5.1.1. Le pétrole : une histoire "inflammable"

Quoi qu'il en soit, le fait est que l'industrie pétrolière a une importance exceptionnelle dans les sociétés industrialisées modernes. Même après les chocs pétroliers des années 70 et la recherche consécutive de nouvelles sources d'énergie, la part du pétrole dans la consommation énergétique mondiale continue d'être très élevée : pour les seuls pays de l'OCDE elle était de l'ordre de 45 % en 1989 (Jacquet et Nicolas, 1991) ; chiffre certes inférieur aux 53 % de 1973 (Chevalier, 1986), mais d'une importance encore considérable.

Cependant, la dépendance des pays industrialisés à l'égard du pétrole n'est pas seulement une dépendance énergétique ; étant donné l'improbabilité de la mise au point, à court ou moyen terme, d'un combustible automobile capable d'être économiquement compétitif avec l'essence ou le gas-oil ; et, étant donné également les multiples applications que l'on fait des produits pétrochimiques – dont le pétrole constitue la matière première –, il n'est pas exagéré d'avancer l'idée que le pétrole est à la base même d'une certaine façon de vivre et de produire, propre aux sociétés contemporaines.

Tout cela vient démontrer combien le pétrole reste indispensable pour l'organisation de la vie contemporaine. On ne s'étonne donc pas que des enjeux à la fois géopolitiques et économiques aient été placés au centre même de cette industrie ; l'invasion du Koweït par l'Irak en 1990 et les événements qui l'ont suivie en sont un bon exemple.

En vérité, le caractère "explosif" de l'activité pétrolière a été une constante de l'histoire du pétrole. Depuis le début de son exploitation aux États-Unis, au siècle dernier, le pétrole est au centre de conflits d'intérêts très puissants ; des intérêts économiques, bien sûr, mais aussi politico-militaires. En ce sens, le cas le plus exemplaire est peut être celui de la Standard Oil of New Jersey sous la direction de Rockefeller. En effet, au début de ce siècle, le monopole presque total de cette entreprise sur l'industrie pétrolière américaine, lui donnait le pouvoir de fixer à son gré le prix des combustibles et d'imposer des conditions impraticables à ses concurrents. Face à une opinion publique de plus en plus inquiète, le gouvernement américain fait approuver une loi antitrust et impose le démembrement de la compagnie.

Cet événement donna naissance à certaines représentations sociales sur l'industrie pétrolière fort négatives ; ces représentations, qui allaient se diffuser un peu partout dans le monde, tendaient à mettre l'accent sur la caractéristique monopolistique de l'industrie pétrolière, ce qui était à la base du pouvoir dont jouissaient les entreprises de la branche face aux États nationaux et face aux intérêts des consommateurs. Cela est important, car ce sont ces représentations qui expliquent les contrôles que la plupart des États de par le monde ont établi sur cette industrie ; elles expliquent également la place du pétrole dans les discours nationalistes de ce siècle, notamment dans ceux des pays sous-développés.

Par ailleurs, à la même époque où, aux États-Unis, l'industrie pétrolière prenait les caractéristiques, sous la houlette de Rockfeller, d'une industrie monopolistique, en Europe le même processus était en train de se réaliser. D'abord avec l'union, en 1907, du groupe pétrolier hollandais Royal Dutch et du groupe anglais Shell, donnant naissance à l'entreprise Royal Dutch-Shell. La nouvelle compagnie, de la même façon que la Standard Oil aux États-Unis, allait presque monopoliser l'industrie pétrolière en Europe Occidentale.

De plus, le gouvernement anglais, porté par l'idée de reconvertir sa marine de guerre à la propulsion par dérivés du pétrole et méfiant vis-à-vis des effets de la tendance monopolistique de l'industrie pétrolière, décida d'obtenir le contrôle actionnarial de l'Anglo-Persian Oil Company (la future British Petroleum), en 1914 ; cette entreprise, ayant obtenu le monopole de l'exploitation du pétrole de la Perse, et sous contrôle de l'Etat anglais, allait par la suite devenir une des grandes entreprises mondiales de l'activité pétrolière.

Ce fait fut important pour deux raisons ; d'abord, pour la première fois un gouvernement décide d'intervenir directement dans l'industrie pétrolière, en devenant actionnaire majoritaire d'une grande entreprise du secteur. De plus, parmi les arguments avancés par les défenseurs de cette proposition, la défense militaire du pays et la volonté de réguler le marché pétrolier – évitant notamment les hausses de prix par les entreprises oligopolistiques – ont été les plus employés 19 . Or, si la plus puissante nation de la planète de l'époque (économiquement et militairement) portait un tel intérêt à l'industrie pétrolière (au point d'oublier les principes de la non intervention étatique dans l'économie, comme le prêchaient les économistes classiques), il n'est pas étonnant que cette mesure ait fait école par la suite.

Quoi qu'il en soit, dès l'époque du démembrement de l'empire pétrolier des Rockfellers, il était déjà possible d'identifier les caractéristiques qui, par la suite, seraient typiques de la branche : l'intégration verticale (une même entreprise s'occupant de toutes les phases de l'industrie), une industrie à haute concentration de capital et soumise à une situation de monopole ou d'oligopole. Ce sont ces caractéristiques de l'industrie pétrolière, instituées historiquement encore au siècle dernier, qui seront préservées et transformées par quelques très grandes entreprises pétrolières au cours de ce siècle.

D'après Chevalier (1973), l'histoire du pétrole peut être classée en trois phases : 1) jusqu'aux années 50 une domination absolue des sociétés du cartel pétrolier ; 2) à partir de 1950, l'accroissement de l'action des sociétés indépendantes, ce qui entraîna l'abaissement du prix du pétrole ; 3) à partir des années 60, la diminution de la rente pétrolière provoquée par l'abaissement des prix, réveilla l'attention des pays producteurs, lesquels, à travers une action plus ou moins concertée, aboutiront à prendre le contrôle des sources pétrolières.

Pour actualiser cette classification il nous faudra parler également de la période qui s'étend de 1973 (année du premier choc pétrolier) au début des années 80, quand l'OPEP , après avoir pris le contrôle du pétrole dans les principaux pays producteurs, arrive à imposer un système de prix élevés au marché mondial. Et aussi, de la phase qui comprend grosso modo les années 80 et 90, où la diminution de la demande et l'apparition de nouveaux producteurs entraîna la baisse des prix et l'affaiblissement de l'OPEP. Ce qui amène certains économistes à prévoir la fin prochaine de l'industrie du pétrole. Quoi qu'il en soit, c'est la période où l'industrie pétrolière perd un peu de son importance symbolique ; d'autant plus que la diffusion de l'idéologie libérale en économie induit plusieurs États à vendre leurs compagnies nationales pétrolières.

Notes
19.

Ainsi s'exprimait le premier ministre anglais, Winston Churchill, en mai 1914, en défense de la proposition du gouvernement : << Notre politique finale est de rendre la Marine productrice et propriétaire indépendante par rapport au ravitaillement. D'abord, il est nécessaire de stocker dans le pays une réserve de brut suffisante pour garantir notre sécurité en cas de guerre, ainsi que pour contrer les fluctuations de prix durant la paix. (...) Il est nécessaire aussi que nous devenions les propriétaires d'une certaine quantité de pétrole dans la nature, nécessaire à notre ravitaillement ; ou, du moins, que nous puissions contrôler les sources dans la proportion dont nous avons besoin.>> (cité par Marinho Jr, 1989 : 31).