5.4. L'industrie pétrolière au Brésil

C'est seulement au cours des années 30 que le problème pétrolier commence à se poser dans le milieu politique brésilien. Auparavant, soit du fait de la faiblesse de l'activité industrielle, et donc d'une faible consommation d'énergie, soit du fait de l'indifférence des groupes hégémoniques au sein du gouvernement, les activités pétrolières ne constituaient pas une priorité de l'Etat .

De même, la géologie brésilienne ne semblait pas être propice à la présence d'hydrocarbures dans le sous-sol ; ce qui explique le manque d'intérêt des compagnies pétrolières internationales à développer des activités d'exploration du pétrole dans le pays.

Cependant, l'augmentation des importations pétrolières, à partir des années 30, va éveiller l'attention des gouvernements sur l'importance que représente le pétrole pour les aspirations brésiliennes à un développement industriel rapide. Cet éveil sera d'autant plus aisé qu'en 1930 arrive au pouvoir, dans l'ombre de Vargas, un groupe de militaires et d'intellectuels très influencés par les idées nationalistes. Dès lors, l'intérêt porté par l'Etat brésilien aux modalités d'instigation et de régulation de l'industrie pétrolière allait souffrir de profondes transformations relativement aux périodes précédentes.

Tout d'abord, en changeant la législation minière, le gouvernement va se donner les moyens de contrôler les richesses minérales du pays. En ce sens, l'adoption du Code des Mines en 1934, donnant à l'Etat la propriété du sous-sol, marque le début d'une véritable politique brésilienne dans le secteur de l'extraction des minéraux. Par ce code, seul l'Etat fédéral pouvait permettre à des entreprises privées d'exploiter les minéraux du sous-sol brésilien, et dans ce cas, seules des entreprises brésiliennes pouvaient le faire.

Relativement à l'industrie pétrolière, ces mesures allaient avoir une double retombée ; en même temps que le gouvernement augmente les pouvoirs et l'autonomie de l'organe public chargé de la recherche pétrolière il autorise les premiers forages par des entrepreneurs brésiliens. Ce qui peut être interprété comme un indice qu'à cette époque le but principal du gouvernement était de prouver que le pays possédait du pétrole.

C'est en termes d'honneur national, au demeurant, que le Ministre de l'Agriculture – qui avait la responsabilité des affaires liées au pétrole – pose la question en 1930 :

‘<< Concernant l'exploration du sous-sol, en quête de combustibles liquides, c'est une mesure qui se justifierait avec le seul sentiment nationaliste. Le Brésil est la moitié de l'Amérique du Sud, en extension territoriale ; il a des frontières avec toutes les colonies et pays indépendants du continent, sauf un ; la quasi totalité de ses voisins ont déjà pu constater la présence du pétrole sur leurs territoires, quelques-uns en formidable quantité ; or, seul le Brésil n'en aura pas ? C'est une question de dignité nationale de le vérifier. Si le gouvernement avait besoin d'un argument pour justifier sa décision de participer directement aux activités de ce secteur, il lui suffirait de raisonner de la manière suivante : que le Brésil ne peut disposer de pétrole ; la manière de le démontrer est de "prospecter" le sous sol ; qui peut nous garantir que lors de cette prospection le pétrole n'apparaîtra pas ?>> (in Cohn, 1968 : 11 et 12).’

Du fait que la question pétrolière se posait dans ces termes, de sérieuses différences d'interprétation sur le rôle de l'Etat dans la recherche pétrolière, vont venir à jour entre les entrepreneurs privés et le gouvernement. Ce qui va donner lieu à un important débat dans la presse.

D'un côté, les représentants d'entreprises pétrolières qui commençaient à développer leurs activités, vont voir dans l'action directe de l'Etat dans ce secteur une entrave à la découverte de pétrole dans le pays, un signe de la mauvaise volonté du gouvernement et une atteinte à la propriété privée 21 . Cette position était marquée de contradictions, d'autant plus que ces entrepreneurs, manquant de moyens financiers conséquents, empruntaient les équipements nécessaires à la poursuite de leurs activités à l'Etat. En effet, les critiques que ce groupe portait à l'Etat visaient plutôt à obtenir davantage d'aides du gouvernement qu'à l'obliger à un complet retrait du secteur.

