5.6. Sur les représentations sociales autour du pétrole

L'industrie pétrolière, industrie rapidement oligopolisée par les grandes compagnies internationales, donne naissance à tout un ensemble de représentations qui posent l'industrie pétrolière comme une industrie où les intérêts des nations sont subordonnés aux intérêts des "trusts internationaux". Cette idée est née dans le pays même du libéralisme, les États-Unis ; en effet, la loi antitrust sera votée dans ce pays pour contrôler le pouvoir de la plus grande compagnie pétrolière de l'époque, la Standard Oil of New Jersey ; laquelle, sous la direction de Rockfeller avait conquis une position de quasi monopole du marché pétrolier américain.

Ces représentations seront renforcées, au cours de la première guerre mondiale, par la visibilité géopolitique du pétrole ; durant ce conflit, le contrôle des sources d'approvisionnement du pétrole sera d'une grande importance dans les stratégies militaires des pays en guerre ; réveillant ainsi l'attention de plusieurs gouvernements à l'importance géostratégique de ce combustible dans le monde moderne.

C'est ainsi que, dans les années 20, plusieurs pays commenceront à s'intéresser de plus près à la régulation des activités pétrolières ; c'était, en quelque sorte, la mise en pratique d'une politique Keynésienne d'intervention de l'Etat dans l'économie, avant l'heure. Parmi ces pays, il faut citer la Grande-Bretagne en 1914, l'Argentine, qui créa sa propre compagnie nationale du pétrole en 1922 (après que la "Marine" de ce pays se soit vu refuser d'être ravitaillée en combustibles pétroliers par une compagnie pétrolière étrangère), la France (après avoir subi un rationnement de combustibles durant la première guerre mondiale), qui va accorder un soutien gouvernemental afin d'aider des capitaux privés français à créer la CFP (Compagnie Française du Pétrole) en 1924.

Toutefois, c'est seulement au cours des années 30 que le contrôle de l'Etat sur l'industrie pétrolière allait devenir plus institutionnalisé. C'est ainsi que des pays aussi divers que le Mexique, le Brésil, la Bolivie, etc. vont créer leurs propres compagnies ou services chargés de mener leurs politiques pétrolières. Ici aussi, les représentations sur le pouvoir des entreprises internationales ont joué un rôle important : le Mexique nationalise son industrie pétrolière après que les entreprises internationales installées dans le pays eurent refusé de mettre en pratique un arrêté de la justice du travail mexicaine concédant plusieurs avantages aux travailleurs de ces compagnies ; de même, le conflit opposant les entreprises internationales de distribution de combustibles et la mairie de la capitale du Brésil, Rio de Janeiro, entre 1935 et 1937 fut un des motifs de la création du CNP (Conseil National du Pétrole), service ayant la responsabilité du contrôle de l'industrie pétrolière.

Dans tous ces cas, l'intervention étatique sur l'industrie pétrolière fut une réaction au pouvoir des entreprises internationales ayant le monopole de ce secteur économique. Le contrôle qu'elles détenaient sur toutes les étapes de la production et de la commercialisation du brut et de ses dérivés, faisait qu'elles ne se soumettaient pas aux règles que les États nationaux voulaient leur imposer.

Ceci a donné naissance à des représentations sociales très négatives à l'encontre des Majors et de leur emprise sur les destins nationaux des pays où elles étaient installées. Si l'on considère que même des puissances coloniales, comme l'était l'Angleterre de 1914, ou la France des années 20, se sentaient menacées par les Majors, on peut alors comprendre l'importance de ces représentations ; on peut comprendre aussi pourquoi ces représentations ont pu se diffuser si facilement de par le monde : si, dans des pays dotés d'un État disposant de moyens économiques et militaires conséquents, l'imposition de limites à l'action des entreprises pétrolières paraissait important, dans les pays du "Tiers Monde", où les États ne disposaient pas d'un pouvoir militaire ou économique comparable, l'adoption d'une politique pétrolière était considérée comme une question d'autonomie nationale par certains groupes de la société.

Ce qui pourrait expliquer, peut-être, pourquoi dans certains pays du tiers monde le pétrole a joué un rôle symbolique si important ; rôle que, malgré l'importance que les élites dirigeantes lui accordaient sur le plan économique, il n'a jamais joué en France par exemple.

