5.5. L'interventionnisme de l'Etat dans l'industrie pétrolière en France, au Mexique et au Brésil.

Comme nous venons de le voir il y a des différences très marquées dans l'évolution de l'industrie pétrolière entre chacun des trois pays étudiés. Soit par la législation qui régit l'activité, soit par les enjeux qui sont en cause ou par les parcours historiques de la "question pétrole", force est de reconnaître la diversité et l'éloignement qui marquent la comparaison entre la France, le Brésil et le Mexique.

Cependant, malgré toutes ces disparités, sur un point très particulier, il semble y avoir convergence entre les pays que nous venons de citer, à savoir : l'intervention directe de l'Etat dans le secteur, à travers la création d'entreprises nationales et la mise en place de législations régulatrices de l'activité.

Mais, même relativement à ce thème, la comparaison des trois pays nous fournit à la fois des points de convergence et des points d'éloignement. Il est bien vrai que le point commun à ces trois nations est l'intervention de l'Etat dans la branche pétrolière : la création de la CFP en 1928, en France, la nationalisation du pétrole en 1938, au Mexique, ou la création de la PETROBRAS en 1954, au Brésil, en témoignent. Néanmoins, cette incursion commune du secteur public dans la branche s'est faite selon des critères et avec des mobiles très différents les uns des autres.

Ainsi, en France l'enjeu principal de l'interventionnisme de l'Etat fut le désir de contrôler des sources pétrolières localisées en dehors des frontières de la France Métropolitaine. C'est-à-dire, un désir de participation à la rente pétrolière internationale, alors sous l'hégémonie des Majors, en même temps qu'une volonté de garantir le ravitaillement du pays en brut en périodes de conflits armés.

Aussi, c'est le fait que la France était, ou avait des ambitions à être, une puissance coloniale qui est sous-jacent à la politique pétrolière publique française. Participer à la rente et maintenir sous contrôle des sources pétrolières rentraient dans la logique géopolitique d'une puissance en rivalité avec d'autres puissances ; la maîtrise des sources d'énergie constituant un atout important.

De plus, l'intérêt de l'Etat français pour la branche fut réveillé par l'emprise dont les Majors disposaient sur l'ensemble de l'industrie pétrolière mondiale, y compris en France 27 . Le fait que des compagnies françaises ne participaient pas à ce cartel légitima l'intervention de l'Etat en tant qu'entrepreneur. Et ceci soit dans une logique de cohabitation et d'acceptation de l'ordre établi par les Majors – comme cela semble avoir été le cas lors de la création de la CFP en 1928 – soit dans une logique d'opposition aux politiques des Majors, comme l'atteste la création du BRP en 1945.

Un autre raisonnement sous-tendait l'action de l'Etat Mexicain par rapport au pétrole. En effet, lorsque le gouvernement nationalise l'ensemble de l'industrie pétrolière, le Mexique était déjà un important producteur mondial de brut. La nationalisation s'inscrivait donc dans la volonté de donner à l'Etat les moyens d'un contrôle total d'une ressource naturelle importante ; ce qui était en lien avec les idées nationalistes dominantes au Mexique depuis la révolution mexicaine de 1917.

Transformer l'industrie pétrolière pour qu'elle devienne le moteur de l'industrialisation et de la modernisation de l'économie du pays ; faire profiter pleinement le Mexique de son pétrole et affirmer son autonomie économique et politique, étaient les slogans et les objectifs principaux de l'étatisation du secteur des hydrocarbures au Mexique. Que la nationalisation ait été décrétée lors d'un conflit opposant les salariés des compagnies pétrolières à leurs employeurs, vient seulement renforcer la popularité de la nationalisation et l'implication de certains groupes sociaux, les ouvriers notamment, dans ce projet.

Le cas brésilien est, quant à lui, plus proche des événements qui se sont produits au Mexique que du modèle français. De fait, la nationalisation du pétrole au Brésil s'est faite obéissant à une logique économique et politique semblable à celle du Mexique lors de la création de PEMEX ; excepté le fait que, tandis que le Mexique disposait d'une production pétrolière importante lors du processus de nationalisation, le Brésil, au contraire, ne disposait de presque rien. Les Brésiliens ont nationalisé, de fait, plutôt leur avenir pétrolier qu'une véritable industrie pétrolière.