De l'autre côte, les fonctionnaires du service chargé de fiscaliser et de développer les activités minières soulignaient la précarité et l'archaïsme des méthodes d'exploration employées par ces entreprises ; laissant entendre par là que seule l'action de l'Etat pouvait, à la fois, développer un programme national de prospection du pétrole et éviter la complète domination étrangère du secteur.

Malgré la pauvreté du débat qui posait la question en terme d'honneur national (il fallait trouver du pétrole au Brésil) et les intérêts privés qui gravitaient autour, ce débat va donner une visibilité publique non négligeable au pétrole. D'autant plus qu'en dépit de leur action de propagande, ni les entreprises privées, ni le gouvernement ne réussissaient à trouver ce combustible dans le pays, faisant augmenter la polémique autour de la question.

De plus, en 1935 éclate un important conflit entre la mairie de Rio de Janeiro (capitale du pays à l'époque) et les compagnies internationales de distribution de dérivés présentes au Brésil. La raison de ce différend a pour origine la volonté de la mairie de la ville de contrôler les prix de l'essence, jugés trop excessifs. En représailles, les compagnies font appel à la médiation du gouvernement fédéral et menacent de ne pas assurer l'offre de ce combustible pour la ville de Rio. Bien que cet ultimatum n'ait pas pris effet, cet incident fut important pour retourner l'opinion publique brésilienne contre les compagnies pétrolières internationales. D'ailleurs, selon Dias et Quaglino (1993 : 53), c'est à partir de ces faits que se développe la méfiance des Militaires à l'égard des trusts pétroliers ; ce qui allait avoir beaucoup d'importance pour le soutien de l'Armée à une politique nationaliste pour le pétrole.

Dans le même temps, plusieurs pays latino-américains commencèrent à adopter des solutions étatistes pour résoudre la question de l'offre de combustibles liquides, comme ce fut le cas de l'Argentine en 1922 et du Mexique en 1938. Ces pays, en offrant des exemples concrets de régulation étatique de l'industrie pétrolière, vont devenir des modèles pour l'action de l'Etat brésilien dans ce domaine ; d'ailleurs, plusieurs chercheurs (Dias et Quaglino, 1993 ; Marinho Jr., 1989 ; Martins, 1976) laissent entendre que ce fut après un voyage du général Horta Barbosa en Argentine et en Uruguay, afin de connaître les expériences de ces pays dans le domaine de la réglementation de l'industrie pétrolière, qu'un groupe de Militaires nationalistes décida de proposer le monopole de l'Etat sur l'industrie du raffinage.

Quoi qu'il en soit, le débat autour de la question pétrolière ne laissait pas indifférents les Militaires nationalistes. Pour eux, la question se posait en termes de sécurité nationale : il fallait développer l'industrie pétrolière pour réduire la dépendance extérieure du pays par rapport au ravitaillement en combustibles liquides. L'inexistence d'une production pétrolière nationale et, même, d'une véritable industrie du raffinage du pétrole laissait le pays trop exposé aux conjonctures internationales.

Ainsi, dès 1936, le général Horta Barbosa, alors chef du Département d'ingénierie de l'Armée, envoie un rapport sur l'industrie pétrolière au Ministre de la Guerre, intitulé "Le Pétrole et la Défense Nationale". Dans ce rapport, était soulignée l'importance du pétrole pour la défense militaire du pays et demandé un changement radical de la politique brésilienne dans ce domaine.

‘<< Il est venu le temps d'oublier le lyrisme brésilien, cette manière de penser notre pays comme une terre privilégiée. Assez de mots, de rêveries, de poésie ; il nous faut passer à l'acte. (...) Exception faite de très rares explorations, rien de positif n'a été fait dans notre pays pour l'obtention de ce précieux combustible>> (in Cohn, 1968 : 47). ’

Ainsi, en 1938, sous la pression des Militaires, est créé le Conseil National du Pétrole (CNP), organe de l'Etat chargé de l'application de la politique pétrolière brésilienne. Ce n'était pas encore l'adoption d'un monopole de l'Etat sur le secteur, mais le début d'une période où l'Etat s'engage plus directement dans cette activité ; soit en agissant dans la prospection pétrolière, soit en approuvant des lois plus interventionnistes pour le secteur, soit, encore, en interdisant la participation d'entreprises privées à l'exploration pétrolière, l'Etat brésilien se donna les moyens d'avoir un contrôle presque absolu sur cette industrie.