Ainsi, pour conclure, on peut avancer l'idée que le pétrole, au contraire de la plupart des autres industries, a non seulement une importance économique dans le monde moderne, mais aussi une "visibilité" symbolique non négligeable. Le pétrole comme source du pouvoir, de richesse, de fragilité des pays devant de puissantes entreprises internationales, etc. sont des images qui sont associées habituellement à cette industrie. Cela non seulement dans les discours de sens commun, mais aussi dans les productions scientifiques 34 et dans les propos même des responsables des entreprises pétrolières 35 .

Cependant, ces représentations sur le pétrole et son industrie commencent à changer au cours des années 80. Si par le passé le rôle du pétrole dans le développement économique, son importance pour la défense militaire et, surtout, la peur provoquée par les Majors 36 , ont été à la base de l'intervention étatique sur l'industrie pétrolière dans plusieurs pays du monde (en Grande-Bretagne en 1914, en France en 1924, au Mexique en 1938, au Brésil et en Italie en 1954, sans parler des pays membres de l'OPEP dans les années 70), aujourd'hui la situation est toute autre.

Après les années 80, avec le contrôle de l'OPEP sur la production pétrolière, et avec la perte d'importance relative du pétrole comme principale source d'énergie des pays industrialisés, les Majors ne font plus peur ; d'après certains, elles auraient été transformées en "loups sans dents", incapables de dicter aux nations les politiques qui pourraient leur être les plus favorables 37 .

Il nous semble que cette transformation de l'imaginaire sur le pétrole (un peu partout aujourd'hui), est à la base de nombreux changements dans la législation pétrolière à travers le monde. Ainsi, la vente des entreprises publiques du pétrole en France, en Italie, en Argentine, en Grande-Bretagne ainsi que la flexibilisation des législations du Mexique et du Brésil, en sont quelques exemples.

De plus, la fin de la guerre froide et la prédominance de l'hégémonie économique et militaire des États-Unis dans le monde, ont eu pour effet de réduire l'importance militaire et géostratégique du pétrole. Quoique l'instabilité de la situation au Moyen-Orient continue d'être un facteur de perturbations potentielles du marché pétrolier, l'émergence de nouveaux producteurs (en Europe du Nord, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie), en réduisant la dépendance de l'OCDE vis-à-vis du pétrole de l'OPEP, rend le marché plus stable.

Il est également certain que les politiques de privatisations dans le domaine pétrolier ne sont pas sans liens avec l'hégémonie idéologique des idées politiques et économiques néo-libérales de cette fin de siècle. D'après ces théories, l'intervention de l'Etat dans l'économie est par essence néfaste ; en intégrant dans la sphère économique d'autres critères que ceux de la rationalité économique dans la gestion des entreprises publiques, on les rend inefficientes. De plus, l'Etat aurait une tendance à dépenser plus d'argent qu'il n'en reçoit, induisant de graves désajustements macro-économiques. Le seul moyen pour sortir de ce cercle vicieux serait la diminution de la taille de l'Etat (en transférant à l'initiative privée les entreprises nationales) et l'adoption de politiques monétaires rigoristes. La réceptivité à ces idées a été d'autant plus importante que les premiers pays à les avoir adoptées (États-Unis et Grande-Bretagne) ont réussi à surmonter la crise économique du début des années 80 et que des organismes importants de financement (FMI, la Banque Mondiale, etc.) les ont adoptées.

C'est ainsi que la tendance mondiale au retrait de l'Etat de l'économie, à partir des années 80, va se répercuter sur l'industrie pétrolière des trois pays étudiés. En effet, les programmes de privatisation ou de restructuration du secteur pétrolier mis en place dans les années 90 s'inscrivent dans la logique d'une diminution de l'intervention directe de l'Etat dans l'économie.

D'après Sabino Cassese (1992), les privatisations réalisées à travers le monde, entre 1984 et 1988, ont représenté la somme de 160 milliards de dollars ; ce qui nous donne une idée de l'ampleur de la pratique au niveau mondial. A partir des exemples donnés par les gouvernements de Margareth Thatcher, en Angleterre, et de Ronald Reagan, aux États-Unis, les conceptions économiques libérales deviendront hégémoniques à l'échelle planétaire. Ainsi, l'intervention étatique dans la production, en empêchant l'autorégulation du marché, passe à être perçue comme un obstacle au développement économique des nations. D'où la mise en place de politiques de désengagement de l'Etat des activités industrielles dans plusieurs pays.

Pour bien mesurer les influences de cette conjoncture internationale sur les politiques pétrolières du Brésil, du Mexique et de la France, il faut, tout d'abord, bien convenir que l'insertion dans l'économie mondiale de ces trois pays ne s'accomplit pas de façon identique. Diversité de situation, qui se manifeste par le degré d'autonomie par rapport à la prise de décisions économiques internes ; ce qui entraîne des différences très marquées dans la façon dont les programmes de privatisation et/ou de restructuration sont adoptés 38 .