Derrière cette contradiction, circulait une idéologie nationaliste parmi certains groupes sociaux brésiliens, qui, en plus d'imputer au pétrole un rôle de moteur de l'industrialisation du pays, et donc de son autonomie économique et politique, concevait le Brésil comme un grand producteur "potentiel" de pétrole. La méconnaissance générale du sous-sol brésilien ne faisait que stimuler la croyance collective des Brésiliens dans le considérable potentiel pétrolier de leur pays. C'est donc dans ce pays que les enjeux politiques et idéologiques ont été les plus visibles ; pas seulement à cause de la faiblesse des facteurs géopolitiques ou économiques, mais surtout en raison du climat conjoncturel de la société brésilienne.

Plus que le désir de contrôler une branche économique très rentable ou de garantir le contrôle de sources pétrolières hors des frontières du pays, ce qui poussa le gouvernement brésilien à nationaliser le pétrole fut la croyance en l'existence d'importantes réserves pétrolières, et la peur que celles-ci ne tombent sous le contrôle des Majors. Cela, dans un contexte où le pétrole était devenu un symbole du nationalisme et où les politiciens commençaient à courtiser les groupes sociaux urbains ; groupes sociaux acquis au nationalisme et à l'intervention de l'Etat dans l'industrie pétrolière.

Cela ne signifie cependant pas que les facteurs géopolitiques – surtout auprès des Militaires – et économiques, n'aient pas été importants ; mais tout simplement que les enjeux prioritaires étaient plus d'un registre politique et idéologique. Si, comme le pointe Cohn (1968), le Brésil était bel et bien confronté à une crise au niveau de sa balance des paiements lors de la nationalisation du pétrole, celle-ci a apporté, dans le court terme, davantage de bénéfices politiques et idéologiques qu'économiques au gouvernement. La décision de nationaliser l'industrie pétrolière – au demeurant, sans poids économique à l'époque – a été une décision d'abord politique, poussée par la volonté de Vargas et du Congrès de contenter l'opinion publique, farouchement nationaliste dans les années 50.

Ces trois modèles de justification de l'intervention de l'Etat ont eu pour conséquence une différenciation assez importante entre les caractéristiques de la branche au sein de chaque pays. L'effet le plus visible est la soumission des compagnies nationales du pétrole au Brésil et au Mexique à des injonctions politiques. Ce qui s'explique autant par la tradition administrative de ces pays – où les affaires publiques sont conduites comme des affaires privées, les intérêts de certains groupes hégémoniques au sein de l'Etat étant plus importants que l'adoption de mesures techniques – que par la visibilité politico-idéologique de l'industrie pétrolière.

Il est évident, pour autant, que tant PETROBRAS au Brésil que PEMEX au Mexique, sont des entreprises attachées à l'idéal de la rentabilité et de l'efficacité, comme l'attestent d'ailleurs leurs positions parmi les plus grandes compagnies pétrolières mondiales (PEMEX occupant la quatrième place et PETROBRAS la dix-septième place en 1989). Seulement, ce que nous soulignons ici est la vulnérabilité de ces critères par rapport aux enjeux politiques. En effet, plusieurs analystes (Sepulveda, sans date ; Marinho, 1988) ont déjà remarqué comme l'utilisation du secteur pétrolier dans des politiques anti-inflationnistes de gel des prix des combustibles peut être préjudiciable à la santé économique des compagnies pétrolières au Brésil et au Mexique 28 .