Très importante pour l'engagement plus ferme de l'Etat dans l'industrie du pétrole fut la place que les Militaires ont obtenue parmi les groupes qui soutenaient le gouvernement. Car, après la dissolution du Congrès par le président Vargas et l'instauration de la dictature de l'Etat Nouveau en 1937, ce sont les Militaires qui deviennent la principale base d'appui du gouvernement. A partir de ce moment , les Militaires deviendront des acteurs incontournables dans la politique pétrolière au Brésil.

C'est dans ce contexte que le CNP découvre du pétrole dans la région de Salvador de Bahia en janvier 1939. Ce qui constituait la première découverte de pétrole en territoire brésilien, fut salué dans la presse comme un fait symbolique d'importance majeure, un signe de la viabilité de l'industrie pétrolière dans le pays. De même, ce fait allait être considéré, dans les milieux politiques et militaires, comme un véritable espoir national, le début, peut être, d'une grande production brésilienne de pétrole ; un pas important venait d'être franchi vers une industrialisation accélérée du pays.

En revanche, par la suite, les mauvais résultats des recherches menées par le CNP, ainsi que le processus de libéralisation politique qui suivit la fin de la deuxième guerre mondiale, firent renaître le débat sur les orientations qui devaient être données à l'industrie pétrolière brésilienne. La controverse s'intensifie au fur et à mesure que le gouvernement tente d'attirer des capitaux internationaux pour le développement de cette industrie ; ce qui devient visible dès 1943 quand des changements dans la direction du CNP écarte les Militaires nationalistes des centres de décisions.

En outre, à la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1945, le gouvernement Vargas est très fragilisé ; les partisans de la démocratisation du pays étant de plus en plus nombreux. Pour résoudre la crise politique, les Militaires imposent à Vargas l'abandon du pouvoir et la réalisation d'élections présidentielles. Le vainqueur de ces élections n'est autre que l'ancien Ministre de la Guerre de Vargas; il va dans un premier temps mener une politique de libéralisation de la vie politique brésilienne ; ouverture qui se traduit notamment par la "convocation" d'une assemblée constituante, par une amnistie politique des prisonniers politiques du régime varguiste et par la régularisation de la situation des partis politiques dans le pays, y compris du Parti Communiste. Ces mesures ont lieu dans une conjoncture internationale marquée par le climat d'entente entre les grandes puissances dans l'immédiat après-guerre.

Cette tendance libéralisante s'est répercutée directement dans la politique pétrolière brésilienne. Dans un premier temps, le gouvernement brésilien, intéressé à resserrer ses liens avec le gouvernement américain, proposera des mesures visant à attirer des capitaux étrangers pour l'industrie pétrolière. Ainsi, dès 1945, le CNP lance un appel d'offre pour construire quatre raffineries dans le pays, les entreprises étrangères ayant la possibilité d'y participer, mais de façon minoritaire.

Un autre signe de la tendance gouvernementale vers une flexibilité de sa politique pétrolière fut l'envoi au Congrès National, en 1948, d'un projet de loi – surnommé Statut du Pétrole – qui réglementait la participation des capitaux privés, nationaux ou non, dans le développement de l'industrie des hydrocarbures.

Cela allait déclencher une ample mobilisation populaire en faveur de l'adoption du monopole d'Etat sur le pétrole. Le coup d'envoi de cette mobilisation, intitulée "Le Pétrole Est à Nous", fut une série de conférences réalisée au Club Militaire de Rio de Janeiro – haut lieu de débats au sein de l'Armée brésilienne – par le créateur du CNP en 1938, le Général Horta Barbosa. Ces conférences, pour la défense du monopole d'Etat sur l'industrie pétrolière, étaient une réponse aux défenseurs d'un retrait de l'Etat de cette industrie, qui prônaient une libéralisation de la loi réglementaire afin de permettre la participation de capitaux étrangers. A la suite des conférences d'Horta Barbosa, plusieurs groupes vont organiser des manifestations, d'une grande audience populaire, pour la défense d'une solution étatique à la question pétrolière et contre le projet de loi du gouvernement, le Statut du Pétrole.

