5.1. L'industrie pétrolière : une industrie politique

L'industrie pétrolière est une des activités économiques les plus importantes dans le monde moderne. En effet, soit par les chiffres d'affaires associés, soit par les enjeux politico-militaires, cette industrie est placée parmi les plus stratégiques du monde.

Mais, si par commodité on parle de l'industrie pétrolière, en vérité, dans la branche il n'y a pas qu'une industrie mais plusieurs. Le raffinage, par exemple, est aussi éloigné de l'exploitation pétrolière que la sidérurgie l'est des activités minières ; sans que, pour autant, on ait senti la nécessité de dissocier ces deux étapes de l'industrialisation du pétrole : sur le plan symbolique elles restent des "stades" d'une même industrie. Ce qui est la conséquence, peut-être, de l'insertion des entreprises pétrolières dans tous les domaines d'activité de la branche ; car dès les origines de l'industrie, la tendance dominante fut de regrouper autour d'une même entreprise toutes les activités liées au pétrole, de l'exploitation au raffinage et à la distribution.

Quoi qu'il en soit, l'enchevêtrement des intérêts entre les diverses phases de l'activité pétrolière est une des principales caractéristiques de cette activité. En ce sens, Chevalier(1973) nous donne une intéressante définition de l'industrie pétrolière à une grande échelle. Selon lui, ce qui caractérise l'industrie pétrolière est le fait d'être à la fois : a) une industrie mondiale, c'est-à-dire que les zones de consommation ne correspondent pas aux zones de production ; b) une industrie à plusieurs niveaux : exploitation, transport, raffinage et distribution ; c) une activité aléatoire ; d) une industrie "multiproduits" ; e)une industrie à haute concentration de capital ; f) une industrie que se caractérise par l'existence d'un surplus pétrolier ; et g) une industrie politique.

L'intérêt majeur de cette définition est qu'elle englobe, en même temps, les aspects géographiques, techniques, économiques et politiques de l'industrie du pétrole. De même, cette définition de l'industrie du pétrole traduit les principales représentations sociales créées autour de l'industrie pétrolière dans le monde.

Le premier point de cette définition est certainement celui qu'on a le moins de mal à reconnaître ; pour s'en assurer il suffit d'observer les tableaux ci-dessous, où on verra, par exemple, que la majeure partie de la production et des réserves pétrolières est localisée dans les pays sous-développés – en particulier ceux du Moyen-Orient, avec 65 % des réserves prouvées – ; tandis que le gros de la consommation se retrouve dans les pays industrialisés de l'OCDE.

Tableau 1. Production pétrolière mondiale et réserves
RÉGION PRODUCTION RÉSERVES PROUVÉES
  Mt % Mdt %
AMÉRIQUE DU NORD 514,0 16,6 5,3 4,2  
AMÉRIQUE LATINE   346,4 11,3 17,6 12,6
EUROPE OCCIDENTALE 193,9 6,2 2,4 1,8  
MOYEN ORIENT 814,0 26,3 89,3 65,2  
AFRIQUE   287,3 9,3 7,8 5,9
ASIE-OCÉANIE 168,0 5,5 3,0 2,2  
PAYS SOCIALISTES 765,7 24,8 11,4 8,2  
OCDE 735,0 23,7 7,9 6,2  
OPEP 1.130,0 36,5 104,2 75,6  
PVD HORS OPEP 459,1 15,0 13,3 10  
MONDE 3.089,8 100 136,8 100  
Légende : % pourcentage de la production ou des réserves mondiales
Mt : millions de tonnes ; Mdt : milliards de tonnes ;
PVD : Pays en voie de développement
Source : Jacquet et Nicolas (1991 : 143).

L'opposition entre pays producteurs de brut situés dans le tiers monde et pays consommateurs industrialisés devient plus claire après l'observation des tableaux suivants.

Tableau 2. Principaux pays importateurs de pétrole (en millions de tonnes)
1973 1979 1988
PAYS QUANTITÉ PAYS QUANTITÉ PAYS QUANTITÉ
éTATS-UNIS 311,4 ÉTATS UNIS 427,9 ÉTATS UNIS 371,4
JAPON 271,2 JAPON 272,0 JAPON 227,9
RFA 152,6 RFA 150,9 RFA 117,4
FRANCE 142,2 FRANCE 137 ITALIE 100,6
ITALIE 133,9 ITALIE 123,9 FRANCE 96,6
ROYAUME-UNI 133,7 PAYS-BAS 78,7 PAYS-BAS 85,7
PAYS-BAS 81,9 ROYAUME-UNI 72,4 SINGAPOUR 55,9
Source : Jacquet et Nicolas (1991), page. 172
Tableau 3. Principaux exportateurs mondiaux (en millions de tonne)
1973 1979 1988
PAYS QUANTITÉ PAYS QUANTITÉ PAYS QUANTITÉ
Arabie Saoudite 349,0 Arabie Saoudite 447,2 Arabie Saoudite 221,6
Iran 262,6 URSS 163,8 URSS 203,4
Venezuela 167,9 Irak 161,6 Irak 116,1
Koweït 146,8 Iran 139,9 Royaume Uni 89,2
URSS 118,3 Koweït 123,4 Venezuela 82,1
Libye 106,4 Nigeria 110,7 Iran 76,0
Nigeria 98,0 Venezuela 110,6 Mexique 74,2
Irak 95,1 Libye 98,5 Émirats Unis 68,5
Source : Jacquet et Nicolas (1991), page. 173.

