6.1.3. Vie et mort de l'industrie bahianaise

A Bahia, plusieurs caractéristiques régionales amplifient les conséquences pratiques de cette dynamique. Tout d'abord, étant donné que Salvador de Bahia était un centre important pour la commercialisation d'esclaves, l'arrêt de ce trafic obligea ceux qui s'y adonnaient à trouver de nouvelles activités pour investir leurs capitaux. De même, malgré la perte d'importance du sucre dans l'économie brésilienne, localement ce commerce était encore dominant, limitant ainsi l’excédent de capitaux et réduisant le marché potentiel industriel à quelques produits manufacturés (les vêtements des esclaves, les sacs en coton pour le conditionnement du sucre, etc.). Les services financiers (les banques, les Assurances, etc.) s’en trouvaient également affectés. Par ailleurs, la tradition commerciale de la ville favorisait l'exportation de la production manufacturière bahianaise vers d'autres Provinces du pays. Enfin, la taille relativement significative de Salvador de Bahia - elle était encore la deuxième ville du pays, rappelons-le - permettait d'y trouver une main d'oeuvre abondante tout comme des possibilités de vente des produits fabriqués importantes pour l'époque.

Tout cela se traduisit par un relatif essor industriel et financier de l'économie bahianaise dès les années 1840, ce qui, pour ces activités, plaça Bahia au premier rang parmi les autres Provinces du Pays. La dynamique fut d'abord financière (la première banque bahianaise date de 1834, mais c'est entre 1845 et 1860 qu'eut lieu un véritable boom : rien moins que neuf institutions financières ont été créées à Bahia , dont 7 banques, 1 compagnie d'assurances et 1 caisse d'épargne). Mais elle devint très vite aussi industrielle : à peu près dans la même période, plusieurs manufactures s'y installèrent, notamment celles de produits textiles, et aussi des industries agro-alimentaires, des fonderies de fer, etc. 54 La suprématie industrielle de Bahia peut être d’ailleurs constatée grâce aux données concernant l'industrie textile au Brésil : en 1866, sur un total de 10 usines brésiliennes, 6 étaient localisées à Bahia, (Guimaraes 1982 : 37).

Toutefois, à partir de 1870, divers facteurs freinèrent le dynamisme de l'économie bahianaise : l'approfondissement de la crise de l'activité sucrière, la rigidité d'un marché où l'esclavage était la relation sociale dominante, le développement des activités industrielles dans d'autres régions du Brésil, etc., en sont quelques-uns.

Nombre d'usines textiles au Brésil (1875-1885)
PROVINCE/ ANNÉE 1875 1885
BAHIA 11 12
RIO DE JANEIRO (ville) 5 11
SAO PAULO 6 9
MINAS GERAIS 5 13
AUTRES 3 3
Source : Faria (1980, 33).

Le tableau ci-dessus nous montre que si Bahia, dans les années 1860, était incontestablement la Province ayant le plus grand nombre d'industries de l'Empire, dans les années 1880 elle ne le sera plus. La perte d'importance de l'industrie bahianaise dans le contexte brésilien allait s’accentuer dans les années suivantes, même si, selon Azevedo (1975, 15), avec 142 unités industrielles - la moitié n'étant que de petites manufactures familiales - Bahia était encore en 1892, le troisième État du Pays pour le nombre d'industries installées. Mais ces industries n'étaient guère concurrentielles vis-à-vis de celles qui s'implantaient dans d'autres États et, en fait, leur survivance était due à la fois aux faiblesses des infrastructures brésiliennes et à celles des moyens de transport ainsi qu'aux taxes qui pesaient sur les produits commercialisés entre les États, et rendaient autonomes les marchés régionaux.

Les historiens économiques de Bahia 55 nous apprennent que les raisons de ce déclin sont multiples, à la fois internes et externes à l'État de Bahia. Parmi les facteurs internes, les plus importants sont liés à la déchéance de la culture de la canne à sucre. La situation économique critique des producteurs de sucre bahianais, en partie liée à la difficulté d'augmenter leur productivité, entraîne le rétrécissement des débouchés du parc industriel de la Province. Débouchés d'ailleurs structurellement limités par l'existence de l'esclavage et de formes non monétaires du travail. L'étendue de cette crise peut être perçue dans le fait que la production de sucre de Bahia tombe de 43,6 % de la production totale du Pays en 1850 à seulement 18,1 % en 1877, (Guimaraes, 1982 : 31).

Cela signifie aussi une diminution de l'excédent résultant du commerce d'exportation du sucre, et dont dépendait la capacité de capitalisation et de réinvestissement de l'économie bahianaise. Entre 1868 et 1886, la valeur des exportations de Bahia chutent de près de 50 %, car elle passe de 1.391.362 livres sterling en 1868 à seulement 696.353 livres sterling en 1886, (Guimaraes, 1982 : 31).