Parmi les groupes sociaux participant de cette campagne, il faut compter les secteurs nationalistes de l'Armée, les ouvriers urbains, les étudiants, les militants du Parti Communiste et d'autres acteurs sociaux et politiques de la société brésilienne. Pour ces groupes, le contrôle de l'industrie pétrolière par l'Etat était le seul moyen d'empêcher la monopolisation de la branche par le cartel international du pétrole. Ils défendaient aussi l'idée que le pétrole pourrait devenir la clef d'un développement autonome du pays, "la clef de la rédemption nationale" selon les slogans de l'époque. De plus, dans ce discours la découverte d'importants gisements pétroliers au Brésil n'était qu'une question de temps ; aussi, on soulignait la capacité du pétrole à accélérer la croissance économique des pays producteurs, le pétrole ayant un pouvoir presque illimité d'agir sur le développement.

On voit par là que les représentations sociales communément associées au pétrole, au niveau mondial, étaient aussi très puissantes au Brésil.

Quoi qu'il en soit, la mobilisation populaire pour la défense du monopole d'Etat sur le pétrole atteint un tel niveau que même la fermeture et la répression politique du gouvernement, après 1947, ne pourra pas empêcher que des manifestations de plus en plus importantes se succèdent. Le pétrole devint alors une question d'affirmation nationale ; pas simplement un produit important dans les stratégies de certains groupes sociaux pour le développement économique du pays, mais aussi un symbole du sentiment nationaliste qui s'était développé au sein de nombreux secteurs de la population brésilienne.

Dans le contexte nettement nationaliste qui s'instaure au Brésil au début des années 50, dont l'élection de Vargas à la présidence fut un signe, le débat autour de la question pétrolière allait se radicaliser. C'est cette nouvelle visibilité populaire du problème du pétrole qui poussa le deuxième gouvernement Vargas à envoyer au Congrès un projet de loi pour la création d'une entreprise nationale pétrolière, dans laquelle l'Etat serait l'actionnaire majoritaire ; cela étant, le principe d'un monopole d'Etat n'était pas prévu 22 .

Ce dernier point incite les groupes nationalistes à intensifier la campagne "Le Pétrole Est à Nous" en vue de faire prendre en compte par le Congrès la thèse du monopole dans le projet gouvernemental. Ce qui fut payant, car la loi approuvée le 3 octobre 1953 crée une entreprise d'économie mixte dénommée Pétrole Brésilien (PETROBRAS) et institutionnalise le monopole d'Etat sur les activités de la recherche, de l'exploitation, du raffinage et du transport.

Quoique le projet approuvé ait été très différent du projet adressé par le gouvernement, Vargas lui-même s'appropriera l'idée de création de l'entreprise pétrolière, devenue un "symbole de la nationalité" des Brésiliens :

‘<< Brésiliens ...’ ‘Le Congrès National vient de transformer en loi le plan gouvernemental pour l'exploitation de notre pétrole. La PETROBRAS non seulement va assurer le développement de l'industrie pétrolière nationale, mais elle aidera de façon décisive à limiter l'évasion de nos réserves financières. Constituée avec un capital, une technique et un travail exclusivement brésiliens, la PETROBRAS est le résultat d'une politique nettement nationaliste dans le domaine économique... (...)’ ‘C'est avec satisfaction et fierté patriotique, donc, que j'ai sanctionné aujourd'hui la loi approuvée par le Pouvoir Législatif, et qui constitue un nouveau 'jalon' de notre indépendance économique. >> (allocution radiophonique du Président Getúlio Vargas du 3 octobre 1953, in : JORNAL PETROBRAS, septembre/octobre 1973, pp. 2).’

