5.2. L'industrie pétrolière en France

Avant le début du premier conflit mondial en 1914, la question pétrolière ne se posait presque pas en France. Toutefois, les difficultés d'approvisionnement générées par la guerre, alliées à l'importance grandissante du pétrole en tant que source d'énergie, éveillent le gouvernement français à la nécessité de maintenir un certain contrôle sur l'industrie pétrolière ; cela en essayant de rationaliser l'utilisation des combustibles liquides, devenus stratégiques.

Ainsi, au lendemain du début du conflit, le 3 septembre 1914 plus exactement, s'opère une tentative d'implantation d'un système contractuel entre le gouvernement et la Chambre Syndicale de l'Industrie du Pétrole. Par cet accord, les raffineurs alors implantés en France s'engageaient à fournir les quantités demandées par les autorités militaires et aussi, à constituer des stocks permanents réservés aux besoins militaires du pays.

Cependant, face à l'incapacité des sociétés pétrolières à répondre aux besoins croissants de l'Armée et de la société civile au cours de la guerre, toute une législation sera mise en place pour doter l'État de mécanismes de contrôle sur l'ensemble des activités liées au pétrole. C'est ainsi que le 6 mai 1916 est approuvée une loi qui donnait au gouvernement le pouvoir de prohiber ou d'autoriser les importations de pétrole et de produits pétroliers. Cette préoccupation pour les importations s'explique par l'inexistence de gisements pétroliers connus à l'époque en France ou dans les territoires sous contrôle français, l'approvisionnement pétrolier ne pouvant provenir que de l'extérieur. Or, dans une conjoncture de guerre, le gouvernement français voulait s'assurer que ces importations étaient originaires de pays alliés, en même temps qu'il prenait en main la régulation du marché.

Les étapes suivantes furent la création du Comité Général du Pétrole en 1917 – en raison de l'aggravation de la crise d'approvisionnement – et la création, en 1918, du Consortium Français d'Importation de Pétrole et d'Essence ; à ce moment, l'État prend le monopole des importations de pétrole, laissant la distribution des dérivés aux compagnies privées. Après la fin de la guerre, en liaison avec le retour à une politique libérale dans le secteur pétrolier, ce Consortium sera dissout, mais le monopole d'importation de l'État se maintiendra jusqu'en 1921.

La fin du contrôle de l'État sur les importations des produits pétroliers n'a pas signifié pour autant le retour à la normalité du marché pétrolier français ; entre 1923 et 1926 ce marché sera perturbé, à plusieurs reprises, en raison du contrôle exercé par le cartel pétrolier international. Cela va légitimer la reprise de l'intervention de l'Etat dans le secteur pétrolier ; tout d'abord en imposant, en 1925, une législation régulatrice qui établissait une sorte de "liberté contrôlée". C'est le véritable début de toute une politique de l'Etat français pour contrôler, au nom de l'indépendance et de la sécurité nationale, l'activité pétrolière.

‘<<C'est que, très vite, va s'affirmer la domination de quelques grosses sociétés internationales, qui vont instaurer un système d'organisation oligopolistique du marché, n'ayant d'équivalents pour aucune autre matière première. Les États qui ne possédaient ni ressources pétrolières propres, ni sociétés importantes déjà placées sur le marché, voyaient croître leur dépendance à l'égard de ces grosses sociétés, à mesure qu'augmentaient leurs besoins pour cette nouvelle énergie>> (Galle et Vatin, 1980 ; 96).’

Dans la volonté de garantir des conditions de ravitaillement pétrolier fiables au pays, l'Etat français se dotera de mécanismes lui permettant de réguler le marché interne et de développer la production de brut maîtrisée par la France ; par brut maîtrisé par la France, il faut comprendre le pétrole sous contrôle de compagnies à capitaux français ou dans des régions sous tutelle française.

