6.1.2. Bahia : un centre commercial par excellence

En effet, les transformations économiques provoquées par l’exploitation minière dans le Sud-Est du pays et le transfert de la capitale à Rio n'ont pas signifié, pour autant, une stagnation de la ville de Salvador. Même si elle n’était plus la première ville ni le premier centre économique du Brésil, son importance dans le contexte brésilien était loin d’être mineure. D'un côté parce que l'industrie sucrière, même en crise, a continué d'avoir un poids non négligeable dans la vie économique du Brésil et de Bahia, comme le montrent les données citées par Tavares (1987 ; 103) : en 1798 les principaux produits exportés par le port de Salvador ont été le sucre (61 % de la valeur des exportations), le tabac (25 %), le coton (6 %) et les produits en cuir (4 %). D’un autre côté, parce que tout au long des XVIIème et XVIIIème siècles, l'économie de la région de Bahia s'est diversifiée ; d'autres activités économiques ont été développées, comme l'élevage du bétail, la culture du coton, celle du tabac - important dans le commerce d'esclaves en Afrique - l'activité minière, etc. Sans compter le fait que l'activité commerciale est restée très développée, Salvador jouant le rôle de plaque tournante (une sorte d'entrepôt commercial) pour de vastes régions de l'intérieur du pays.

Ainsi, au début du XIXème siècle, à la veille de l'indépendance brésilienne, bien qu'elle ne fût plus la principale ville du pays, Salvador était toujours le deuxième centre urbain du Brésil et le coeur d'une significative économie régionale. Cette ville avait une activité commerciale importante (son port était plus important que celui de Rio, selon l'économiste José Sérgio Gabrielli 50 ), et exerçait une influence sur un vaste territoire, disputant à Recife la suprématie dans la région Nord-Est du Brésil. Une ville, aussi, avec une certaine différenciation sociale où, malgré le système esclavagiste dominant, entre les grands propriétaires terriens, les grands commerçants et la masse d'esclaves noirs, plusieurs groupes sociaux se sont développés : petits agriculteurs, petits commerçants, fonctionnaires, employés de commerce, noirs et mulâtres libres mais sans emploi régulier, etc. Une société agraire et esclavagiste , certes, mais non sans avoir une certaine mobilité sociale et une certaine dynamique urbaine, conséquence du rôle joué par la ville dans le commerce colonial. Deux historiens économiques de Bahia, écrivant dans les années 1960, l'ont ainsi décrite pour la période du XIXème siècle :

‘<< Une civilisation entreprenante et optimiste se développait parmi nous, avec une aristocratie composée de grands producteurs de sucre (senhores de engenho), de propriétaires de grandes fermes (fazendeiros), de grands commerçants - parmi lesquels un bon nombre était d'origine portugaise, anglaise ou allemande - et de hauts fonctionnaires civils et militaires (...). Au dessous de cette élite de barons et vicomtes s'entassait la masse d'esclaves (employés dans les travaux domestiques et agricoles) et le peuple, constitué d'ouvriers -– mécaniciens ou autres –- d'artisans, de travailleurs sans qualifications, de commis voyageurs, de petits commerçants, de policiers et de gens sans occupation. Entre ces deux extrêmes, on apercevait à peine, à Salvador et dans les grandes villes situées autour, une ébauche de classe moyenne, moins en raison de sa fortune et de ses ressources que par le rôle joué par ce groupe dans la gestion des affaires, dans les professions libérales, dans les bureaux de l'administration publique, dans le commerce moyen ...>>, in Azevedo et Lins (1969 ; 17 ), cité par Gabrielli (1975 ; 22-23). ’

Étaient ainsi réunies certaines conditions pour faire de Salvador un important centre de diffusion des idées indépendantistes ; notamment parmi les producteurs et la classe d'hommes libres locaux, exaspérés par les contraintes économiques et politiques du statut colonial et, dans certains cas, fortement influencés par les idées des ‘‘philosophes des lumières’’ français. En même temps, Salvador tenait aussi une place importante dans la stratégie des commerçants portugais souhaitant garder leur emprise sur l'économie brésilienne, grâce à leur monopole sur le commerce international de la colonie. Ceci explique leur plus grand souci de garder la ville de Salvador, un des plus importants centres commerciaux du Brésil, sous leur contrôle. Il résulte de l’affrontement de ces deux tendances que les mobilisations populaires (indépendantistes ou non) ont été évidemment réprimées.

