4.5. Les sciences humaines : une connaissance a posteriori

Les chercheurs ne sont pas au-dessus des contingences de la vie courante. Ils en font partie ; davantage même, ils en sont partie prenante. Toujours ! Cela, malgré eux. Leur connaissance n'est donc pas plus objective que celle des acteurs. Ils jouissent d'un prestige social plus important et leurs idées ont, en général, des retentissements sociaux plus étendus, comme l'a remarqué Giddens (1987). Toutefois, nous ne disposons pas de moyens pour garantir la supériorité de la pensée scientifique sur la pensée du sens commun.

La connaissance scientifique n'est pas plus objective que d'autres formes de connaissance, mais elle peut être plus distanciée des contingences et des enjeux de la vie courante. La distance (qui n'est pas synonyme d'objectivité ou d'objectivation) n'est pas assurée par des méthodes d'observation spécifiques, ni par une position épistémologique particulière du chercheur. La distance en sciences humaines est assurée par le caractère "a posteriori" de toute connaissance scientifique : elle ne prend corps qu'après l'accomplissement des actions par les acteurs. Ainsi, la distanciation vis-à-vis de la contingence de l'action dans la connaissance scientifique, est une distanciation "temporelle".

Ce qui caractérise la pensée commune est la contingence du présent ou d'un passé et d'un futur plus ou moins proche. Mais, dans tous les cas de figure, la prégnance du présent est indépassable.

Avec les sciences les choses se passent différemment. Car la connaissance scientifique est une connaissance a posteriori ; elle est conçue dans un cadre temporel où les conséquences plus ou moins éloignées d'une action sont introduites de manière réflexive dans l'analyse. Cela est valable même pour ceux qui n'utilisent pas l'histoire ou la diachronie dans leur cadre théorique : après tout, même ici, l'analyse du chercheur se fait après que celui-ci a pu observer les acteurs en situation. C'est a posteriori que le chercheur peut analyser, concevoir des hypothèses, etc.

Ainsi, l'a posteriori des sciences humaines n'est pas une contrainte qui pèse seulement sur ceux qui font des études historiques ; l'a posteriori est une contingence épistémologique indépassable de toute connaissance réflexive, dont font partie également les sciences humaines. Pour autant, la réflexion n'est pas un privilège des chercheurs ; les acteurs sont également capables de développer des réflexions sur leurs actions ; mais dans un cadre spatio-temporel (ce qui s'est passé dans un passé plus éloigné, ici et là-bas) plus limité.

Les sciences humaines ne peuvent prétendre à une connaissance plus pertinente de la réalité que celle des acteurs eux-mêmes. Ce que ces sciences peuvent faire est de mettre en relation les actions du passé avec les actions du présent ; sans que cela ne leur permette de prédire l'avenir. Dans ce domaine, elles sont aussi faibles et peu fiables que les perceptions et les prévisions des gens (que l'on songe à toutes les prévisions non accomplies que des philosophes, sociologues, politologues, économistes, etc. ont fait au cours de l'histoire).

Autrement dit, du fait que les sciences sociales travaillent dans le "a posteriori" des phénomènes sociaux, elles ne peuvent produire qu'un travail interprétatif rétrospectif. L'établissement de stratégies d'action à partir de ces interprétations, ne sera plus de leur compétence, car elles sont aussi démunies pour faire des prévisions que la connaissance commune.

Cela ne signifie pas, pour autant, qu'il faille adopter une sorte de "populisme théorique", selon l'expression de Jean-Claude Passeron (1991), où toute manifestation populaire, parce qu'issue du quotidien et du vécu des acteurs, est bonne. Les sciences humaines sont aussi démunies pour faire l'éloge de telle ou telle expression culturelle d'un groupe social que pour son contraire.

Le chercheur n'est pas, pour autant, obligé de faire semblant de ne pas avoir de positions personnelles ; ce qu'on lui demande c'est de les relativiser. C'est-à-dire, pour faire de la politique, le chercheur doit choisir un engagement politique dans le champ des luttes politiques ; ce qui ne l'empêche pas, par ailleurs, de continuer à pratiquer les sciences humaines dans le champ scientifique.

Ainsi, le travail de recherche en sciences humaines est tiraillé entre deux logiques contradictoires : d'un côté les a priori des chercheurs qui informent en quelque sorte leurs analyses ; de l'autre, la reconnaissance de la limitation explicative des sciences humaines qui peuvent donner à voir certains états de fait a posteriori. Elle n'est donc pas en état de construire des lois du comportement humain (Passeron, 1991).

Les sciences humaines constituent un moyen pour l'Homme de repenser son passé, ses pratiques antérieures. Ce sont des sciences Historiques, selon l'expression de Passeron (1991). Ou, comme nous l'employons ici : des sciences de l'a posteriori. Faire des sciences sociales représente donc un moyen (parmi d'autres) de repenser les parcours et l'histoire des sociétés humaines. Sans que cela ne donne des pouvoirs magiques à ceux qui s'y adonnent : celui d'indiquer le chemin des action futures, par exemple.

Si, a posteriori, le travail scientifique parvient à démontrer l'existence de contradictions internes à certaines situations sociales (dues soit à l'opposition de fins et de valeurs entre les acteurs, soit à l'antinomie entre les valeurs et les actions d'un même acteur, etc.) ce n'est que la moitié du chemin à parcourir. Aussi important est de montrer la logique interne des contradictions ; c'est-à-dire, il faut montrer pourquoi, malgré le fait qu'un état de chose paraisse au chercheur contradictoire (l'est-il vraiment ?), les acteurs ne le ressentent pas comme tel.

Les sciences humaines sont donc un moyen, mis au service des acteurs, pour établir des états des lieux. Mais les jugements et les actions qui se dégageront de ces états des lieux (qui ne sont nullement neutres d'ailleurs) ne relèvent plus du domaine des sciences humaines ; y compris ceux mis en avant par les chercheurs.

Autrement dit, les sciences humaines permettent de relativiser les vérités établies dans une société ou dans un milieu social ; sans que pour autant elles puissent proposer d'autres vérités. De là, sans doute, le caractère dérangeant et critique de ces sciences. Car elles sont des sciences essentiellement dérangeantes et critiques ; des sciences du "mais", du "toutefois", du "cependant". Des sciences de la relativité absolue. Sur ce point, la pratique des sciences humaines dans une société est un bon indice de son degré de démocratie.

Les sciences humaines sont un moyen de contrer, au moins sur le plan des idées, toutes les formes de pensée unique en vigueur dans le monde social !

Ainsi, il est clair que pour nous, le fait que le chercheur soit ou ait été lui-même un acteur de l'objet qu'il étudie ne constitue pas un problème. Au contraire, cela pourra lui donner les outils pour travailler dans l'entre-deux dont parle Passeron (1991), entre la distanciation des enjeux locaux de la science et le regard du dedans des acteurs.