Après les lois de 1925, les compagnies étrangères, en représailles, imposèrent un contingentement privé au détriment des sociétés françaises, ce qui sera à l'origine d'un régime nettement interventionniste, que la loi de 1928 mettra en place. D'après cette loi, l'importation de grandes quantités de produits pétroliers ou de brut était soumise à la délivrance d'autorisations spéciales. Il était également prévu la nécessité d'autorisations gouvernementales pour les opérations de raffinage et de distribution de produits finis, conférant à l'Etat un important pouvoir de pression sur les entreprises du secteur. En effet, ces autorisations étaient définies par la loi comme une délégation du monopole d'Etat aux sociétés qui en étaient bénéficiaires, mais elles étaient aussi une sorte de compromis entre les propositions de monopole direct de l'Etat et les propositions de libéralisation absolue de l'activité qui se sont affrontées lors des débats parlementaires.

Parallèlement à ce processus, l'Etat français incitait à la création de la Compagnie Française des Pétroles (CFP) en 1924, dans laquelle l'Etat même possédait 35 % du capital, et qui devait gérer les intérêts français au Moyen-Orient, région fort prometteuse déjà à l'époque. Ces intérêts ont été acquis avec les accords de San Remo en 1920, qui ont transféré à la France, en raison du butin de guerre, la part de la Deutch Bank dans la Turkish Petroleum Company.

Mais si le soutien du gouvernement a été très important pour la constitution de la CFP, il faut bien remarquer que <<l'action de l'Etat dans la création de la CFP fut souvent empirique. C'est devant les difficultés rencontrées par l'industriel Ernest Mercier dans la constitution de la société que l'Etat se décida à prendre un pourcentage de 35 % du capital. Avec la CFP, l'Etat n'a pas voulu devenir un actionnaire direct qui dispose en tant que tel d'un large pouvoir d'orientation>> (Murat, 1969 ; 28). Et cela seulement en 1929, cinq ans après la loi qui institua la CFP.

C'est donc dans la double volonté de réguler le marché pétrolier français et de prendre le contrôle de sources pétrolières en dehors du pays que l'Etat français va ancrer sa politique pétrolière.

Cela s'explique pour deux raisons principales : d'une part, les caractéristiques géologiques de la France n'offraient pas de bonnes perspectives d'y trouver du pétrole, ce qui pouvait encourager l'Etat à une intervention plus poussée dans ce domaine ; d'autre part, l'utilisation du pétrole et de ses dérivés ne cessait de s'accroître, comme d'ailleurs dans tous les pays industrialisés, éveillant tout de même l'attention de l'Etat sur la question.

C'est ainsi que, dans le souci gouvernemental de créer une industrie de raffinage française et de doter la CFP d'une structure de production intégrée, condition essentielle pour sa compétitivité internationale, il est créé en 1929 une filiale de la CFP chargée du développement du raffinage en France : la Compagnie Française du Raffinage (CFR). Dans la constitution du capital de la CFR, l'Etat rentre avec 10 % du total, la CFP avec 56 % et d'autres actionnaires minoritaires avec 34 % ; démontrant ainsi le véritable intérêt de l'Etat français pour le développement d'un secteur pétrolier détenu par des capitaux français.

Pendant cette période d'entre deux guerres, l'emprise de l'Etat sur l'industrie pétrolière se fait à travers une réglementation de plus en plus fine, par la création d'organes – dont le plus important, l'Office National des Combustibles Liquides (ONCL) est créé en 1925 – ainsi que par la formation de sociétés d'économie mixte comme la CFP et la CFR.

Mais, au contraire de ce qu'on pourrait être amené à penser, les véritables instruments de la politique pétrolière française n'étaient pas la CFP et la CFR mais les organes publics.

‘<< Ainsi, en plus de son rôle de coordination et de ses activités techniques, l'ONCL, établissement public, agissait surtout comme un holding financier d'Etat. Il suscitait dans les différentes branches pétrolières la création de sociétés d'économie mixte dans lesquelles il prenait des participations : Société Française de Transports Pétroliers, Syndicats de Recherche Pétrolières, etc. mais n'était lui-même industriel. Plus encore que la CFP, l'ONCL est donc à l'origine d'une première tentative de secteur public pétrolier>>(Murat, 1969 ; 34).’