Qu'un Congrès, en majorité composé de partis attachés à des principes économiques libéraux ait approuvé cette loi, vient démontrer combien le nationalisme pesait dans la politique brésilienne de cette époque ; mais aussi, combien le pétrole était identifié au rôle de recours naturel vital pour le développement et l'autonomie nationale.

Le suicide de Vargas en 1954 et la divulgation de sa " lettre testament", où la création de la PETROBRAS était mise en avant comme une des raisons de l'opposition des groupes dominants à son gouvernement, vont introniser définitivement l'entreprise pétrolière dans la catégorie de "symbole national". A partir de ce moment, toute critique faite à l'encontre de la politique pétrolière brésilienne, toute réserve émise vis-à-vis de la PETROBRAS, toute remise en question du principe du monopole d'Etat sur le pétrole, seront interprétées par les groupes nationalistes comme une manoeuvre des trusts pétroliers internationaux pour s'approprier le pétrole brésilien et maintenir le pays éternellement prisonnier du sous-développement.

Cela explique qu'au fur et à mesure que le nationalisme s'affirmait comme idéologie dominante dans le milieu politique brésilien, les enjeux autour de la question pétrolière devenaient symboliquement stratégiques. Pendant les dix années qui suivirent la création de PETROBRAS, le processus de politisation de la société brésilienne laissera une empreinte indéniable dans la vie de cette entreprise. Ainsi, la désignation de Militaires ou de politiciens proches de la coalition nationale-populiste pour la direction de PETROBRAS, la participation des syndicats ouvriers dans le processus de prise de décisions et l'utilisation par les politiciens de la problématique pétrolière comme moyen pour amplifier leur emprise politique au sein de la population ont été caractéristiques de cette période.

Parallèlement à ces transformations, l'industrie pétrolière brésilienne se développait rapidement. La production nationale de brut, par exemple, qui en mars 1956 était de 6.877 bbl/jour s'élevait en décembre 1958 à 61.000 bbl/jour et à 97.000 bbl/jour en 1963 (Marinho Jr., 1989). Quoique ce volume de production ne corresponde qu'à environ 20 % de la consommation nationale, le rythme de croissance de la production amenait certains analystes à prévoir l'autosuffisance pétrolière du pays à très court terme.

D'ailleurs, la course à l'autosuffisance fut un des objectifs majeurs affichés dans les discours de toutes les directions de PETROBRAS durant cette période, indépendamment de leurs appartenances politiques. Plus que la volonté d'augmenter la capacité de production de l'entreprise, c'était la légitimation même du monopole qui était en jeu.

Toutefois, le coup d'Etat de 1964, en éloignant les politiciens nationalistes des centres de décisions et en réprimant les mouvements populaires, allait effacer presque totalement l'idéologie nationale-populiste de la politique brésilienne. Par rapport à l'entreprise pétrolière cela allait représenter la fin du rapprochement entre la direction et les syndicats ouvriers, ce qui allait se répercuter sur la gestion du travail (devenue moins participative) et sur la place, réduite, des syndicats dans la définition des paramètres de fonctionnement de la compagnie.

Cela étant, les changements introduits au sein de la compagnie pétrolière par les Militaires ne réussiront pas à remettre en question, complètement, le caractère mythique et "intouchable" de PETROBRAS dans la politique du pays. Ne serait-ce que parce qu'une bonne partie des Militaires étaient, eux-aussi, très attachés à l'idée du monopole d'Etat sur l'industrie pétrolière.

Ce qui explique le souci de la nouvelle classe dirigeante d'étendre l'intervention de l'Etat dans ce domaine, sans pour autant faire appel à des mouvements populaires ou à des idéologies nationalistes. Ainsi, dans les années qui suivront le pronunciamiento, PETROBRAS diversifiera et développera ses activités ; en particulier en direction de la pétrochimie et de la distribution de dérivés, deux des secteurs les plus lucratifs de l'industrie pétrolière. Un signe très marquant de ces temps nouveaux est que l'interventionnisme de l'Etat dans cette industrie augmentait sans que pour autant les nouveaux gouvernants aient senti la nécessité de modifier la législation en vigueur ; par exemple, les activités de distribution de dérivés ou de pétrochimie n'ont pas été incluses dans la loi du monopole d'Etat, comme cela était demandé par les courants nationalistes des années 50.