En effet, lors de plusieurs révoltes populaires contre le régime colonial à Bahia, entre la fin du XVIIIème et les deux premières décennies du XIXème siècle, la répression portugaise fut très brutale. C'est ainsi qu'en 1798, la plus importante de toutes ces tentatives d'autonomie politique à Bahia, connue dans l'historiographie brésilienne comme la "Conjuration des Couturiers" 51 , fut noyée dans le sang ; comme, d'ailleurs, toutes les autres initiatives semblables survenues, à la même époque, dans d'autres régions du Brésil. De même, l'importance particulière accordée par la métropole portugaise à la ville de Salvador, devient plus évidente lors de la déclaration d'indépendance du Pays en 1822, car Bahia est une des seules Provinces brésiliennes où les Portugais opposent une résistance à l'indépendance. C'est seulement après une année de violents combats que les Portugais battent en retraite, reconnaissant ainsi l'indépendance du nouveau pays.

Mais, une fois finie la guerre pour l'indépendance, et dans le cadre de l'instabilité politique et sociale qui l'a suivie 52 , une partie des classes dominantes de Bahia va se rebeller contre les mesures centralisatrices imposées par le gouvernement impérial 53 . De la sorte, au cours des années 1830 (1832 et 1837) deux grandes rébellions armées ont lieu, prônant une plus grande autonomie provinciale et, même, le cas échéant, l'indépendance de Bahia. Mais, dans les deux cas, l'intervention militaire du gouvernement central réduit leurs espoirs à néant.

Il n'y a pas là une spécificité de Bahia puisque, à la même époque, plusieurs mouvements indépendantistes se sont développés dans d'autres régions du Brésil, ayant tous la même conséquence : l'anéantissement par la force. Pour la majorité des historiens, ces mouvements furent une manifestation de la résistance contre l'hégémonie que les oligarchies agraires des Provinces de Rio de Janeiro, Sao Paulo, Minas Gerais et Pernambuco avaient conquis au sein de l'État brésilien, depuis l'indépendance. Cette prédominance se faisait, donc, aux dépens des oligarchies des autres provinces et des secteurs moyens urbains, d'où leurs résistances. Elle était, aussi, la conséquence du poids économique prépondérant du café, dont les trois premières Provinces citées étaient les principaux producteurs, et celui du sucre, dont Pernambuco et Rio de Janeiro étaient de grands producteurs, dans l'économie brésilienne.

La pacification manu militari de l’Empire imposera le pouvoir centralisé à toutes les Provinces en même temps qu’elle renforcera le modèle "agro-exportateur" hérité de l'époque coloniale du pays, à savoir : le travail des esclaves noirs, la grande propriété agraire et la dépendance structurelle vis-à-vis des marchés externes. D'autre part, la centralisation politique rendra aussi possible l'adoption de mesures politiques pour dynamiser la production industrielle interne, bien évidemment, dans les limites imposées par les intérêts de l'agriculture exportatrice. Parmi ces mesures, les plus importantes furent l'adoption, à partir de 1844, de taxes de douane plus élevées pour les produits qui existaient sur le marché national et l'interdiction du commerce des esclaves avec l'Afrique en 1850.