Ce qui est, peut être, à l'origine du fait que malgré l'action fondamentale de l'Etat pour la création de la CFP, celui-ci n'a pas tellement influencé la gestion de la CFP ; cette entreprise se comporte comme une véritable entreprise privée, s'alliant à plusieurs reprises aux intérêts des grandes compagnies pétrolières internationales ; cela à tel point que la CFP sera connue au niveau international comme la plus petite des Majors. Autrement dit, la CFP était beaucoup plus intéressée à poursuivre ses alliances avec les Majors (condition indispensable pour rentrer sur le marché pétrolier mondial), qu'à suivre les consignes de l'Etat français en matière de politique pétrolière.

Au cours des années 30, marquées par les spéculations sur l'imminence d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne et par l'arrivée au pouvoir d'une coalition politique de gauche (le Front Populaire), on assiste à la recrudescence de l'intervention de l'Etat dans le secteur pétrolier. C'est ainsi que des mesures régulatrices touchant la sécurité et la salubrité publiques, la priorité d'approvisionnement pour la défense, le contrôle des prix des produits et la lutte contre la spéculation se succèdent à partir de 1935.

En outre, au début de la guerre et durant l'occupation allemande, la priorité de l'action de l'Etat français sera orientée vers le contrôle des pétroles bruts nationaux, avec la création de la Régie Autonome des Pétroles (RAP) en 1939, et en 1942 la Société Nationale des Pétroles d'Aquitaine, chargées d'exploiter de virtuels gisements localisés sur le territoire français.

A la fin de la guerre, un nouveau contexte socioculturel va influencer la définition des nouveaux rôles de l'Etat dans l'économie. Sous l'impulsion des forces de gauche, l'Etat français déclencha plusieurs nationalisations dans les secteurs économiques jugés les plus prioritaires : le gaz, l'énergie électrique, la sidérurgie, etc.

Bien que ces nationalisations n'aient pas atteint l'activité pétrolière en France, faute d'une production pétrolière propre ou d'une marge de manoeuvre importante à l'égard du cartel pétrolier, ce contexte particulièrement riche de l'histoire française aura des influences sur l'évolution de l'industrie pétrolière dans ce pays.

C'est aussi la période où les pays industrialisés prennent conscience du caractère arbitraire du système de fixation des prix internationaux du pétrole et décident de s'engager plus activement dans des politiques d'opposition à l'emprise trop absolue des Majors sur l'industrie pétrolière mondiale.

De cette manière, la période de l'après-guerre en France sera marquée par une action étatique plus orientée vers la recherche et la production de pétrole sous contrôle de l'État ; surtout en Algérie et dans la zone-franc. Un pas décisif dans ce sens fut la création du Bureau de Recherches Pétrolières (BRP) en 1945, avec une fonction de coordination de la politique pétrolière publique française, avec sous sa responsabilité les entreprises nationales créées pendant la guerre : la Régie Autonome des Pétroles (RAP) et la Société Nationale Des Pétroles d'Aquitaine (SNPA).

En même temps que le gouvernement français s'orientait vers une recherche d'autonomie plus importante dans le domaine pétrolier, il menait aussi une politique de collaboration avec les entreprises privées internationales. Cela, soit par le biais de participations croisées au sein de sociétés anonymes françaises , le cas de la Compagnie des Pétroles d'Algérie, filiale commune de la RAP et de Shell, soit par la politique d'internationalisation et de rapprochement des compagnies internationales menée par la CFP en vertu de ses intérêts au Moyen-Orient.

Cette dualité des politiques pétrolières françaises sera une constante de l'après-guerre. Peut-être en raison de l'insignifiance de la production pétrolière française, ce qui laissait l'économie française très dépendante des approvisionnements extérieurs, ou alors en raison de la convergence d'intérêts entre la CFP et les Majors, au Moyen-Orient, le fait est que l'action de l'Etat dans ce secteur ne s'est jamais inscrite dans le sens d'un monopole ou d'une limitation des activités dévolues aux entreprises privées.

Tout en voulant maîtriser l'industrie pétrolière à travers la création d'entités mixtes ou d'organes publics, l'Etat français a laissé une place considérable aux entreprises privées du secteur ; autonomie en rien comparable au dirigisme adopté dans le secteur de la sidérurgie et dans celui de la production d'énergie électrique par exemple.