Grâce à ces tableaux on saisit l'énorme dépendance pétrolière des pays industrialisés à l'égard des pays exportateurs, surtout à l'égard de l'OPEP. Dès lors, on peut supposer que beaucoup de l'importance stratégique et militaire du pétrole dans le monde découle de cette interrelation des pays industrialisés et gros consommateurs de pétrole avec les pays producteurs de brut.

Une autre caractéristique de l'industrie pétrolière selon la définition de Chevalier(1973) est le fait d'être une industrie à plusieurs niveaux. De fait, une des raisons pour lesquelles l'industrie pétrolière est une industrie à haute concentration en capital (une autre caractéristique de cette activité) est consécutive des étapes successives nécessaires à la commercialisation du pétrole sous la forme de produits finis. Entre le début de l'exploitation d'une zone et la production du premier baril de brut, peuvent se passer des années et des sommes d'argent très importantes peuvent être dépensées. Si la chance est du bon côté, des gisements économiquement exploitables sont découverts. Mais ce n'est que le début du processus ; ensuite il faut monter une infrastructure pour permettre la production et le transport vers les zones consommatrices où , en général, sont localisées les raffineries. C'est seulement après les opérations de raffinage que le pétrole est prêt à être mis à disposition des consommateurs sous la forme d'une multitude de produits.

C'est également avec le raffinage que se joue beaucoup du processus de valorisation du pétrole ; car selon le niveau de complexité d'une raffinerie on pourra obtenir des produits plus ou moins chers, plus ou moins nobles. Comme le pétrole n'est qu'un mélange de divers produits, une raffinerie simple ne fait que les séparer et en améliorer la qualité à travers la distillation. Les produits ainsi obtenus sont classés en cinq catégories, à savoir, des plus légers aux plus lourds : les essences légères et le gaz, les essences lourdes, les distillats légers, les distillats moyens et les résidus. Dans les raffineries les plus complexes, dotées de procédés plus sophistiqués, on peut transformer une partie du résidu en produits plus légers, lesquels sont plus valorisés sur le marché.

En suivant toujours la classification de Chevalier(1973), on remarque qu'une autre caractéristique de l'industrie pétrolière est l'existence d'un "surplus pétrolier" ; ce qui peut s'expliquer par le fait que : a) le pétrole est produit en divers endroits et dans des conditions hétérogènes. Chaque gisement peut donc dégager une rente différentielle (teneur en souffre, proximité des zones de consommation, conditions d'exploitation, etc.) ; b) il y a une hétérogénéité des appareils de production, ce qui entraîne une rente différentielle en faveur des unités les plus performantes ; c) il y a possibilité de concertation des agents, ce qui peut dégager une rente de monopole ; d) les produits sans substituts (essence, gas-oil, etc.) sont fortement taxés par les gouvernements ; et e) il y a des appropriations de "plus value" à tous les niveaux du circuit.

Selon cet auteur, c'est l'existence même du surplus pétrolier qui explique la politisation de l'industrie pétrolière : << Les bénéfices que l'on peut tirer du pétrole sont tellement importants et le pétrole est une matière tellement vitale aux économies industrielles que l'histoire du pétrole est étroitement liée à la domination politique et économique des grandes puissances et aux mouvements d'indépendance nationale. L'appropriation du pétrole par les pays industrialisés s'accompagne très fréquemment d'une action politique>> (Chevalier, 1973 : 11).

Cette classification de l'industrie pétrolière, bien que datant des années 70, nous donne à voir l'approche dominante dont est l'objet cette industrie dans les champs des sciences humaines. Aussi bien en économie qu'en science politique ou en sociologie, le pétrole est considéré comme un produit à part. En ce sens, il n'y a pas de grandes différences entre les représentations du sens commun et celles présentes dans les études scientifiques. Que ce soit au niveau des bénéfices économiques dégagés, ou au niveau des enjeux politico-militaires associés, ou même par rapport à la technologie et aux formes d'organisation du travail associées, l'industrie pétrolière a toujours été considérée comme une industrie particulière.

Il faut, peut-être, repenser à l'or pour trouver un autre produit qui soit autant chargé symboliquement que le pétrole comme source de richesse et de pouvoir. Au demeurant, ce n'est pas un hasard si le pétrole est aussi appelé "l'or noir".

Toutefois, comme toutes les représentations, celles liées au pétrole ne sont pas l'expression d'une "qualité naturelle" de ce produit ; elles sont plutôt la résultante d'une certaine évolution historique, ou du moins d'une certaine façon d'interpréter l'histoire. Ainsi, c'est dans l'histoire de l'industrie pétrolière mondiale que nous devons chercher les sources des représentations sociales sur le pétrole dans le monde.

C'est exactement un des buts de ce chapitre, celui de donner un aperçu synthétique de l'évolution de l'histoire du pétrole au cours de ce siècle, premier pas pour comprendre l'importance symbolique et économique de ce produit dans le monde contemporain.