4.4. Les sciences humaines entre l'engagement et la neutralité.

Le chercheur en sciences humaines, comme tout homme et toute femme, est tiraillé entre deux feux, entre deux façons d'envisager le monde : celle de l'interprétation (ou de l'explication) du monde et celle de l'action, de l'agir sur le monde.

La question qui lui est posé alors, encore plus que pour les autres Hommes, est de savoir jusqu'à quel point sa volonté d'action ne l'a pas emporté sur sa volonté de savoir, de comprendre, d'expliquer ; autrement dit, jusqu'à quel point ses analyses ne seraient qu'une justification de ses idées et de l'action qu'il mène (ou qu'il aimerait mener). Cette question est moins saugrenue qu'elle n'y paraît, puisqu'elle touche le coeur même du statut que l'on peut donner à la connaissance scientifique. Elle touche aussi à la difficile position des chercheurs, partagés entre neutralité et engagement 17 .

Étant donné que ce débat touche de très près notre rapport épistémologique à l'objet, nous souhaitons , sans tarder, exprimer notre point de vue sur cette question. Pour nous, à l'instar de chercheurs tels Elias (1993), Giddens (1987) et Dubet (1994) – parmi d'autres –, les sciences humaines sont des sciences qui travaillent dans l'entre-deux des limites posées par ces deux traditions théoriques ; entre une neutralité toujours envisageable (mais par nature impossible à atteindre) et un engagement, à éviter, car trop assuré de ses propres convictions. Malgré le fait que l'engagement est un des visages incontournables de la nature humaine (rendant toutes les tentatives de neutralité absolue vouées, d'avance, à l'échec), nous pensons qu'un certain équilibre entre neutralité et engagement est possible ; la marge de manoeuvre est mince, mais cependant réelle.

Une neutralité scientifique absolue n'existe pas en sciences humaines, car le chercheur porte toujours ses propres convictions, sa propre manière de percevoir les choses, sa vision du monde, avec lui. Ainsi, même n'étant pas directement concerné par les enjeux sociaux qu'il étudie, le chercheur porte toujours en lui ses propres valeurs, ainsi que celles qu'il partage avec certains milieux de sa société. Ce qui fait que dans ses analyses, il sera amené à privilégier tel ou tel aspect de la réalité ; ce choix ne se fera pas seulement en fonction de l'appartenance du chercheur à une certaine tradition théorique (à laquelle, par ailleurs, il est rattaché aussi par des liens "émotionnels"), mais également de sa "sensibilité", c'est-à-dire de ses "a priori" pour parler comme Kant.

Cela étant, l'engagement du chercheur, à la façon du marxisme, pose d'autres problèmes. Tout d'abord, comment savoir jusqu'à quel point le chercheur n'a pas mis en avant ses convictions personnelles au-dessus des évidences empiriques ; ou, en posant autrement la question, jusqu'où les évidences empiriques n'ont pas été choisies, inconsciemment ou pas, pour légitimer ses convictions personnelles ? Mais, à vrai dire, ce type de questionnements peut être adressé à toute connaissance en sciences humaines, dès lors qu'on admet que la connaissance n'est pas une activité où l'Homme puisse faire complètement abstraction de lui-même ni de ses a priori.

La question la plus problématique vis-à-vis du militantisme politique dans les sciences humaines me semble être le statut accordé à la connaissance des chercheurs. Car, tout militant tient pour évident que ses propos sont indiscutablement supérieurs aux propos de ses adversaires, dans le sens où ils sont censés traduire la réalité. De ce fait, le militant tend non seulement à dicter des règles de conduite, mais aussi à croire que ces règles sont les seules possibles, les bonnes règles. Dans le champ des sciences humaines, cela amène le chercheur à une vision positiviste des phénomènes sociaux ; d'après laquelle la connaissance scientifique est plus proche de la réalité que la connaissance des Hommes ordinaires, ce qui serait à la base même d'un certain pouvoir interprétatif des chercheurs.

Entre ces deux positions extrêmes, entre la neutralité axiologique absolue, et le militantisme scientifique, nous pensons qu'il est possible de trouver un moyen terme où l'on accepte le fait que les valeurs des chercheurs influencent leurs analyses de la réalité, tout en cherchant à atteindre une neutralité que l'on sait d'avance impossible.