Même la découverte, dans les années 50, d'importants gisements pétroliers au Sahara et en Afrique Noire, colonies françaises à l'époque, n'allait pas changer le principe dual de la politique pétrolière en France. Car, si au niveau extérieur l'Etat français continuait de collaborer avec les Majors, au niveau intérieur, l'intervention étatique se faisait sentir.

Dans son souci d'éviter que l'oligopolisation mondiale de cette branche déstabilise le marché pétrolier du pays, l'Etat français a mis en place une législation régulatrice de plus en plus pointue, ce qui a augmenté l'emprise étatique sur le secteur. Cela, appuyé sur une politique basée sur deux stratégies différentes ; la première fut la constitution d'entreprises mixtes et d'organes publics ayant pour objectif d'agir sur l'ensemble des activités liées à cette industrie, sans pour autant qu'aucune forme de monopole ne soit établie. La seconde fut l'instauration de lois définissant des formes de régulation du secteur. C'est ainsi que, tandis que les entités sous contrôle de l'Etat, ou ayant une participation actionnariale importante, s'engageaient plus directement dans les activités productives liées au pétrole, plusieurs lois imposant des limites à l'exercice de cette activité étaient approuvées.

De cette manière après les découvertes de pétrole dans les colonies d'Afrique, le gouvernement va tenter d'obliger les compagnies étrangères implantées en France à s'approvisionner de ce pétrole, en même temps qu'il les obligeait à réaliser au moins 2/3 de leurs importations sous pavillon national. De même, un décret de 1951 imposait à tout importateur de produits pétroliers de maintenir des stocks au moins égaux à 1/9 des quantités mises en vente.

Parallèlement, l'intervention de l'Etat allait construire un véritable secteur public pétrolier qui << ... initialement prévu pour la seule recherche, [...] diversifia ses activités par la constitution de filiales majoritaires dans le transport maritime et le transport par pipelines, le raffinage (création de l'Union Générale des Pétroles - UGP- en 1960), la distribution et la pétrochimie (en particulier la Société Nationale des Pétroles d'Aquitaine à partir de Lacq). Deux groupes pétroliers intégrés se sont ainsi formés progressivement autour du BRP et de la RAP>> (Murat, 1969 ; 42).

Néanmoins, les faiblesses de la politique pétrolière française seront plus visibles lors de la crise de Suez en 1957, quand suite à la nationalisation du canal de Suez par Nasser, le ravitaillement pétrolier de l'Europe sera sérieusement menacé. Ces faiblesses peuvent s'expliquer par plusieurs raisons : tout d'abord, en raison de la concentration d'approvisionnement au Moyen-Orient et dans la zone franc ; mais, également, en raison de l'éloignement de la CFP (devenu TOTAL en 1955) des politiques publiques avec une pratique <<trop engagée dans le cartel et insuffisamment contrôlée par l'Etat>> aux dires d'un célèbre rapport parlementaire des années 70 sur l'industrie pétrolière en France (Rapport Schwartz, cité par Galle et Vatin, 1976).

Dès lors, l'action de l'Etat en France allait se tourner, au cours des années 60, vers l'intégration et le renforcement des groupes pétroliers publics par une fusion plus rationnelle de ces groupes, ainsi que vers le renforcement des moyens réglementaires de la charte pétrolière de 1928.

Cela avait pour principaux objectifs : 1) la diversification géographique des approvisionnements des sociétés d'intérêts français ; 2) la croissance du poids des sociétés pétrolières françaises sur le marché international ; 3) plus de la moitié des activités de raffinage et de distribution réalisées sur le territoire français devait être exercée par des sociétés françaises ; et 4) doter les entreprises françaises de conditions de concurrence égales vis-à-vis des groupes internationaux (Murat, 1969).

Derrière cette volonté d'intervention plus directe du gouvernement français il y avait une conjoncture internationale changeante. Tout d'abord, le processus d'indépendance de l'Algérie était déjà irréversible dès la fin des années 50, ce qui allait priver la France de sa principale source propre de pétrole.

En outre, le début d'intégration européenne poussait l'Etat français à soutenir la concentration d'entreprises publiques et parapubliques au sein de groupes plus importants, afin d'augmenter la compétitivité de l'industrie française.

