5.1.4. La montée du pouvoir des pays exportateurs

Les accords de Téhéran et de Tripoli en 1971, où les compagnies internationales (y compris les Majors) ont pour la première fois dû établir des négociations avec l'OPEP, et non directement avec les pays producteurs , étaient déjà une amorce de ce qui allait se passer en 1973. Mais le véritable tournant de l'histoire pétrolière reste les événements de 1973 qui, par la suite, seront connus sous le nom de "premier choc pétrolier".

En effet, la réunion entre les compagnies et l'OPEP dans le but de fixer le prix du "brut" eut lieu deux jours après l'éclatement de la guerre entre Israël, l'Égypte et la Syrie. C'est donc dans un climat très tendu que se déroulèrent les négociations. Face au refus des compagnies de négocier une hausse des prix supérieure à 15 %, les six pays exportateurs du Golfe Persique augmentent unilatéralement de 70 % les prix affichés de leur pétrole ; l'Arabian Light, par exemple, passe de 2,989 à 5,119 dollars le baril (Chevalier, 1986).

Le lendemain, les pays membres de l'Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole (OPAEP) décident, à l'exception de l'Irak, de réduire leur production et d'appliquer un embargo contre les pays alliés d'Israël, ce qui représentait une réduction d'environ deux millions de baril/jour sur un marché déjà déficitaire.

La conséquence immédiate fut la panique au sein des pays consommateurs, ce qui se traduisit par un comportement atypique du marché : les prix de commercialisation du pétrole furent fixés au-dessus des prix officiels des pays producteurs. En prenant toujours l'exemple de l'Arabian Light, en décembre 1973, tandis que son prix affiché était de l'ordre de 11,651 dollars par baril, il était commercialisé sur le marché libre jusqu'à 19,35 dollars. Le temps du pétrole bon marché semblait être bien fini !

Tout cela a représenté une véritable révolution. Une révolution dans les rapports entre les pays exportateurs et les entreprises internationales, d'abord : les événements de 73 ont signifié la fin de l'emprise absolue des Majors sur l'activité pétrolière mondiale et la confirmation de la montée du pouvoir de l'OPEP. Mais aussi, une révolution dans les modalités d'exercice de l'activité industrielle dans les pays occidentaux : après octobre 1973, en raison de la hausse des prix, les pays consommateurs ont vu leurs dépenses liées aux importations pétrolières multipliées par trois, quatre, voire même cinq. Ce qui va les engager dans la recherche de nouvelles sources d'énergie, ne leur étant plus possible de continuer sur un modèle économique basé sur la surabondance de pétrole à des faibles prix.

Le premier choc pétrolier marque, de fait, le développement des recherches pour transformer le modèle énergétique des pays industriels. C'est le moment où des sources d'énergie non conventionnelles (le nucléaire, l'énergie solaire, etc.) vont connaître un grand essor ; faisant ainsi décroître, à moyen terme, la dépendance des pays consommateurs à l'égard de l'OPEP.

Mais, dans le court terme, l'année 1974 allait confirmer la position de force de l'OPEP. Dans une claire démonstration du pouvoir conquis par cette organisation, elle réussit, dans un premier temps, à imposer une fiscalité de plus en plus avantageuse pour les pays producteurs (leur appropriation atteint 87 % du prix du baril de pétrole, alors qu'elle était d'environ 41 % en 1970). De même, l'OPEP engagea, par la suite, un processus de contrôle direct du secteur pétrolier par les pays producteurs ; ce qui aboutira à des nationalisations du secteur dans la plupart des pays membres de l'organisation, entre 1975 et 1976.

Et pourtant les Majors ont continué à garder une place importante dans le monde du pétrole. Certes, très éloignée du contrôle absolu des années 40 et 50, mais en tout cas loin d'être négligeable : elles bénéficiaient encore de contrats préférentiels avec les pays producteurs, dont les branches pétrolières venaient d'être nationalisées. Ceci s'explique par le fait que le raffinage et la distribution du pétrole dans les pays industrialisés restaient sous le contrôle des grandes compagnies pétrolières mondiales ; les Majors avaient perdu l'emprise sur l'amont de l'industrie pétrolière, mais pas sur l'aval.

Néanmoins, la physionomie de l'industrie mondiale du pétrole qui émergea du premier choc pétrolier était toute autre que celle des années 50. De fait, en devenant l'acteur principal, l'OPEP assume le rôle, joué auparavant par les Majors, de garant de la stabilité du marché et des niveaux des prix. Ainsi, face à la baisse de la consommation mondiale de produits pétroliers, suite aux récessions de 1975 et de 1978, l'OPEP arrive à réduire sa production afin d'éviter une dégradation de ses prix.

En revanche, si l'augmentation des prix du pétrole provoque une réduction du rythme de croissance de la demande de produits pétroliers, elle incite, dans le même temps, à la recherche et à la production dans des zones auparavant jugées trop coûteuses, devenues économiquement exploitables avec la hausse des prix.

La conjugaison de ces deux tendances (diminution de la consommation et croissance de la production) va tendre à affaiblir la position de l'OPEP. De cette manière, la part de l'OPEP dans la production mondiale commence à fléchir dans les années qui suivent le premier choc, passant de 55,5 % de la production totale en 1973 à 49 % en 1979.

Cependant, malgré la tendance du marché à une stabilisation, voire même à une baisse des prix, une donnée conjoncturelle déclenche le deuxième choc pétrolier en 1979. Les événements liés à la révolution iranienne entre la fin de 1978 et le début de 1979, font disparaître du marché le pétrole iranien – environ 6 millions de baril/jour. Malgré la compensation de ce volume par l'augmentation de la production des autres pays de l'OPEP, le marché reste instable.

La situation s'aggrave avec la décision de l'Arabie Saoudite de réduire, au début de 1979, sa production d'environ 1 million de baril/jour. Ce qui amène les compagnies et les gouvernements des pays importateurs à élargir leurs stocks, en augmentant considérablement la demande et en poussant les prix vers le haut. C'est le deuxième choc pétrolier qui éclate !

Cette situation d'instabilité et de prix élevés se maintient jusqu'au début 1980, quand les prix atteignent leur plus haut niveau (37 dollars pour certains bruts légers) avant de commencer à baisser.