5.8. Pétrole, nationalisme et syndicats : des parcours différents.

En ce qui concerne directement le thème de cette thèse – l'action syndicale des travailleurs du pétrole, au Brésil – une analyse comparative entre certains traits des syndicalismes développés par les travailleurs de cette industrie (au Brésil, au Mexique et en France) peut aussi nous donner quelques renseignements importants. En effet, les trois parcours de l'industrie pétrolière qui nous venons de voir ont donné lieu à des types différents de relations industrielles dans la branche, ce qui nous amène à penser qu'en partie cela est dû aux manières divergentes d'envisager le pétrole.

La première chose à prendre en compte est que malgré les représentations dominantes sur le pétrole au niveau mondial, l'industrie pétrolière n'a pas donné lieu partout à des discours nationalistes mobilisateurs ; en dépit du fait que le pétrole soit considéré comme un produit essentiel pour l'économie, il n'était pas toujours symboliquement important. Cela fut le cas de la France, à l'inverse du Brésil et du Mexique, nous l'avons vu.

Dès lors, la question qui se pose est de savoir comment les travailleurs de l'industrie pétrolière, dans ces trois pays, ont réagi au fait d'être dans une branche essentielle au niveau économique et, parfois, très importante au niveau symbolique. On sait déjà que, tandis qu'au Mexique et au Brésil ces travailleurs, influencés par le nationalisme, ont développé des stratégies revendicatives qui ne mettaient pas en question les entreprises pétrolières nationales, en France, à l'inverse, ces discours n'ont jamais eu de retentissement, même à l'intérieur des compagnies pétrolières nationales comme ELF ou TOTAL.

Une des réponses possibles à ces différences est que le syndicalisme n'existe pas en dehors de la société qui l'entoure. Pour reprendre ici les arguments avancés par Gallie (1978) pour expliquer les différences d'attitude entre les travailleurs de la branche pétrolière en France et en Grande-Bretagne, le milieu socioculturel et les conditions historiques où les travailleurs sont insérés ont une importance majeure dans la façon dont ceux-ci définissent leurs stratégies collectives et syndicales. Nous pouvons penser aussi aux thèses sur "l'effet sociétal", développées par Maurice et allii (1982) à partir d'une comparaison internationale sur l'organisation industrielle en France et en Allemagne.

Ainsi, si le nationalisme n'a pas joué de rôle important dans les stratégies syndicales des travailleurs du pétrole français, c'est que, outre le fait qu'aucune entreprise nationale française n'a eu de monopole sur cette industrie, le pétrole n'apparaissait pas comme un produit politiquement important dans l'imaginaire des Français. Que l'on compare, par exemple, ces représentations avec celles qui se sont tissées autour de l'industrie sidérurgique ou de l'électricité et le type de relations industrielles développées dans ces secteurs d'activité (voir Padioleau, 1981 et Wieviorka et Trihn 1989) pour se rendre compte que le nationalisme économique en France a eu d'autres symboles que l'industrie pétrolière. En général ces autres symboles étaient aussi des activités dont l'Etat avait le Monopole (les cas de l'énergie, des chemins de fer, etc.).

D'ailleurs, le nationalisme économique n'a joué un rôle mobilisateur dans la société française que dans des conjonctures très particulières (voir à ce propos, le n° de Le Mouvement Social dédié aux nationalisations de l'après-guerre). Dans un pays où le niveau de pénétration du capital étranger était mince – la France étant plutôt une nation exportatrice de capitaux – et dont la population se voyait comme faisant partie d'une nation parmi les plus puissantes dans le monde, les discours nationalistes et d'entente entre les classes avaient peu de probabilité de se développer. Cela d'autant plus que la force politique majoritaire dans le milieu ouvrier français (le P.C.F.) n'endossait pas une telle vision. (citar fontes).

En plus de tout cela, une caractéristique de la société française a dû intervenir dans le peu d'influence du nationalisme économique sur la plupart de ses travailleurs, dont les travailleurs du pétrole: l'autonomie des organisations syndicales françaises vis-à-vis de l'État. Du fait que ces organisations s'étaient constituées historiquement en tant qu'ennemies de l'Etat et des patrons (surtout par le biais des tendances communistes et socialistes), les syndicalistes français, pour obtenir des améliorations des conditions salariales et de travail, n'avaient pour seuls recours que le chemin de l'organisation interne, du conflit et de la négociation. De ce fait, l'utilisation du nationalisme, ce qui pourrait être la base d'un compromis entre les travailleurs et les patrons, ou l'Etat, n'avait pas, concernant le pétrole, le même attrait qu'au Brésil ou au Mexique.