La première de ces mesures a été mise en place pour améliorer la situation financière de l'État impérial et est devenue possible avec la fin des accords commerciaux entre le Brésil et l'Angleterre. Ces accords datent du lendemain de l'indépendance, quand, en échange de la reconnaissance du pays, le gouvernement brésilien s'engagea à ne pas taxer les produits anglais au-dessus de 15 %. D’un autre côté, la décision de mettre fin au trafic d'esclaves, premier pas pour en finir définitivement avec le travail servile, fut prise afin de contenter aussi bien une certaine opinion publique interne, opposée au travail des esclaves, qu'au gouvernement de l'Angleterre. Ce dernier menait une intense répression contre le trafic maritime d'esclaves noirs depuis les années 1820, envenimant ainsi les relations entre l'Angleterre et le Brésil, un des derniers pays esclavagistes du monde. En effet les fortes pressions anglaises contre ce commerce, aussi bien sur le plan militaire que diplomatique, menaçaient indirectement les échanges du Brésil avec son principal partenaire économique.

Les retentissements de ces deux mesures sur l'économie brésilienne ne se font pas tarder. L'augmentation des taxes douanières rend possible l'implantation de quelques industries de bas niveau technologique (telles les industries textiles), devenues désormais concurrentielles vis-à-vis des homologues étrangères. En outre, la fin du très lucratif commerce d'esclaves libère une grande somme de capitaux dont une partie allait être investie dans l'industrie, dans les activités financières et dans les services. L'historien Nelson Werneck Sodré affirme, par exemple, que dans les années suivant la fin du commerce négrier ont été créées au Brésil :

‘<< ... 62 entreprises industrielles, 14 banques, 3 caisses d'épargne, 20 compagnies de navigation à vapeur, 23 compagnies d'assurance, 4 compagnies de colonisation, 8 compagnies d'exploitation minière, 3 compagnies de transports urbains, 2 compagnies de gaz et 8 compagnies de chemin de fer.>> Sodré 1964, cité par Koshiba et Pereira, 1987, 218). ’

Ce qui dans le cadre d'une économie essentiellement agraire comme l’était l'économie brésilienne de l'époque, constituait une première.

Nous pouvons, aussi, avoir une idée de l'incidence de ces mesures sur l'ensemble de l'économie brésilienne en analysant les données officielles sur l'entrée d'esclaves noirs dans le pays avant et après la loi d’interdiction de 1850. Même si ces données doivent être considérées avec vigilance, puisqu'après 1850 les statistiques ne peuvent rendre compte que du commerce de contrebande réellement repéré par les autorités, elles nous montrent, néanmoins, une tendance à la baisse de cette activité, après 1850. Très probablement, parce que les risques économiques et les sanctions légales étaient des freins puissants.

Esclaves noirs entrés au Brésil (1842-1852)
ANNÉE ESCLAVES
1842 17.435
1843 19.095
1844 22.849
1845 19.453
1846 50.324
1847 56.172
1848 60.000
1849 54.000
1850 23.000
1851 3.387
1852 700
Source : Koshiba et Pereira (1987, 210).
Notes
50.

in Azevêdo, 1975 : 12.

51.

En référence à la profession des leaders du mouvement.

52.

Les trois premières décennies du XIXème siècle ont été très marquées par l'instabilité sociale et politique. L'engagement d'importants secteurs sociaux dans le processus d’indépendance, les espoirs des groupes moyens urbains déçus par le caractère conservateur du régime politique issu de l'indépendance, la désorganisation de la structure économique du pays après l'expulsion des Portugais, etc. ont été à l'origine de plusieurs rébellions dans plusieurs parties du Brésil. À Salvador de Bahia, ville où la concentration d'esclaves était importante, diverses révoltes esclaves et populaires voient le jour, les principales étant celles de 1807, de 1828 et de 1835.

53.

Après l'indépendance, le Brésil adopte le régime monarchique et le premier empereur n'est autre que le prince héritier du Portugal, celui qui, au Brésil, sera connu comme Pedro I (Pedro IV au Portugal). Pour pouvoir accepter la couronne brésilienne, Pedro I a dû abdiquer le trône portugais. Mais, des soupçons pèsent sur lui quant à ses projets d’unification des deux pays en un seul royaume. Ce qui l'oblige à abdiquer en faveur de son fils Pedro II, né au Brésil.