5.1.3. La perte d'influence des majors

Cette double pression, en même temps qu'elle augure de changements très importants dans le fonctionnement de l'industrie pétrolière mondiale, va signaler le début de la perte de pouvoir des Majors.

C'est dans ce contexte global que s'insèrent les événements de 1951 en Iran ; suite à la nomination de Mohammed Mossadegh à la tête du gouvernement, l'industrie pétrolière Iranienne fut nationalisée et mise sous le contrôle de la NIOC (National Iranian Oil Company). Cela fut fait au détriment des intérêts de la Britsh Petroleum qui détenait le contrôle du pétrole en Iran jusqu'alors.

Comme dans le cas du Mexique, le cartel pétrolier réagit immédiatement en décrétant un boycott rigide au pétrole iranien, lequel fut compensé par l'accroissement de la production des autres pays du Moyen-Orient. Le coup d'État qui renversa le gouvernement Mossadegh remit le pétrole iranien dans la zone d'influence des entreprises pétrolières internationales, mettant en évidence la vulnérabilité des pays producteurs face au pouvoir des Majors.

Mais, malgré la défaite des nationalistes iraniens, l'événement Mossadegh montra la nécessité d'une coopération plus engagée entre les pays producteurs pour contrebalancer l'emprise des Majors. De même, cela éveilla l'attention de plusieurs gouvernements du Tiers Monde, ainsi que d'une partie de l'opinion publique internationale, sur les pouvoirs dont jouissaient les Majors par rapport aux pays producteurs du pétrole. Pouvoirs qui dépassaient largement le domaine de l'emprise économique ; d'une certaine façon, les Majors exerçaient aussi une influence sur la politique intérieure de ces pays.

Au cours des années suivantes, les pays producteurs de pétrole allaient commencer à mieux s'organiser pour augmenter leur part de la rente pétrolière. La baisse des prix internationaux du pétrole au cours des années 50 a été à l'origine de la formation de l'OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole), créée en septembre 1960 par les cinq plus grands exportateurs à l'époque : l'Arabie Saoudite, l'Iran, l'Irak, le Koweït et le Venezuela, responsables à eux seuls de 90 % des échanges pétroliers mondiaux.

Cette baisse des prix est directement liée à l'expansion des activités des compagnies indépendantes – tantôt les américaines de taille moyenne, tantôt les compagnies nationales d'Europe et d'autres pays – ; ce qui a accru la concurrence sur le marché mondial, tout en élargissant la production pétrolière internationale par la mise en production de gisements localisés dans de nouvelles zones.

Le pétrole, devenu matière première bon marché et abondante, va très vite occuper la place prépondérante dans les sources d'énergie utilisées par les pays industriels, au point de mettre dans l'ombre le charbon et de retarder le développement du nucléaire. Il n'est pas exagéré d'affirmer que l'extraordinaire croissance économique des pays de l'OCDE durant les "trente glorieuses" est due, en grande partie, à l'abondance de pétrole bon marché au niveau mondial.

Mais, en permettant l'élévation des taux de croissance, cela entraîna, par contrecoup, une dépendance très importante des pays occidentaux vis-à-vis des pays exportateurs de pétrole. Le tableau ci-dessous nous donne bien la mesure de cette dépendance.

Tableau 4. Dépendance pétrolière des pays de l'OCDE (%)
PAYS 1960 1965 1970 1975 1980 1984
OCDE 18,0 26,2 32,7 35,1 31,4 23,1
ÉTATS-UNIS 7,8 9,9 10,3 18,2 18,1 13,8
EUROPE 31,3 46,4 59,5 55,3 45,6 31,8
JAPON 33,2 58,2 72,5 76,4 70,2 60,2
(1) Rapport entre importations de pétrole et produits pétroliers à la consommation totale d'énergie primaire
Source : Chevalier (1986 : 33).

Parallèlement, la plupart des pays producteurs ont adhéré à l'OPEP qui, en regroupant l'essentiel des exportations pétrolières dans le monde, voyait son pouvoir de pression s'accroître de plus en plus. Cet équilibre entre une dépendance pétrolière élevée, du côté des pays industrialisés, et le désir politique de prendre le contrôle de la branche, du côté des pays exportateurs, était très fragile ; Il ne pouvait se maintenir qu'à condition qu'il y ait une relative surabondance de pétrole sur le marché mondial.

En ce sens, la situation s'avérait particulièrement explosive au début des années 70, puisque plusieurs facteurs poussaient les prix à la hausse. Tout d'abord, après une longue période de croissance continuelle de la consommation, la relation entre offre et demande pétrolière se modifie. Le marché pétrolier, d'un marché d'acheteurs – où l'offre était largement supérieure à la demande – devient un marché de vendeurs – demande plus grande que l'offre. Selon des données citées par Chevalier(1986), entre 1970 et 1973 la demande pétrolière adressée à l'OPEP passa de 20,2 à 27,5 millions de baril/jour, la seule Arabie Saoudite augmentant sa production de 3,2 à 7 millions de baril/jour dans la même période.

De plus, l'arrivée au pouvoir de gouvernements révolutionnaires et de libération nationale dans certains pays producteurs (Irak en 1958, Algérie en 1962 et Libye en 1969) eut comme conséquence immédiate le développement de tensions pour le contrôle de la production pétrolière entre ces nations et les Majors ; ce qui va réveiller la volonté d'autonomie d'autres pays dans ce secteur.

Ainsi, au cours des années 60, les pays regroupés autour de l'OPEP sont arrivés à renforcer leur position par rapport aux compagnies internationales et aux pays importateurs : en fixant des taux de redevance plus élevés, en contrôlant les niveaux de production et surtout en imposant l'OPEP comme interlocuteur privilégié dans le domaine du pétrole.

Un nouvel ordre pétrolier international s'amorçait alors ; dans cette nouvelle conjoncture les Majors allaient perdre beaucoup de leur capacité d'intervention dans la branche au profit des pays exportateurs et de l'OPEP.