6.1.1. Salvador de Bahia : métropole coloniale

Salvador de Bahia, la plus vieille ville et la première capitale du Brésil colonial (entre 1549 et 1763), perdit sa suprématie après que le siège de l'administration se fut installé à Rio de Janeiro, dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle. La raison de ce changement tient au fait que Rio était plus proche de la région minière qui est aujourd’hui l'État de Minas Gerais, région où d'importantes mines d'or avaient été découvertes . Ce transfert de capitale signifiait donc, en même temps, un déplacement de l'axe économique de la colonie, l'exploitation minière située au Sud prenant la relève de la production sucrière du Nord-Est comme principale activité de production. Dès lors, la position relative de Bahia, et de sa capitale, dans l'ensemble brésilien n'allait pas cesser de se dégrader, lentement mais continuellement ...

Jusqu'à cette époque, Salvador de Bahia était considérée comme le bijou portugais sur le continent américain. Non seulement parce que la ville était la capitale coloniale, siège des administrations civiles, militaires et religieuses, mais aussi, et surtout, parce qu'elle était située en plein coeur d'une des principales zones productrices de sucre de canne, dont le Brésil était le premier fournisseur mondial. Qui plus est, la position géographique de la ville, à l'intérieur d'une baie bien abritée et située pratiquement au milieu de l'immense côte brésilienne, lui procurait une grande importance stratégique pour la défense militaire du territoire.

L'ensemble de ces facteurs faisait de Salvador de Bahia la grande métropole du Brésil et un objet de convoitise de la part des puissances coloniales européennes de l'époque, attirées par le juteux commerce du sucre. Ces puissances passeront à l'acte surtout après que le Portugal fut annexé par l'Espagne en 1580. En conséquence, entre la fin du XVIème et la première moitié du XVIIème siècle, plusieurs attaques militaires menaceront l'autorité portugaise à Bahia, notamment celles perpétrées par les Anglais et les Hollandais. La plus importante de toutes fut celle de 1624 au cours de laquelle les Hollandais, alors en guerre contre les Espagnols, s'emparent militairement de la ville. Tout nous fait penser que leur objectif était de contrôler toute la région sucrière du Nord-Est brésilien à partir de Salvador. Cependant, la résistance des Portugais et des habitants de la colonie réussira à les battre en brèche dès 1625.

Cet épisode, en montrant l'importance de la ville pour le contrôle du territoire, pèse dans la décision de l'Espagne et du Portugal (toujours unifiés) de renforcer leur présence militaire à Bahia. Ce qui peut-être explique que, lors du nouvel assaut hollandais au Brésil en 1638, les villes choisies pour cible seront celles de Recife et d’Olinda dans l’état de Pernambouc - l'autre grand centre producteur de sucre du Brésil - prenant ainsi au dépourvu les défenses portugaises. La présence hollandaise à Pernambouc fut effective jusqu'en 1654, et durant cette période Salvador de Bahia joua le rôle important de centre des opérations pour la guerre de reconquête.

En revanche, plusieurs facteurs allaient ensuite entraîner la perte d'influence de cette ville. Tout d'abord, la crise qui toucha l'économie sucrière. Cette industrie s'était implantée au Brésil avec l'aide financière des capitalistes marchands hollandais, lesquels contrôlaient la commercialisation du sucre sur le marché européen. Par suite des conflits entre l'Espagne et les Pays-Bas - cause des incursions hollandaises au Brésil, souvenons-nous en - ces liens financiers et commerciaux sont rompus. Ainsi, non seulement le sucre brésilien perdit d'importants marchés, mais de plus, les crédits, indispensables pour financer l'évolution technique de l'activité, devenaient plus rares.