Quoi qu'il en soit, il nous semble important de reconnaître que les changements opérés dans les rapports entre l'Etat et l'industrie pétrolière, dans les trois pays abordés, ont souffert de l'influence d'un double changement symbolique. D'une part, le pétrole n'est plus considéré comme le produit essentiel qu'il représentait auparavant. Pour beaucoup de Brésiliens et de Mexicains, par exemple, il ne suffit plus que leurs États aient le contrôle sur l'industrie pétrolière pour que leurs pays trouvent le chemin du développement, comme cela était le cas dans les discours nationalistes des années 50 et 60. De même, pour certains groupes actifs au sein de l'Etat français, la diminution de la dépendance de leur pays vis-à-vis du pétrole, leur permet de mettre en place des politiques de privatisation par rapport à ce secteur de l'économie.

D'autre part, la valorisation du marché en tant que régulateur des économies, avec la conséquente diminution des interventions étatiques, ainsi que la perte de pouvoir mobilisateur des idéologies collectivistes (surtout après la chute des régimes politiques de l'Europe de l'Est), incitent plusieurs gouvernements à s'engager dans des politiques de déréglementation de l'économie et de privatisation des entreprises publiques.

Cela étant, si les trois pays ont souffert ces mêmes influences, force est de constater que leurs politiques pétrolières ont été déterminées par des enjeux internes, propres à chaque société, à chaque pays. Après tout, ce sont des acteurs endogènes qui prennent les décisions dans ce domaine.

Ainsi, une analyse comparative de l'industrie pétrolière se voit confrontée à la situation suivante : elle doit rendre compte de certaines tendances générales (dans notre cas, certaines représentations), en même temps qu'elle se doit de reconnaître que ce sont les enjeux internes à chaque pays qui donnent les clés pour comprendre les caractéristiques de leurs industries pétrolières.

Notes
34.

Voici quelques publications sur le pétrole, choisie au hasard dans le catalogue d'une bibliothèque universitaire : "Oil and Word Power" ; "Oil and Developement" ; "Oil and the International Economy" ; "Compagnies Pétrolières Internationales" ; "Des Concessions aux Concentrations Pétrolières" ; "Luttes Pétrolières au Proche Orient" ; "Histoire Sécrète du Pétrole" ; "Étonnante Histoire de l'OPEP", etc.

35.

C'est ainsi que l'ancien P.D.G. d'ELF-AQUITAINE, Loïk Le Floch-Prigent, se représente l'industrie pétrolière : << Ainsi, dans le pétrole et le gaz, il faut prendre des risques, être bien implanté dans les pays producteurs et disposer d'un personnel compétent et entreprenant. Les sommes en jeu sont considérables et les appétits immenses. Les moeurs de cette industrie n'ont rien à voir avec ce qui se pratique ailleurs. Les gens les plus rigoristes devraient en être conscients quand ils vont faire leur plein ! (...) Aussi le métier de pétrolier répond-il à des règles non écrites très fortes.>> (in Le Nouvel Observateur, n° 1681, janvier 1997, pp.45).

36.

Peur justifié par le pouvoir des grandes compagnies pétrolières d'imposer leurs prix et leurs priorités aux États nationaux, même aux plus puissants. Ainsi, si pour les grandes puissances la principale préoccupation lors de la création des entreprises nationales pétrolières était d'éviter l'oligopolisation de leurs marchés par le trust pétrolier , dans les pays moins développés, la grande peur était de rester sous le contrôle politique des Majors. Cette crainte était justifiée par l'ingérence des Majors dans les affaires publiques des pays producteurs (comme dans le cas Mossadegh en Iran) et par les conflits opposant plusieurs États aux politiques tarifaires des dérivés pétroliers des grandes compagnies (en France dans les années 20, au Brésil dans les années 30, au Mexique, etc.).

37.

D'après des données citées par Jacquet et Nicolas (1991), la part des Majors dans la production mondiale du pétrole est passée de 57 % en 1973 à 17 % en 1990.

38.

La discussion sur ce point nous éloignerait de notre sujet de recherche ; mais à titre purement spéculatif, que l'on songe au pouvoir de pression du FMI, une des institutions incitatrices des privatisations, qui s'exerce différemment vis-à-vis de la France, et vis-à-vis du Brésil ou du Mexique.