Dans ce contexte, il n'est pas très étonnant que les travailleurs du pétrole aient développé des stratégies syndicales moins marquées par le nationalisme que par une vision revendicative et centrée sur les problèmes liés à la production. Cela à tel point que des auteurs tels Mallet (1969) et Naville (1963) ont vu en eux une "nouvelle" classe ouvrière: plus révolutionnaire et tournée vers une contestation des présupposés productifs du système capitaliste.

Toutefois, comme nous le rappelle Vatin (1987), cette vision n'allait pas se confirmer dans les années 70. Pendant cette décennie il y a eu une relative paix syndicale chez ces travailleurs, lesquels tendaient à rester éloignés des actions menées par le syndicalisme français.

De plus, les travailleurs du pétrole en France se sont très tôt rendu compte de leur place stratégique dans l'économie nationale, pouvant arrêter le pays en peu de temps. Cette responsabilité, toujours d'après Vatin (1987), allait fonder le principe de l'identité sociale d'une partie des ouvriers des raffineries pétrolières (les opérateurs de procès), les amenant à auto limiter leur pouvoir de réaliser des grèves afin de ne pas provoquer des préjudices à la communauté. Ainsi, bien qu'en France il n'y ait pas de limitations légales au droit de grève, les travailleurs du pétrole ont signé des accords avec les patrons (les protocoles d'arrêt), créant des règles précises sur les conditions dans lesquelles les grèves devaient se réaliser. Ce qui, pour Vatin (1987), faisait penser à une espèce de contractualisation de la grève et à une certaine "intégration sociale et technique" de ces travailleurs à l'entreprise 45 .

Autrement dit, quoique non affectés par le nationalisme économique et insérés dans un contexte de relations industrielles plus marquées par le conflit, les travailleurs du pétrole français ont développé une action syndicale que, tout en faisant appel à des pratiques conflictuelles (comme ce fut le cas pendant les années 60), pouvait aussi devenir peu mobilisatrice, privilégiant l'entente avec les patrons et l'intégration des travailleurs. Cela, légitimé par une situation socio-économique très avantageuse pour les ouvriers de la branche.

Déjà au Brésil et au Mexique, le nationalisme fut pendant longtemps une monnaie courante des discours syndicaux des travailleurs du pétrole.

Au Mexique, par exemple, ces discours nationalistes étaient la contrepartie du pouvoir des syndicats dans la gestion du travail de l'entreprise. Ce que, comme nous l'avons déjà vu, fut le moyen trouvé par l'État mexicain, à partir de 1946, d'obtenir la loyauté des syndicalistes du pétrole à ses projet, tout en les éloignant d'un style syndical revendicatif. Il est évident, dans ce cas, que le nationalisme des travailleurs de l'industrie pétrolière, tout en ayant un rapport direct avec le nationalisme diffus dans la société mexicaine, était raffermi par une situation socio-économique qui les plaçait parmi les travailleurs les mieux lotis du pays. De même, la stabilité du système politique mexicain, y compris une législation syndicale donnant des moyens de contrôle à l'Etat, rendait difficile l'émergence de groupes syndicaux mettant en cause le "pacte" entre le syndicat et l'entreprise du pétrole (Prêvot-Schapira, 1982).

Autrement dit, il y avait toute une configuration symbolique, idéologique, mais aussi institutionnelle, favorisant le développement d'un type d'action syndicale marquée par le contrôle des actions autonomes des travailleurs et par une complémentarité d'intérêts entre les directions syndicales bureaucratisées et les directions de PEMEX. Cette situation va perdurer jusqu'à la crise des années 80 et à l'ouverture de l'économie mexicaine, quand le gouvernement, voulant changer les donnes à l'intérieur de PEMEX, écarte la bureaucratie syndicale des centres du pouvoir (Diaz, 1992). Bien que sur le plan général de la société mexicaine ce processus laisse certains auteurs prévoir un renouvellement des pratiques syndicales dans le pays (Zapata, 1997), il est évident que c'est à partir d'une décision du gouvernement que cette dynamique a pu se mettre en place ; démontrant ainsi à quel point est encore importante l'emprise étatique sur l'organisation syndicale du pays.

De toute façon, cette remise en cause partielle du "pacte nationaliste" à l'intérieur de PEMEX, pouvait avoir, dans le futur, des retombées sur les représentations sociales des travailleurs du pétrole sur la compagnie pétrolière et sur leur action syndicale.