Quoique les rapports entre les compagnies pétrolières et les gouvernements aient beaucoup changé ces derniers temps, surtout au niveau de l'autonomie financière (Rennó, 1994 ; Navarro, 1994 ; Díaz, 1992), il semble évident que la logique économique ne constitue pas un argument prépondérant dans les prises de décisions. Du reste, c'est justement cette intromission du politique dans la vie des entreprises nationales du pétrole au Mexique et au Brésil qui constitue le principal argument de ceux qui prêchent pour une privatisation du secteur dans ces pays. D'autant plus que le secteur pétrolier se constitue comme un des derniers bastions intouchables par les politiques de privatisations mises en place ces dernières années au Mexique, et plus récemment, au Brésil.

La situation semble être toute autre en France, où les rapports entre l'Etat et les compagnies pétrolières nationalisées sont, historiquement, plus souples et où l'influence du marché sur la vie interne de ces entreprises est plus visible ; peut-être parce que le pétrole ne fait pas l'objet d'un monopole d'Etat dans ce pays et que le modèle d'intervention de l'Etat dans l'économie est moins dirigiste que dans les deux autres pays.

A ce propos, Claude et Michelle Durand, dans un ouvrage collectif sur l'intervention de l'Etat dans l'industrie de plusieurs pays (Durand, 1990) soutiennent que l'action de l'Etat en France se constitue selon trois modèles distincts :

  1. un "État dirigiste" : << Le dirigisme signifie une définition par l'Etat des objectifs industriels et des moyens alloués, et une intervention poussée jusque dans le contrôle de détail des réalisations.>> (Durand, 1990 ; 43). Ce serait le cas de la sidérurgie, des télécommunications et du secteur aéronautique et spatial, par exemple ;
  2. un "État incitateur", où l'Etat, à travers son action, cherche à susciter des investissements dans un secteur économique ; et
  3. un "État libéral", où << l'entreprise nationalisée reste maîtresse de ses orientations et de sa stratégie. Le rôle de l'Etat se limite à un rôle d'actionnaire : soutien financier et contrôle global des résultats>> (Durand, 1990 ; 63).

Ces diverses formes d'intervention de l'Etat dans les entreprises nationalisées françaises << montrent qu'il existe toute une gamme de degrés d'autonomie des groupes industriels, selon la situation du marché et selon la place du secteur dans la stratégie économique et militaire de l'Etat. Dans le cas de l'intervention libérale, mais aussi dans celui de l'intervention incitative, les jeux ne sont pas faits au départ. Il subsiste entre l'entreprise publique et l'Etat tout un processus d'interaction où chacun défend à travers des relations de coopération conflictuelles, ses objectifs propres.>> (Durand, 1990 ; 62).

En toute évidence, l'industrie pétrolière en France serait un composite où ces trois logiques se mêlent. On a vu la volonté incitative de l'Etat français, à l'égard de l'industrie pétrolière, lors de la création de la CFP-TOTAL ; de même, c'est plutôt une conception dirigiste de l'Etat qui l'a poussé à créer le groupe Elf-Aquitaine ; cela étant, les deux entreprises pétrolières françaises où l'Etat français participait en qualité d'actionnaire, ont toujours bénéficié d'un niveau d'autonomie beaucoup plus élevé que celles du Brésil ou du Mexique.

Ce qui vient confirmer que la logique d'action du secteur public dans la branche pétrolière n'a pas été la même en France qu'au Brésil ou au Mexique. Dans l'histoire française le nationalisme économique ne s'est pas légitimé par la défense des ressources naturelles pétrolières, comme dans les deux autres pays. Une explication possible à cela est que la France, ne disposant pas de sources pétrolières propres et étant une puissance coloniale, jusqu'aux années 60, ne pouvait développer des pratiques risquant de la constituer en mauvais exemple pour les pays producteurs. Pour l'Etat français, il était préférable de concurrencer des entreprises étrangères sur son propre territoire plutôt que de se voir empêcher d'internationaliser son industrie pétrolière, soit par des représailles des Majors, soit par l'irruption de mouvements nationalistes dans les pays producteurs.

De plus, pour l'Etat français n'a jamais prétendu jouer un rôle de premier plan dans l'industrialisation du pays. La définition des stratégies industrielles a été laissée pour une grande partie à l'initiative privée. A la différence des pays de l'Amérique Latine, à partir des des années 30, les conditions sociales et économiques n'étaient pas propices au développement d'une idéologie nationaliste qui voyait dans le dirigisme un moyen d'assurer à la fois l'industrialisation et l'autonomie politique.