Avec l'arrivée des Militaires, la politique pétrolière brésilienne devient plus pragmatique et moins sensible aux contingences idéologiques ; car, tout en renforçant l'entreprise du pétrole sur le plan économique et sur le plan de son insertion internationale, ils vont, dans le même temps, adopter des mesures contraires à la logique du nationalisme. Ce fut, notamment, le cas des "Contrats de Risque" dans les années 70. Par ces contrats, passés entre le gouvernement et des compagnies internationales, ces compagnies étaient autorisées à réaliser des recherches pétrolières au Brésil, dans des zones préalablement déterminées conjointement ; en cas de découverte de brut, la compagnie était payée en pétrole et non en argent : dans la pratique cela signifiait qu'elle avait une participation à la production.

Une des raisons qui poussa le gouvernement brésilien à adopter ces contrats, malgré la répercussion négative de cette mesure au sein de PETROBRAS et auprès des secteurs organisés de la société civile, était le besoin du pays de développer la production nationale de pétrole après le premier choc pétrolier de 1973. Dans un contexte mondial où les prix du pétrole flambèrent brutalement et face à une stagnation de la production nationale 23 , le gouvernement se décida à faire appel à des compagnies privées (nationales et étrangères) pour développer la production pétrolière du pays.

Cela étant, il faut relativiser les changements introduits par les Militaires dans la gestion de la politique pétrolière brésilienne. En dépit de nouveautés évidentes (surtout celles concernant les rapports avec les ouvriers de PETROBRAS), les Militaires n'ont jamais témoigné d'un intérêt à changer radicalement la législation pétrolière du pays. Selon Marinho Jr (1989), immédiatement après le coup d'État, les Militaires ont même imaginé la possibilité d'étendre la loi du monopole du pétrole, en mettant en pratique certaines lois sanctionnées par le gouvernement destitué ; ce n'est que par une volonté de se démarquer du gouvernement antérieur que les Militaires au pouvoir n'adopteront pas ces lois.

Dès lors, on peut rapprocher le point de vue des Militaires concernant l'industrie du pétrole d'une sorte de "nationalisme d'élite". Un nationalisme beaucoup moins porté par les débats idéologiques et sans grandes retombés mobilisatrices ; mais pour autant, très attaché à l'idée de l'importance du pétrole pour la défense et pour le développement économique du pays. Ce qui explique l'intérêt accordé par les Militaires brésiliens aux affaires liées au pétrole ; ainsi, par exemple, parmi les neuf P.D.G. que PETROBRAS a connus entre 1964 et 1985 (période de la dictature militaire au Brésil), sept étaient des Militaires de carrière.

De véritables changements dans la politique pétrolière brésilienne ne seront observés qu'après la démocratisation du pays en 1985. Tout d'abord, parallèlement à leur éloignement du pouvoir politique, les Militaires vont perdre leur pouvoir dans la conduite des affaires pétrolières ; témoin de cela, l'appartenance à l'Armée cesse d'être un critère pour la nomination des P.D.G. de PETROBRAS.

De même, au niveau des relations professionnelles, des changements importants allaient se produire, dans le sens d'une libéralisation des rapports entre entreprise et syndicats. Les mesures les plus importantes dans ce domaine furent la réintégration par l'entreprise de 595 employés 24 licenciés pour des raisons politiques durant la dictature militaire et la reprise des mobilisations syndicales parmi les ouvriers du pétrole. Ces mobilisations furent déclenchées par les pertes salariales des travailleurs de PETROBRAS, en raison de la spirale inflationniste que subissait le pays et des politiques gouvernementales de contrôle des dépenses des entreprises nationales, notamment des coûts salariaux.

Toutefois, les changements les plus profonds n'auront lieu que dans les années 90. L'élection de Fernando Collor de Mello à la Présidence de la République, en 1989, avec un programme politique basé sur la libéralisation de l'économie brésilienne, marque le début d'une période où le monopole d'Etat sera contesté par des membres du gouvernement. Dans ce programme, seule une ouverture commerciale du pays et l'adoption d'une politique de privatisations audacieuse pouvaient arrêter la spirale inflationniste et dynamiser l'économie brésilienne.