De surcroît, après leur expulsion du Brésil, les Hollandais vont développer, avec succès, l'activité sucrière dans les Antilles. Cette région bénéficiait d'une plus grande proximité des marchés européens et la production s’y développait sur des bases technologiques plus avancées que celles du Nord-Est brésilien. Le contrecoup presque immédiat fut l'apparition sur le marché d'un produit moins cher et de meilleure qualité que le sucre brésilien, entraînant ainsi des graves difficultés pour l'économie sucrière du Brésil, dont la région autour de Salvador de Bahia était un des piliers. La crise chronique de l'industrie sucrière de Bahia 48 n'en était qu'à ses débuts, et lentement mais inéluctablement, on va constater la disparition quasi complète de cette activité à Bahia, dans un processus qui ne s’achèvera qu’au cours du XXème siècle.

Qui plus est, la découverte de l'or dans la Province de Minas Gerais, déplace le centre économique du Nord-Est vers le Sud-Est, région qui allait désormais attirer le gros des nouveaux apports financiers et canaliser les mouvements de populations vers le Brésil. La conséquence en a été la mutation du siège de la capitale à Rio de Janeiro, ville dorénavant plus importante et plus peuplée que Salvador.

On ne dispose de données démographiques plus ou moins fiables pour le Brésil que depuis 1872, année où est réalisé le premier recensement de la population brésilienne. Néanmoins, plusieurs estimations nous montrent la perte d’importance relative de Salvador et de Bahia à partir de la fin du XVIIème siècle. Les estimations citées par l'économiste Vilmar Faria 49 , par exemple, nous montrent que dès 1750 la population de Rio de Janeiro devait déjà dépasser celle de Salvador de Bahia. À cette époque, tandis que Rio devait avoir environ 50.000 habitants, Salvador n'en avait que 46.000. À partir de ce moment, la comparaison entre les deux villes sera clairement défavorable à Salvador, comme le montre le tableau suivant, regroupant des estimations pour les trois plus importantes villes brésiliennes jusqu'à la fin du XIXème siècle :

Évolution de la Population de Salvador de Bahia, Rio de Janeiro et Recife
  POPULATION
VILLES / ANNÉE 1750 1800 1872
SALVADOR 46.000 60.000 130.00 0
RIO DE JANEIRO 50.000 110.000 275.000
RECIFE 20.000 25.000 110.000
Source : estimations présentées in Faria (1980 ; 27-28).

D’un autre côté, les données citées par Mattoso (Mattoso, 1979 : 70) montrent qu’entre 1823 et 1872, le poids démographique relatif de la province de Bahia, malgré son importance absolue, commence à baisser. Ainsi, en 1823 les 671.922 habitants de Bahia représentaient environ 17 % de la population totale du Brésil, alors que 50 ans plus tard elle était tombée à 14 % de la population du pays, nonobstant son augmentation à 1.379.616 habitants, ce qui plaçait Bahia à la deuxième place parmi les provinces brésiliennes les plus peuplées.

Ces données mettent en évidence deux choses essentielles pour la compréhension du rôle que l’histoire de Bahia jouera plus tard dans la genèse d’un discours régionaliste bahianais. D’une part, elles montrent que pendant la plus grande partie de la période coloniale (du XVIème jusqu’au XVIIIème siècle) la ville de Salvador, et par extension toute la Bahia, avait une place prééminente dans l’économie et dans la démographie du Brésil. D’autre part, malgré le fait qu’il existe une perte d’importance relative de Bahia à partir de la deuxième moitié du XVIIIème, elle était loin d’être décadente en termes absolus. On ne s’étonnera donc pas si les discours d’exaltation du passé glorieux, de l’âge d’or, seront continuellement repris à Bahia lorsque à une certaine décadence économique viendra s’ajouter l’éloignement des classes dominantes bahianaises des centres du pouvoir du pays. Nous y reviendrons plus tard.

Notes
48.

Un des indicatifs de cette crise, qui toucha non seulement Bahia, mais aussi toutes les régions productrices du Brésil, sera la diminution de la participation du sucre brésilien sur le marché mondial. Dans ce sens, des données citées par Almeida (1972), montrent qu'à la fin du XVIIIème siècle le Brésil n'était plus que le quatrième producteur de sucre (11 % de la production mondiale), loin derrière les Antilles françaises, les colonies Anglaises et Hollandaises avec respectivement 31 %, 26 % et 16 % de la production mondiale.

49.

in Souza et Faria, 1980 : 27-28.