Mais il demeure qu'une entreprise nationalisée, qu'elle soit française, brésilienne ou mexicaine, pour importante que soit sa liberté d'action, n'est jamais comme une entreprise privée. Compte tenu de leur caractère public, les entreprises sous contrôle de l'Etat peuvent être soumises aux pressions les plus diverses : de celles venant des secteurs propres de l'Etat à celles provenant des groupes issus de la société civile.

Évidemment, la perméabilité de ces entreprises à ce type de pressions dépend de plusieurs facteurs : modèle d'intervention de l'Etat dans l'économie, priorités accordées par l'Etat au secteur économique en question, portée symbolique de l'entreprise, degré de contrôle effectif de l'Etat sur la direction de l'entreprise, etc. Mais, même s'il n'est pas certain, loin de là, que les entreprises nationalisées soient vraiment soumises à de telles pressions et moins encore, qu'elles y cèdent, la seule éventualité que cela vienne à se produire, constitue déjà une différence, au moins dans les calculs et dans les stratégies des agents sociaux. Ce qui explique, en partie, le fait qu'il y a en général des barrières plus difficiles à franchir pour les entreprises publiques. Des questions comme la délocalisation industrielle ou les licenciements économiques sont plus dramatiques 29 s'agissant d'une compagnie nationalisée que d'une entreprise privée ou sous contrôle majoritaire de capitaux privés.

Cela signifie que les compagnies nationales ne sont pas seulement des entités économiques, mais aussi, dans une certaine mesure, des entités qui relèvent du politique, sans pour autant oser parler d'entités politiques. Les modalités d'intervention sur ces entreprises relèvent moins d'une logique économique pure et autonome que des idées (et des intérêts) sous-jacents à la position de l'Etat relative aux secteurs économiques en question.

L'Etat pourra vouloir privilégier la compétitivité internationale de ses entreprises, cas du secteur pétrolier français, en adoptant une gestion presque privée, l'entreprise nationale jouissant d'un degré important d'indépendance à l'égard de la tutelle de l'Etat. Ou alors il voudra se donner comme tâche prioritaire le soutien à l'initiative privée nationale et/ou la poursuite d'objectifs sociaux, les entreprises nationales étant presque des services des ministères, cas du secteur pétrolier au Brésil et au Mexique au moins jusqu'aux années 80.

En vérité, cette caractérisation doit être retenue comme une définition idéale et comparative ; car ni l'industrie pétrolière française n'est à l'abri d'ingérences "politiques" 30 dans la définition de ses stratégies économiques, ni les industries pétrolières brésilienne et mexicaine ne sont complètement soumises aux pressions politiques. Il s'agit plutôt d'établir des degrés de proximité entre les entreprises nationales du pétrole des pays étudiés et une modélisation construite.

De même, entre ces deux cas extrêmes il y a une infinité de variations possibles. Dans un même pays l'Etat pourra adopter dans des secteurs économiques différents ces deux façons de gérer ses entreprises. Et, en plus, dans un même secteur, il peut arriver à l'Etat de changer ses rapports avec les entreprises nationales en passant de l'un à l'autre de ces deux modèles.

Mais, le plus important est que ces choix gouvernementaux ne sont ni immuables ni autonomes. Ils sont, au contraire, l'expression momentanée de plusieurs enjeux : rapports de force entre des groupes appartenant aux organisations étatiques, idéologie hégémonique dans la société à propos du rôle que l'Etat doit jouer dans l'économie, rapport de force entre des groupes au sein de la société civile ayant un pouvoir de pression sur l'Etat, etc. Tout cela vient nous rappeler que le fait que l'Etat soit devenu un acteur important dans la branche pétrolière du Brésil, du Mexique et de la France, n'a pas cessé d'avoir des conséquences sur la configuration générale de cette industrie dans chacun de ces pays, même si l'influence de l'action étatique n'a pas été la même dans les trois cas.