Ainsi, parmi les premières mesures du gouvernement Collor en direction du secteur pétrolier on notait: a) la privatisation de certaines compagnies filiales de PETROBRAS : des entreprises intervenant dans des secteurs exclus du monopole d'Etat du pétrole et b) le licenciement d'environ 2.000 employés parmi les 60.000 que comptait PETROBRAS.

Cela représenta une véritable révolution pour la Compagnie pétrolière. Le régime d'emploi à vie, quasi institutionnalisé, était remis en cause ; tout comme la possibilité d'une future privatisation, partielle ou totale, de la compagnie pétrolière nationale était mise à l'ordre du jour.

Les résistances à cette politique n'ont pas tardé à voire le jour. Tout d'abord, le mouvement syndical des ouvriers du pétrole réagit en lançant plusieurs mouvements de contestation. Ensuite, au Congrès National diverses voix vont s'élever contre le plan gouvernemental. Cependant, ce n'est que la fragilisation du gouvernement qui va stopper cette tactique gouvernementale. En effet, la dégradation des appuis parlementaires et populaires du gouvernement et la destitution, pour corruption, du Président de la République, en 1992, vont geler cette politique.

Cependant, le débat sur l'avenir de l'industrie pétrolière au Brésil était déjà lancé. Par rapport à la privatisation du secteur, un sondage d'opinion paru dans un grand journal brésilien, en 1993, montrait que le pourcentage de la population favorable au maintien du monopole pétrolier par l'Etat était de 49 %, contre 36 % pour ceux qui y étaient défavorables (Folha de São Paulo, 20/06/93). La même question, posée aux parlementaires brésiliens, obtenait 65 % de réponses favorables au maintien du monopole sur le pétrole.

Bien que la majorité de la population et des parlementaires fût encore sensible aux arguments nationalistes de défense du pétrole national, il n'était plus question néanmoins de faire l'unanimité, ou presque, sur cette question. D'autant plus que les mauvais résultats économiques de PETROBRAS à cette époque (sa dette, due au contrôle des prix des dérivés du pétrole par le gouvernement, était estimée à environ 3,7 milliards de dollars), augmentaient la pression pour la privatisation du secteur.

Ainsi, en 1993, plusieurs manifestations populaires sont organisées par les syndicats des travailleurs du pétrole, avec le soutien dissimulé de la direction de PETROBRAS, afin d'éviter que la fin du Monopole du pétrole ne soit votée par le Congrès ; vote qui aurait dû avoir lieu dans le cadre d'une réforme constitutionnelle que certains secteurs politiques proposaient comme moyen pour enrayer la crise économique du pays. Cette réforme constitutionnelle ne sera pas réalisée, en raison de l'opposition de la gauche et du mouvement syndical ; mais les débats qui eurent lieu servirent à poser la question des privatisations et de la fin des monopoles d'Etat.

Les événements de 1993 attestent que le pétrole n'était plus un thème mobilisateur comme il l'avait été par le passé. A l'exception des mobilisations populaires qui eurent lieu dans l'Etat de Bahia, où le pétrole restait symboliquement important, les réunions publiques organisées par les syndicats ne réussirent pas à attirer l'attention de la population. A vrai dire, le refus de la gauche et d'autres forces politiques à accepter la réforme constitutionnelle, en 1993, est dû davantage à la crainte que certains avantages sociaux ne soient remis en question, qu'à la question proprement dite des monopoles étatiques, de plus en plus mal perçus au sein de la population brésilienne.

La situation sera toute autre en 1995. En premier lieu l'élection du président Fernando Henrique Cardoso en octobre 1994, dans le sillage d'un plan économique qu'il avait mis en place et qui réussit à stopper l'inflation du pays, lui donne la légitimité pour exiger des réformes constitutionnelles au Congrès National ; y compris la fin des monopoles d'Etat, premier pas vers la privatisation des entreprises liées à des secteurs estimés de sécurité nationale (celles du pétrole, des télécommunications, de l'énergie électrique, etc.).