C' est ainsi qu'en décembre 1965 le BRP et la RAP ont fusionné, donnant naissance au groupe ELF-ERAP. Ce groupe, en s'occupant de toutes les phases de la branche (de la recherche pétrolière à la pétrochimie), allait se constituer comme le principal instrument de la politique pétrolière française. Selon les déclarations d'un ancien Président de ce groupe à la justice, cette décision était davantage politique qu'économique :

‘<<En 1962, le général de Gaulle aurait pu s'orienter vers le rassemblement de la politique pétrolière autour de TOTAL-CFP (Compagnie française des pétroles), où l'Etat détient 35 %. (...) Dans un monde qui est dominé par les géants anglo-saxons (Shell, Exxon, BP, Mobil, Chevron, Gulf, Amoco, Arco...), avoir deux sociétés françaises et non renforcer celle qui existe, est un acte politique qui avait trois raisons :’ ‘1) Les gaullistes voulaient un véritable bras séculier d'Etat, en particulier en Afrique. Total n'était pas obéissant.’ ‘2) Les gaullistes souhaitaient une sorte de ministère du pétrole inamovible assurant l'approvisionnement de la France, puisque le pétrole algérien n'était géré par les Français que jusqu'en 1971. Ils n'avaient pas confiance en Total-CFP pour ce rôle.’ ‘3) Les gaullistes souhaitaient disposer d'une sorte d'officine de renseignement dans les pays pétroliers... (...).’ ‘La création d'Erap puis d'Elf-Erap est donc une décision illogique sur le plan économique et directement liée à la volonté de l'Etat de disposer d'un instrument "à sa botte". La réussite à cet égard est totale.>> (Déclaration de M Loïk Le Floch-Prigent, publié dans l'Express n° 2371, décembre 1996, pp. 66-70).’

Quoi qu'il en soit, deux points importants de cette fusion sont à remarquer : 1) le groupe ELF-ERAP était doté d'une personnalité civile et d'une autonomie financière, sans aucun monopole ; et 2) <<comme au BRP mais contrairement à la RAP et à la plupart des entreprises nationalisées, le conseil d'administration de l'ERAP(ELF) ne comprend pas de représentants du personnel>> (Murat, 1969 ; 299).

Cela semble signifier que malgré le fait que le groupe ELF ait été constitué comme un organe public, le gouvernement l'envisageait comme une véritable entreprise privée, agissant sur un marché très compétitif. Une entreprise, certes, plus proche des stratégies gouvernementales que TOTAL, l'autre entreprise pétrolière ayant une forte participation actionnariale de l'Etat, mais tout aussi lucrative que n'importe quelle autre entreprise pétrolière.

Cependant, l'Etat français ne visait pas seulement à constituer un groupe pétrolier capable de diversifier les sources d'approvisionnement du pays ; sur le plan intérieur la constitution de ce groupe allait permettre également une intervention étatique plus importante et plus directe dans le secteur du raffinage.

Dans le même sens, plusieurs décrets au cours des années 60 allaient donner à l'Etat un pouvoir d'arbitrage non négligeable dans le domaine pétrolier, comme : a) l'obligation d'autorisation gouvernementale préalable pour la construction ou l'extension des raffineries ; b) le pouvoir du Ministère de l'Industrie de désigner le niveau de production de chaque raffinerie ; et c) l'Etat s'est donné les moyens d'obliger les raffineurs à n'utiliser qu'une certaine capacité de production.

Une nouvelle fusion entre compagnies pétrolières appartenant à l'Etat allait se produire en 1976 : le regroupement d'ELF-ERAP avec la Société Nationale des Pétroles d'Aquitaine (SNPA), donnant naissance à la Société Nationale ELF-AQUITAINE (SNEA). Pour certains chercheurs, <<...cette fusion dans une nouvelle société (...) aboutit (...) en fait à aliéner un capital public au profit d'intérêts privés : l'ERAP, organisme public est fondu dans la SNEA, société d'économie mixte.>> (Galle et Vatin, 1980 : 105). Ce qui amène ces auteurs à considérer que l'action de l'Etat en France a eu pour but principal de permettre la participation de capitaux français à la rente pétrolière, et non de maintenir sous contrôle les compagnies internationales.