Ainsi, on peut ranger ces trois pays selon leur statut économico-militaire international, d'après leurs réserves pétrolières et d'après le but affiché par l'Etat pour légitimer sa participation dans l'industrie du pétrole.

Un premier cas de figure nous est donné par l'exemple français ; en effet, en France, puissance internationale qui a été, par le passé, une puissance coloniale, les gouvernements développent des politiques régulatrices de l'industrie pétrolière ayant pour objectif d'empêcher une mainmise par les Majors sur le marché français des dérivés pétroliers et de rendre possible la participation de capitaux français dans la très lucrative industrie pétrolière. De plus, ce pays n'ayant pas de réserves pétrolières sur son propre territoire, en participant directement à la formation de la CFP, en 1924, va développer une stratégie de recherche de pétrole, soit dans des territoires sous occupation française, soit dans d'autres territoires, mais sous le contrôle de capitaux français.

Cependant, malgré l'importance incontestée du pétrole dans les stratégies des élites dirigeantes de l'Etat français, le pétrole n'a jamais été un produit symboliquement important dans les représentations sociales dominantes de la société française. Même durant la vague de nationalisations, après la Libération, l'industrie pétrolière n'est pas apparue symboliquement digne d'une action de l'Etat plus poussée ou de l'instauration d'un monopole d'Etat sur l'activité; ce qui présente des différences par rapport au charbonnage 31 ou, plus encore, à l'électricité, où la création d'EDF-GDF fut un événement chargé de significations 32 .

A l'opposé de ce qui s'est passé en France, l'industrie pétrolière a gagné une visibilité sociale non négligeable au Mexique. En effet, dans ce pays – beaucoup moins développé économiquement et militairement que la France, mais ayant d'importantes réserves pétrolières sur son territoire – le pétrole est apparu depuis les années 30, comme un symbole de l'autonomie du pays. En dépit du fait que la nationalisation de l'industrie pétrolière fut motivée par le refus des compagnies pétrolières de se soumettre à une décision de la justice mexicaine, le pétrole était perçu comme un produit capable d'accélérer le développement industriel mexicain ; ce qui s'explique par le fait que le pays était un grand producteur lors de la nationalisation du secteur pétrolier.

Ici, l'importance économique de l'industrie pétrolière dans les stratégies des élites politiques mexicaines et la valorisation symboliquement positive de l'action de l'Etat dans ce secteur, ont fonctionné conjointement. Ce qui explique, en partie, le pouvoir mobilisateur de la question du pétrole.

Le Brésil présente des points communs avec chacun des deux pays et, dans le même temps, des points très différents. Comme la France, le Brésil ne possède pas de réserves pétrolières importantes sur son territoire ; et, comme le Mexique, le pays avait, lors de la nationalisation de l'industrie pétrolière, de grands manques technologiques et de capitaux industriels. De plus, le pétrole fut utilisé par les idéologues nationalistes comme un puissant symbole de mobilisation populaire autour de l'idée du développement autonome du pays ; l'industrie pétrolière étant l'industrie jugée capable d'accélérer l'industrialisation brésilienne. On se rend compte par là de l'importance de certaines représentations sociales développées au Brésil sur le pétrole pour ce qui allait être les politiques publiques à ce sujet. Le Brésil à l'époque de la nationalisation, au contraire du Mexique, n'avait pratiquement pas de pétrole : les Brésiliens ont nationalisé davantage un projet qu'une véritable industrie.

Ce bref tableau récapitulatif nous permet de mettre en évidence certains points communs entre les politiques pétrolières de ces pays, mais aussi de grandes différences. De sorte qu'il n'est pas possible d'établir des règles qui rendraient compte des rapports entre certains aspects structurels ou politiques de ces pays et les modalités d'engagement de l'Etat dans leur industrie pétrolière.