Ainsi qu'au Mexique, les travailleurs du pétrole brésiliens furent très marqués par les idéologies nationalistes. De surcroît, dans les années 50 et 60, on a même essayé de mettre en place un système de relations professionnelles à PETROBRAS proche de celui en vigueur à PEMEX 46 , où la concession d'avantages aux travailleurs et la participation des syndicalistes dans la gestion du travail de l'entreprise étaient la contrepartie d'une action syndicale ne mettant pas en cause la légitimité des directions de PETROBRAS, dès lors que celles-ci affichaient leur nationalisme et leur proximité des leaders politiques populistes.

Toutefois, le coup d'Etat d'avril 1964 allait développer le plein développement de ce modèle de relations industrielles. En éloignant les leaders syndicaux des centres de décision et en imposant une gestion du travail moins favorable aux travailleurs, les militaires ont enrayé le populisme syndical du pays, y compris à PETROBRAS. Ce processus, ne laissant que peu de place à l'autonomie et à la liberté syndicale des travailleurs, va néanmoins se faire accompagner d'une certaine préservation de la logique nationaliste dans la politique pétrolière du pays.

Le processus de démocratisation et la montée en puissance des syndicats brésiliens, vers la fin des années 70, va influencer la reprise des mouvements collectifs à PETROBRAS. Ces mouvements – organisés, la plupart du temps, pour protéger les salaires contre les effets de l'inflation – vont favoriser l'émergence de tendances syndicales influencées par les idées socialistes et défenseurs d'une législation syndicale donnant plus d'autonomie et de liberté aux organisations syndicales. Mais, quoique ces tendances aient pris le contrôle des syndicats dès la fin des années 80, elles n'ont pas réussi imposer leur vision de l'action syndicale (où le conflit était le principal moyen de légitimation) à l'ensemble des travailleurs du pétrole, lesquels avaient été socialisés dans la logique nationaliste de défense de la compagnie pétrolière et où les syndicats devaient chercher plutôt l'entente que le conflit avec l'entreprise.

De même, ces nouvelles tendances syndicales, à l'instar de la base ouvrière, restent attachées à certaines idées nationalistes, surtout celles liées au pétrole. D'ailleurs, c'est la jonction de nationalisme économique et utilisation du conflit comme moyen de légitimation qui caractérise le mieux l'action des nouveaux syndicalistes de PETROBRAS, comme le montre la grève des travailleurs du pétrole, de mai/juin 1995, pour éviter la fin du monopole d'Etat sur le pétrole.

Autrement dit, au Brésil, malgré un certain renouvellement dans la pratique syndicale des travailleurs du pétrole – devenue plus autonome et revendicative qu'à l'époque populiste –, le nationalisme continue à être une valeur importante de l'identité et de la pratique de ces travailleurs.

Ces trois parcours syndicaux font plus que confirmer certaines de nos affirmations sur le rôle du pétrole dans le développement des idéologies nationalistes dans les pays en étude – ce rôle a été important au Brésil et au Mexique et négligeable en France ; ils nous montrent aussi certains points en communs et certaines différences entre les travailleurs de l'industrie pétrolière dans les trois pays.

Le principal point commun est que dans les trois pays, les travailleurs du pétrole sont soumis à des conditions de travail (notamment une certaine stabilité de l'emploi) et salariales plus avantageuses que pour la moyenne de chaque pays. Cela favorise une tendance à l'identification d'intérêts entre travailleurs et entreprise. En France, cette intégration se fait, d'après Vatin (1987), par la prise de conscience de la part des travailleurs de leurs responsabilités vis-à-vis de la communauté et de l'entreprise. Au Brésil et au Mexique, cette identification passait par le nationalisme et par la défense des politiques pétrolières. Dès lors, on peut penser, comme le fait Vatin (1987), que ces conditions "privilégiées" des travailleurs du pétrole – une tendance qui traverse plusieurs pays dans le monde – sont dues, en partie, à la productivité très élevée de cette industrie et à la nécessité des entreprises d'avoir des rapports de confiance avec leurs travailleurs, les responsables par la "fluidité" de l'industrie pétrolière. On peut poser comme hypothèse aussi que ces avantages sont plus les conséquences de la position centrale de l'industrie pétrolière dans les économies modernes, donnant plus de pouvoir de négociation aux travailleurs de la branche.