Il apparaît, cependant, que cela n'est valable que pour la politique gouvernementale à l'égard de la CFP (TOTAL). Le déroulement de la politique pétrolière française, depuis l'après-guerre, semble nous montrer l'existence d'un désir du gouvernement français d'intervenir plus directement dans la régulation pétrolière pour mettre le pays à l'abri des impositions des Majors, dans un premier temps, et de l'OPEP ensuite. Nous rejoignons ici, plutôt, l'idée exprimée par Murat (1969) selon laquelle le choix français a été de baser sa politique pétrolière sur deux groupes d'économie mixte ; groupes représentés actuellement par la CFP (TOTAL), où l'État était minoritaire (40 % du capital jusqu'à 1996), et avait donc peu d'influence sur les décisions prises (ce qui explique le rapprochement de ce groupe avec les Majors) et par ELF-AQUITAINE, où le gouvernement était majoritaire (60 % du capital jusqu'en 1994) et où il joue un rôle important dans les prises de décisions.

Si aucune sorte de monopole n'a été envisagée durant cette période (au contraire de ce qui est arrivé à d'autres sources d'énergie : électricité, nucléaire et charbonnages) c'est que, importatrice de tout le pétrole dont elle a besoin, la France était dans une position très vulnérable pour prendre une telle décision. Sans compter le fait qu'il n'y a pas eu de mobilisation populaire pour une totale étatisation du pétrole.

La France n'étant pas un grand pays producteur de brut, l'action étatique a été davantage orientée vers la régulation du marché pétrolier français que vers l'adoption de politiques nationalistes traditionnelles.

Ainsi, la privatisation des deux compagnies pétrolières françaises, dans les années 90, n'a pas soulevé de grandes résistances dans la société civile. En effet, avec l'arrivée au pouvoir d'une coalition de partis défenseurs de principes économiques libéraux, l'Etat français vend la majeure partie de ses actions de TOTAL en 1992, (où l'Etat réduit sa participation de 32 % à 5,4 %) et d'ELF-AQUITAINE en janvier 1994 (d'un total de 60 %, l'Etat n'en gardera qu'environ 10 %). Toutefois, cette perte du contrôle actionnarial ne représentera pas une diminution de l'emprise de l'Etat sur cette dernière compagnie: il s'est assuré une forte présence dans les futures directions, sous l'argument de préserver les intérêts nationaux.

Un point important à retenir de ce rapide aperçu historique de l'industrie pétrolière en France, est que les décisions prises par l'Etat n'ont pas mobilisé l'opinion publique, passant pour des mesures administratives ordinaires. Autrement dit, en France, le pétrole est resté un thème important à l'intérieur des seules institutions politiques, sans grande visibilité au sein de la société civile.

Cela signifie qu'en France les représentations symboliques érigées autour du pétrole n'ont pas eu la même importance que dans certains pays du tiers monde (comme au Mexique et au Brésil, par exemple), où toute une idéologie sur l'importance du contrôle de l'Etat sur l'ensemble de l'industrie pétrolière a été construite. Pour l'Etat français, les mobiles géopolitiques (diversification des sources d'approvisionnement, défense, etc.) et économiques (éviter l'oligopolisation du secteur) étaient plus importants que l'exploitation politique et idéologique de la question pétrolière.

Ce qui ne veut pas dire que derrière l'action de l'Etat français dans la branche pétrolière n'ait pas existé une idéologie sur le rôle que l'Etat devait jouer dans l'économie ; l'interventionnisme économique français a certainement influencé la politique pétrolière du pays jusqu'aux années 90. La privatisation des compagnies pétrolières s'est réalisée justement parce que parmi les groupes hégémoniques au sein de l'Etat cet interventionnisme ne faisait plus l'unanimité.

Il y a sur ce point une grande différence actuelle entre la France et les deux autres pays que nous étudions, car même si les gouvernements du Brésil et du Mexique sont proches sur le plan idéologique du gouvernement français actuel, la visibilité symbolique du pétrole dans ces deux autres pays donne à la libéralisation du secteur pétrolier une toute autre place qu'en France.