Toutefois, on peut néanmoins s'apercevoir que certaines représentations sociales communes ont été à l'origine de l'action étatique dans le domaine pétrolier. Même si ces représentations avaient des "audiences" sociales différentes dans les trois pays – car elles ne constituaient des forces mobilisatrices des masses qu'au Brésil et au Mexique – le fait est que l'industrie pétrolière ne peut pas être détachée des représentations qui sont devenues hégémoniques dans certains pays, y compris ceux dont nous nous occupons ici. Ces représentations mettaient en avant le caractère oligopolistique de l'industrie et le besoin d'une intervention de l'Etat afin d'éviter une fragilisation des États nationaux devant les puissantes entreprises internationales du pétrole. Également, dans le cas du Brésil et du Mexique, ces représentations faisaient de l'industrie pétrolière une industrie essentielle pour le développement économique des pays du tiers monde.

Ces représentations n'allaient commencer à changer qu'au cours des années 80, après que l'affaiblissement des Majors et de l'OPEP eut abouti à un rééquilibrage du marché pétrolier, et que le développement de formes alternatives d'énergie eut diminué la dépendance des pays importateurs vis-à-vis du pétrole. C'est aussi la période de diffusion, de par le monde, d'idées mettant en avant les bénéfices du retrait de l'Etat de l'économie, ce qui allait entraîner la privatisation de certaines entreprises pétrolières importantes 33 .

L'important à remarquer ici est que ces représentations ne se sont pas développées et ne se sont pas diffusées à partir du néant. Elles correspondent à une interprétation particulière de certains événements historiques concernant l'industrie pétrolière. Cette étude comparative n'a d'autre objectif que d'indiquer, de façon très synthétique, les faits qui sont à l'origine de certaines de ces représentations ; elle a aussi pour but de montrer comment dans chaque pays ces représentations ont eu des retentissements différents.

Notes
27.

Les conflits opposant l'Etat français aux entreprises pétrolières implantées en France, dans les années 20, laissent imaginer le pouvoir dont jouissaient les Majors, même dans un pays aussi puissant que la France.

28.

Une des conséquences de cela par rapport à notre thème d'étude est que les mouvements ouvriers PETROBRAS deviennent très vite des "mouvements à connotations politiques".

29.

On verra plus loin combien ces questions sont importantes pour la compréhension des relations industrielles dans l'entreprise pétrolière brésilienne.

30.

Que l'on songe aux révélations faites par l'ancien P.D.G. d'ELF-AQUITAINE, Loïk Le Floch-Prigent, sur le rôle de l'Etat dans les prises de décision de cette entreprise : <<Qu'ELF ait été au centre d'intérêts financiers et politiques, tout le monde le sait dès l'origine ; que le monde pétrolier soit un monde de commissions dont la justification et la destination sont parfois douteuses, tout le monde l'imagine ; que le travail qui m'a été demandé pendant quatre ans ait dépassé – dans le domaine diplomatique, dans celui des rapports avec les services secrets – celui d'un président de société classique, nombreux sont ceux qui le savent ; que je sois à cet égard dépositaire de secrets d'Etat, que je n'ai pas trahis et que je n'ai pas l'intention de trahir, c'est une évidence. Mais, il plus facile de désigner un bouc émissaire, d'écraser un serviteur de l'Etat, plutôt que de faire le procès d'une France qui a bien marché avec "son Afrique", "sa mer du Nord", "son Lacq", sa fonction diplomatique, son jeu subtil d'ombres et de lumières dont j'accepte d'avoir été un des héritiers, mais dont je n'ai été ni l'initiateur ni le bénéficiaire ...>> (in Le Nouvel Observateur, n° 1681, janvier 1997, pp.46).

31.

Voir Padioleau, 1981.

32.

Voir à ce propos, Wieviorka et Trinh, 1989.

33.

Ainsi, par exemple, l'YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales), entreprise pétrolière argentine, est privatisée en 1992 ; de même, l'ENI (Enti Nazionale Idrocarburi), entreprise italienne, est privatisée en 1995. En France, on l'a vu, Total et Elf-Aquitaine ont été privatisées respectivement en 1992 et 1994.