Partie II. Du contexte

5. Pétrole et nationalisme : une approche comparative

L'industrie pétrolière est une industrie atypique. Depuis le début de son exploitation commerciale au XIXème siècle, surtout depuis le gigantesque essor qu'elle a connu dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale, cette industrie a toujours été au centre d'intérêts puissants entre les nations et, au sein de chaque pays, entre différents groupes sociaux.

De même, cette industrie est organisée à une échelle mondiale. Cela signifie que les échanges pétroliers entre les nations représentent une partie importante des échanges commerciaux dans le monde ; et aussi que les entreprises de la branche ont très tôt dû dépasser leurs cadres nationaux pour pouvoir augmenter leur productivité. Voilà une industrie dont on peut dire, plus qu'aucune autre, qu'elle est une "industrie internationale".

Notre intention dans ce chapitre est de rendre compte, de manière très synthétique, du parcours de cette activité dans trois pays aux caractéristiques structurelles très dissemblables et où la question du pétrole a été traitée de manières différentes ; en l'occurrence le Brésil, la France et le Mexique. Pour ce faire, il sera question ici d'aborder très brièvement l'évolution historique de l'industrie pétrolière dans ces pays, en soulignant notamment les formes de régulation étatique et les représentations sociales créées autour de cette activité.

Si nous avons choisi d'étudier ces trois cas c'est que, malgré les diversités de l'industrie pétrolière dans ces pays, il y a un point qui les rassemble et les regroupe sous une même logique : ce trait commun est l'intervention directe de l'Etat dans le secteur.

Cela étant, notre objectif principal est de rendre visible dans ses spécificités l’évolution de l’industrie pétrolière au Brésil. Ce n’est qu’à titre d’illustration, de comparaison, que nous allons aborder brièvement le cas des industries pétrolières au Mexique et en France, pays qui sont tout à la fois proches et éloignés de la réalité brésilienne.

De ce point de vue, le Mexique est un exemple important puisqu’il fut le premier pays à nationaliser complètement son industrie pétrolière ; laquelle, même aujourd’hui, reste une industrie ayant une forte charge symbolique. De plus, le Mexique est soumis à une série de problèmes semblables à ceux du Brésil : des problèmes liés à la fois aux stratégies de développement économique, au statut politique international, etc. Mais il existe une grande différence, et non des moindres : les réserves pétrolières des deux pays. Tandis que la nationalisation du pétrole mexicain s’est opérée à une période où il était déjà certain que le pays disposait d'un grand potentiel pétrolier, le Brésil a nationalisé son industrie avant même de découvrir d’importantes réserves.

Ce dernier aspect rapproche le cas de la France de celui du Brésil. Ces deux pays n’ont jamais eu d’importantes réserves sur leurs territoires, sauf dans certaines colonies pour la France. De plus, l’intervention de l’Etat dans cette industrie est un point commun aux deux pays, même si cette intervention a pris un sens différent dans les deux cas. C’est que malgré les apparentes similitudes entre le Brésil et la France, les différences entre les deux sont fort importantes : que ce soit au niveau des capitaux internes, de la vie politique, de la puissance militaire, etc. le Brésil et la France sont très éloignés l'un de l'autre.

Cette comparaison, nous le répétons, n’a qu’un sens heuristique afin de mieux approcher la réalité brésilienne. C’est une façon de dénaturaliser la situation brésilienne, laquelle reste bien le centre de nos attentions. C’est que notre façon d’envisager les comparaisons internationales doit beaucoup à l’effet miroir mis en avant par l’Anthropologie sociale : lorsque l'on parle des autres on parle également de nous-mêmes. Autrement dit, la comparaison ici est un instrument de "dénaturalisation" de la réalité brésilienne ; une manière de prendre cette réalité dans toute sa contingence historique : elle n’est pas, elle est devenue.