D'autre part, le déclenchement d'une grève nationale par les ouvriers de PETROBRAS, en menaçant de paralyser l'économie du pays – ce fut une grève longue de 31 jours – aura pour conséquence d'augmenter l'antipathie de l'opinion publique vis-à-vis des entreprises publiques 25 . Cela va faciliter le vote de la loi mettant fin au monopole d'Etat sur le pétrole le 07/06/95, cinq jours après la fin de la grève des travailleurs du pétrole.

Bien que cet événement fut salué dans la presse comme un événement fortement symbolique, certains voyant là le dépassement définitif du spectre du national-populisme dans la politique brésilienne – la fin de l'influence du "getulisme", en tout cas 26 – ses effets restent jusqu'à aujourd'hui (juin 1997) davantage symboliques que pratiques.

Ainsi, à plusieurs reprises, le Président de la République, lui même, a réaffirmé qu'il ne serait pas question de privatiser PETROBRAS, ou de céder les zones déjà exploitées par celle-ci à d'autres compagnies, mais d'ouvrir le marché à la compétition. Or, la plupart des spécialistes de la question s'accordent sur le fait que peu d'investisseurs étrangers vont s'aventurer dans un secteur aussi réglementé – surtout avec le contrôle des prix – que l'industrie pétrolière au Brésil. De plus, concernant l'exploitation, étant donné que les régions du pays les plus prometteuses en matière de gisements pétroliers sont déjà sous le contrôle de PETROBRAS, il est tout à fait légitime de penser que la fin du monopole n'incitera pas d'autres entreprises à rechercher du pétrole sur le territoire brésilien.

Tout cela atteste de ce que la question pétrolière, bien qu'elle ne soit plus mobilisatrice dans l'opinion publique, reste encore au centre des intérêts des groupes dominants au Brésil. Ce qui n'est pas étonnant, au vu du fait que 10 % environ du PIB dépend, directement ou indirectement, de PETROBRAS (Rennó, 1994).

Bien que l'instabilité politique, sociale et économique dont le Brésil a fait preuve au cours des dernières décennies ne soit pas propice à l'exercice de prévisions, il semblerait que le pétrole soit encore amené à jouer un rôle important dans le débat idéologique et politique du pays ; cela, même si la portée de ce débat n'est plus aussi étendue que par le passé.

Notes
21.

Cette position était notamment celle du célèbre écrivain Monteiro Lobato, lequel s'était associé à une entreprise pétrolière. La campagne publicitaire de cet écrivain dans la presse et dans ses livres, sera très importante pour placer la question du pétrole dans le débat public du pays.

22.

Le ton nationaliste de Vargas était visible dès sa campagne électorale ; ainsi, dans un discours prononcé en 1950 dans l'État de Bahia, le seul producteur de pétrole du Brésil à l'époque, il s'exprimera de la façon suivante : << Parlons clairement, ce qui est nécessaire à la défense nationale, ce sur quoi notre souveraineté est assise, ne peut pas être donné à des intérêts étrangers ; cela doit être exploité par des Brésiliens, avec des organisations en majorité brésiliennes et, si possible, avec un fort pourcentage de participation de l'Etat.>> (in Vargas, 1964 : 65).

23.

La part de la production nationale de pétrole dans la consommation qui avait atteint 44 % en 1960, son niveau le plus élevé jusqu'aux années 80, était tombé à 20,32 % en 1975 ; cette tendance au fléchissement allait se poursuivre dans les années suivantes : 17,50 % en 1976 ; 16,28 % en 1977 ; 15,27 % en 1978 et 14,31 % en 1979. Ce n'est qu'avec le début de l'exploitation, par PETROBRAS, des gisements découverts sur la plate-forme maritime de l'État de Rio de Janeiro, que la production brésilienne de pétrole allait reprendre de l'élan.

24.

Chiffre cité par Marinho Jr (1989 : 404).

25.

D'après une enquête réalisée par le journal A FOLHA DE SÃO PAULO, 60 % de la population de la ville de São Paulo était opposée aux grévistes, contre seulement 21 % de sympathisants.

26.

C'est de cette manière que les principaux éditoriaux de la presse envisagent la question de la fin du monopole d'Etat sur le pétrole.