Nous avons conscience qu'ainsi faisant nous sommes davantage proche de la distinction weberienne entre la politique et la science que de l'engagement essentiel de Marx, par exemple. Mais cela n'implique pas, pour autant, que le vécu et les a priori du chercheur, y compris ceux d'origine politique, n'ont pas eu d'influences sur ses analyses. La seule chose est que ces influences ne se font pas dans un rapport mécanique, de type cause à effet. Elles sont beaucoup plus nuancées, beaucoup plus indirectes.

Il ne sera jamais possible de déduire les idées de quelqu'un à partir de son vécu, par exemple. De même que des représentations sociales et des croyances similaires ne suffisent pas à déterminer le sens que les acteurs donneront à leurs actions, des parcours personnels semblables peuvent donner lieu à des interprétations symboliques multiples. Car ce n'est pas tant le parcours qui définit la "sensibilité" de l'acteur, que la façon dont celui-ci vit ce parcours. L'important à souligner ici est que les a priori des chercheurs n'agissent pas de façon directe sur leurs analyses ; même s'ils sont toujours présents, ne serait-ce que dans leurs regards.

La sociologie de la connaissance, dans les termes de ses fondateurs (Scheller et Mannheim) et dans la droite ligne de Marx, avait déjà souligné cette question ; en faisant, notamment, ressortir les liens entre les idées et les conditions sociales d'une époque. Par ailleurs, depuis Kant, l'idée selon laquelle tout acte de connaissance se fait à partir de certains cadres mentaux, les a priori, fait aujourd'hui presque l'unanimité. De même, la phénoménologie husserlienne mettra en avant l'idée selon laquelle les a priori ne sont pas universels, comme le pensait Kant ; ils sont le résultat d'une perception intentionnelle du monde par les Hommes. Toutes ces théories nous rappellent combien la connaissance, quelle qu'elle soit, n'est pas indépendante des cadres mentaux et du vécu des agents connaisseurs.

Dès lors, la question des rapports entre l'agir et le désir de connaissance des chercheurs devient plus évidente. Et, si l'on accepte qu'une neutralité scientifique absolue est impossible, du moins s'agissant des sciences humaines, elle devient aussi moins problématique. Ce qui ne signifie pas que ces sciences doivent adopter une attitude partisane ; la neutralité, bien qu'inapplicable, est un idéal à atteindre ; elle est une attitude consciente et ne se réfère qu'aux méthodes utilisées ; en ce qui concerne les analyses et les interprétations, il n'existe pas de moyens pour contrôler les influences des positions individuelles du chercheur.

Qu'est que cela signifie ? Que le chercheur ne peut pas faire partie de l'objet dont il parle ? Que l'objectivité scientifique ne peut s'accommoder de la proximité émotionnelle du chercheur avec son objet d'étude ? Vous vous en doutez certainement, notre réponse est négative. Car nous nous rangeons du côté de ceux qui pensent que les sciences humaines ne produisent pas une connaissance complètement objective 18 ; elle peut être non partisane et non prophétique ; mais elle n'est jamais entièrement objective, parce que la science, comme toute connaissance, exprime un point de vue sur la réalité ; elle est une des interprétations possibles de la réalité. Elle est, de ce fait, pleine des a priori des chercheurs, qu'ils soient eux-mêmes acteurs ou non.

Autrement dit, les idées de tout un chacun, y compris des chercheurs, sont imprégnées des idées tenues pour évidentes dans certains milieux sociaux ou théoriques ; le travail d'auto-réflexion mené par le chercheur peut l'aider à se débarrasser de certaines de ces idées, mais rien n'est moins sûr.

Notes
17.

La distinction Weberienne entre "vocation du politicien" et "vocation du scientifique" traduit l'essence d'une approche de neutralité scientifique en sciences humaines. L'oeuvre de Marx, surtout l'Idéologie Allemande, exprime le point de vue selon lequel toute connaissance est, consciemment ou inconsciemment, engagée.

18.

Parmi les premiers à avoir mis en évidence la réceptivité des sciences à des critères non objectifs, il faut citer, bien évidemment, Thomas Kuhn (1983).