en même temps : l'une sur l'autre, l'une à partir de l'autre.

Après avoir décrit de façon très brève ce processus, il convient de reconnaître le caractère atypique de ce cas de figure dans les sciences humaines où, en général, le chercheur est extérieur à l'objet de recherche. Il est vrai que cette extériorité est relative, car au fur et à mesure que la recherche avance, s'opère une sorte d'intériorisation de l'objet par le chercheur (où du chercheur par l'objet), l'obligeant ainsi à se rapprocher toujours plus de son objet.

Cela est vrai pour n'importe quelle méthode, pour n'importe quelle démarche théorique ; il n'existe pas de connaissance en sciences humaines sans un certain rapport de proximité entre le chercheur et l'objet, entre le chercheur et les hommes et femmes qu'il étudie. Ce qui différencie les méthodes et les écoles théoriques dans notre domaine est plus le niveau de cette proximité que la proximité elle-même.

En ce sens, les méthodes d'observation participante 16 sont celles qui, dans l'univers des sciences humaines, amènent le chercheur à se rapprocher le plus de ce dont il parle ; car, le but de l'observation participante est justement d'amener le chercheur à une compréhension de l'intérieur, à partir du point de vue des acteurs eux-mêmes. Dès lors, il ne s'agit plus de vérifier, dans ce cadre méthodologique, si les observations faites par le chercheur sont "vraies" ou non ; mais, plutôt, si elles sont vécues comme "vraies" par les acteurs.

Cela ne signifie cependant pas seulement que puisse être "vrai" ce que les acteurs pensent être vrai. Mais que les croyances des acteurs font partie, sans pour autant l'épuiser, de la réalité que le chercheur essaye de cerner.

Ce qui caractérise toutes ces études est qu'elles sont le résultat d'un choix des chercheurs d'aller vers les acteurs pour essayer de comprendre leurs logiques et leurs pratiques et, éventuellement, de les influencer. Autrement dit, des chercheurs confirmés essayent de développer des méthodes leur permettant de mieux connaître les acteurs et les cadres de leurs actions.

Pour ces chercheurs, connaissance et engagement personnel du 'chercheur' ne sont pas contradictoires ; partant d'une conception compréhensive de la réalité, ces analyses vont pousser les chercheurs, sinon à vivre l'action avec les acteurs, du moins à essayer de comprendre ce que les acteurs pensent, ainsi que les logiques qu'ils développent.

Cette thèse se pose dans un cadre à la fois semblable et différent. Semblable parce que nous-même, avant de devenir chercheur, nous avons été acteur de certains des événements dont nous nous occuperons au cours des chapitres ultérieurs ; en d'autres termes, avant d'être chercheur nous étions acteur engagé. Et différent, car non seulement une partie de notre formation en sciences sociales s'est déroulée en même temps que notre activité politique, mais de plus, notre choix même d'entreprendre des études en sociologie nous est venu de notre insertion dans l'action. C'est l'action qui nous a poussé vers la recherche et non l'inverse.

En ce sens, plutôt que de l'observation participante, nous avons réalisé de la "participation observante", et ce fut à partir de l'engagement du chercheur dans l'action que l'observation de l'objet a pu se réaliser. Mais, en même temps, l'observation n'a pas été tout le temps mise au service de la participation ; cela dès que nous avons décidé de quitter PETROBRAS et le mouvement syndical des travailleurs du pétrole.

Ainsi, notre parcours nous porta d'une attitude initiale d'objet cherchant à prendre de la distance avec lui-même à une position de chercheur voulant "s'objectiver", revenant vers l'objet avec un regard critique. Un regard non partisan, en tout cas.

Ce travail est donc né de la dialectique opposant l'éloignement et le rapprochement. Aux avantages liés à la facilité d'accès à certaines sources d'information, il faut opposer le désavantage d'une connaissance tellement proche, tellement naturelle du terrain que, peut-être, cela nous a empêché de voir des choses que d'autres regards, moins déformés que le nôtre, auraient pu saisir. Mais là est le risque qui guette toute recherche en sciences humaines.

A vrai dire, il n'est pas primordial de connaître l'origine d'une idée ou d'une remarque : de savoir si elle est née du vécu du chercheur ou de sa réflexion sur son objet. L'important ce sont les interprétations et les analyses qui en sont dégagées. Ce qui importe, après tout, est la pertinence de ce que le chercheur affirme sur son objet, ce qui ne dépend pas, nécessairement, du rapport plus ou moins proche qui existe entre eux.

Notes
16.

Pour une rétrospective des travaux se revendiquant de l'observation participante en France, dans le domaine de la sociologie du travail, voir Pennef (1996).