L'hypothèse sous-jacente ici est que certaines représentations sociales dominantes sur le pétrole dans plusieurs pays, dont ceux que nous allons étudier, ont légitimé l'intervention des États sur cette industrie. Ces représentations n'étaient pas sans liens avec les enjeux géopolitiques et économiques – et parfois aussi idéologiques – liés à l'industrie pétrolière, mais elles n'en étaient pas un simple reflet. Les représentations sur les activités pétrolières dans chaque pays ont été construites au cours d'une évolution historique propre ; mais elles ont été aussi influencées par quelques tendances internationales de l'industrie pétrolière.

D'où l'intérêt de ce chapitre, à savoir : montrer comment certaines tendances mondiales sur la question pétrolière, ainsi que certaines représentations, ont pu influencer les décisions des gouvernements des pays étudiés, en ce qui concerne les formes de régulation de l'industrie pétrolière.

C'est d'ailleurs le caractère symbolique de l'industrie pétrolière qui nous pousse à appréhender certaines tendances internationales de cette industrie dans une perspective comparative. Non seulement parce que les représentations sociales sur l'industrie pétrolière se sont développées, jusqu'à un certain point, à une échelle mondiale – que l'on pense à la place de ce produit dans les idéologies politiques responsables de l'éveil du nationalisme, en tant qu'idéologie mobilisatrice des masses, au cours de ce siècle – ; mais aussi parce que, pour comprendre la situation de l'industrie pétrolière brésilienne dans ses spécificités propres, il nous semble important de dénaturaliser cette situation en la confrontant avec des tendances extérieures ; autrement dit, la comparaison de la situation brésilienne avec celle d'autres pays est tout autant un moyen méthodologique pour mieux cerner le caractère "contingent" de la situation que nous étudions, qu'une manière de mettre en rapport ce qui se passe à l'intérieur de cette situation avec ce qui se passe à l'extérieur ; cela en pointant les différences et les "similitudes" entre cette situation et d'autres comparables.

En ce sens, plutôt qu'une comparaison positive, où l'on cherche à mettre en évidence des traits communs entre les situations étudiées, nous chercherons ici à réaliser une sorte de comparaison négative ; où, tout autant que les traits communs, les traits dissemblables sont mis en avant. Cela, toujours dans la perspective de mieux comprendre l'industrie pétrolière brésilienne. La comparaison ici est donc un moyen de dénaturalisation et de "contextualisation" d'une situation sociale concrète ; le but ultime d'une telle comparaison est de montrer que des solutions différentes à une même thématique sont possibles, en fonction des contextes dans lesquels cette thématique est insérée.

De même, la méthode comparative, prise de façon négative, offre une bonne opportunité de s'interroger sur certaines questions théoriques touchant les rapports entre sociétés différentes dans le monde contemporain. Si l'on considère que rares sont les sociétés contemporaines complètement isolées, sans contacts avec d'autres sociétés, la méthode comparative est un moyen non seulement de dénaturaliser des situations sociales étudiées, mais aussi de vérifier les inter-influences entre des sociétés différentes.

Non que les enjeux internes à chaque pays, ou à chaque situation, ne soient pas importants, loin s’en faut ; mais ces enjeux internes subissent certaines influences venues de l’extérieur. Il est certain que ces influences seront plus évidentes dans certains pays que dans d'autres et, dans tous les cas de figure, pour qu'elles deviennent vraiment pertinentes, elles doivent s'adapter aux enjeux internes, prendre des couleurs locales. Mais, toujours est-il que les sociétés humaines ne sont pas isolées les unes des autres et que certains phénomènes sociaux, initialement développés dans un contexte, peuvent influencer d'autres contextes sociaux.

Ce sont là les questions posées par l'étude de l'industrie pétrolière dans une perspective comparatiste. Toutefois, les limites de ce chapitre (basé sur des recherches purement bibliographiques) ne nous permettront pas de discuter davantage des raisons qui ont poussé les acteurs sociaux de chaque pays à soutenir l'intervention étatique dans le domaine pétrolier ; néanmoins, ce chapitre nous permettra de tracer l'évolution historique de la "question pétrolière" dans les trois pays choisis, en essayant de les relier aux contextes mondiaux de l'industrie du pétrole et en essayant de dégager quelques différences et points communs entre leurs politiques pétrolières.