Mais, en ce que nous concerne, l'important à souligner est l'implication directe de l'existence de ces avantages dans l'industrie pétrolière : une certaine proximité d'intérêts entre entreprises et travailleurs. Cette proximité peut être renforcée ou affaiblie par l'action des syndicalistes, mais même dans ce dernier cas (l'exemple du Brésil des années 80), les syndicats se voient confrontés aux aspirations de la base de ne pas mettre trop en danger l'existence et la productivité de la compagnie..

Cette "intégration" des travailleurs dans les industries pétrolières se fait selon des logiques différentes. Ainsi, par exemple, l'existence d'un monopole d'Etat (les cas du Brésil jusqu'à 1995 et du Mexique) et d'une puissante idéologie nationaliste dans l'ensemble de la société a joué un rôle important dans l'intégration des travailleurs de PEMEX et de PETROBRAS ainsi que dans leurs visions sur la question pétrolière. Ce qui en France ne s'est pas produit.

Un point sur lequel les différences syndicales des trois pays sont plus évidentes est à la place de l'Etat dans la régulation des conflits du travail. Ainsi, si en France cette place est mince, au Mexique et au Brésil, à l'inverse, l'Etat est un médiateur incontournable ; d'autant plus que dans ces pays l'Etat était, en dernière instance, le véritable patron des travailleurs du pétrole, par le biais des compagnies nationales.

Ainsi, dans ces deux derniers pays, les principales tendances syndicales vont, à plusieurs reprises, essayer d'établir des accords politiques avec des groupes à la tête de l'Etat pour garantir un contrôle sur les appareils syndicaux. Ce qui laissait les syndicalistes très dépendants des rapports de force à l'intérieur de l'Etat, comme le prouvent les événements au Mexique, dans les années 80.

Cette logique va échouer au Brésil avec l'arrivée au pouvoir de militaires en 1964, donnant lieu ainsi à l'émergence de nouvelles conceptions syndicales, après la démocratisation du pays. Mais, même celles-ci ne pouvaient envisager de garantir certains avantages des travailleurs qu'en essayant d'influencer les décisions de l'Etat par rapport à l'entreprise pétrolière (on se rappelle combien cette entreprise était dépendante de l'Etat). Autrement dit, même pour des syndicalistes socialisés par le conflit, l'action syndicale n'avait comme principal but que de pouvoir peser sur les politiques étatiques. Leurs projets affichés d'autonomie du mouvement ouvrier étaient confrontés à une logique institutionnelle (une législation syndicale de tendance corporatiste, un modèle de gestion "politique" des entreprises nationales, etc.) et à un système de représentations de la base ouvrière (marqué par le nationalisme), les obligeant à placer leur action dans la même sphère (quoique dans un sens opposé et employant des méthodes différentes) que leurs prédécesseurs populistes : le champ politique.

Ainsi, en conclusion, on peut avancer l'idée que le nationalisme était, au Brésil et au Mexique, une monnaie courante des discours syndicaux dans l'industrie pétrolière en raison de son importance symbolique dans ces pays. Toutefois, ce sont des caractéristiques institutionnelles, plaçant les entreprises du pétrole au coeur d'enjeux politiques, qui peuvent expliquer la place centrale de l'Etat dans les stratégies syndicales des travailleurs de cette branche : soit comme un allié (comme au Mexique), soit comme un ennemi (au Brésil des années 80).

Il n'en reste pas moins vrai, toutefois, qu'une des caractéristiques les plus communes de l'industrie pétrolière – une certaine intégration des travailleurs – était présente dans les trois pays ; mais, dans chaque pays sous des conditions idéologiques et politiques différentes, donnant lieu à des stratégies adaptatrices différentes. Nous allons voir ce processus plus en détail, en ce qui concerne le cas brésilien, dans les chapitres qui suivent.

Notes
45.

Intégration favorisée, selon l'auteur, par les caractéristiques technologiques de l'industrie du pétrole et par le niveau salarial plus élevé des travailleurs par rapport au marché (en 1980, leurs salaires étaient 80% au-dessus de la moyenne salariale dans l'industrie française).

46.

En juin 1962, par exemple, un Responsable du Syndicat des Travailleurs du Pétrole de la République Mexicaine a participé à une réunion de travailleurs du pétrole brésiliens à Salvador de Bahia. Lors de cette réunion, les leaders syndicaux présents ont fait savoir que le système syndical mexicain était un modèle à suivre dans l'industrie pétrolière brésilienne (in: A TARDE, 18/06/62).