Certains économistes, comme Francisco de Oliveira (1987 ; 28-29) par exemple, ajoutent aussi qu'avec la montée en puissance du café dans les États du Sud-Est, les représentants des capitaux financiers et commerciaux bahianais se désengagent de la production à Bahia, préférant réinvestir leurs profits là où les excédents étaient plus importants. Cela expliquerait pourquoi, dès la fin du XIXème siècle, les grandes banques de Bahia se sont tournées vers les régions les plus dynamiques du Brésil. Or, comme les activités commerciales et financières étaient auparavant particulièrement puissantes à Bahia, ce désengagement signifie, dans la pratique, que les excédents de l'économie de l'État seront détournés, par les circuits financiers, vers les économies de Sao Paulo, Minas Gerais ou Rio de Janeiro. Encore selon Oliveira (1987), le retard industriel de Bahia au XXème siècle par rapport à Pernambouc, l'autre grand État sucrier du Nord-Est, s'explique justement par le fait que les activités financières étaient moins fortes à Pernambouc qu'à Bahia, rendant possible ainsi, dans cet État, une plus grande synergie entre l'industrie sucrière et les autres activités manufacturières qu’à Bahia.

Tableau des Principaux Produits d'Exportation du Brésil en % (1820-1890)
PRODUIT 1821-30 1831-40 1841-50 1851-60 1861-70 1871-80 1881-90
Sucre 30,1 24,0 26,7 21,2 12,3 11,8 9,9
Coton 20,6 10,8 7,5 6,2 18,3 9,5 4,2
Café 18,4 43,8 41,4 48,8 45,5 56,6 61,5
Cuir 13,6 7,9 8,5 7,2 6,0 5,6 3,2
Caoutchouc - - - 2,3 3,1 5,5 8,0
In : (Koshiba et Pereira, 1987, 226).

En ce qui concerne les facteurs de déclin extérieurs à Bahia, les plus importants sont liés à l’importante croissance du café dans l'économie du Pays, déplaçant ainsi, plus encore, le centre dynamique agro-exportateur vers des régions plus au Sud du Brésil.

En effet, dès les années 1840, le café avait déjà dépassé le sucre en tant que principal produit d'exportation brésilien. Le café, denrée de production relativement facile et peu coûteuse, devient un produit de grande consommation en Europe et aux États-Unis au cours du XIXème siècle. Ce produit trouvera, en outre, dans le Sud-Est brésilien, des conditions climatiques très favorables à son développement, ce qui explique la vertigineuse croissance de la production brésilienne après les années 1820. Les conditions climatiques et le terroir expliquent aussi pourquoi il n'a pas été possible pour l'oligarchie du Nord-Est, y compris celle de Bahia, de se reconvertir dans la culture du café, laquelle, à la différence de la canne à sucre, ne nécessitait pas un gros investissement initial ni un développement technologique important, mais des conditions naturelles très spéciales.

Le dynamisme de l'économie du café à Sao Paulo, Minas Gerais et à Rio de Janeiro sera donc à l'origine du développement industriel plus rapide de ces États, après 1870, tout comme le sucre, auparavant, avait été la base de l'essor industriel de Bahia.

Production Brésilienne de Café et sa Participation dans le Marché Mondial
ANNÉES PRODUCTION (TON) PARTICIPATION MARCHÉ MONDIAL (%)
1821/30 190.560 18,18
1831/40 625.800 29,70
1841/50 1.102.020 40,00
1851/60 1.640.340 52,09
1861/70 1.746.180 49,07
In : Koshiba et Pereira, (1987, 226-232).

Par ailleurs, comme Fernando Henrique Cardoso l'a montré dans son livre sur l'esclavage au Brésil 56 , à l’opposé de Bahia et du Nord-Est d'une façon générale, dans certaines régions productrices de café le travail esclave reste minoritaire par rapport au travail salarié, notamment dans l'État de Sao Paulo. Les besoins croissants de main d'oeuvre pour la culture du café sont en effet assurés par l'arrivée en masse d'immigrants européens 57 , après l'interdiction du trafic négrier. De cette manière, s'implante dans ces régions une nouvelle dynamique sociale, plus propice aux investissements industriels que celle des autres États du pays, y compris Bahia.

Il faut ajouter aussi qu'à la fin de la guerre du Paraguay 58 , le gouvernement, pour atténuer ses difficultés financières, va intensifier sa politique de valorisation des produits d'exportation brésiliens. Mais, par contrecoup, les investissements pour la modernisation technologique, si nécessaires dans l'industrie sucrière décadente et dans les industries récemment implantées, sont devenus plus chers. Dans la mesure même où les excédents liés à l'exportation du café devenaient plus importants, les industries installées à Rio de Janeiro ou à Sao Paulo étaient moins sensibles aux difficultés d'importation que celles de Bahia, où, en raison de la crise du sucre, les possibilités d'accumulation de capitaux et d'investissements productifs étaient plus restreintes.

Dans ce contexte, l'abolition de l'esclavage en 1888 et la proclamation de la République en 1889 marquent une nouvelle étape dans la stagnation de Bahia 59 . Ces deux événements, orchestrés par les Militaires et par l'oligarchie du café de Sao Paulo, signifient à la fois le dernier coup pour l'industrie sucrière de Bahia - toujours dépendante du travail servile - et un relatif éloignement des groupes dominants bahianais des centres de décisions de la politique du pays. Cela correspond donc à un point d'inflexion de la position relative de Bahia. Dans l'ensemble de l'économie brésilienne, au cours des années qui vont suivre, cette position ne cessera de se dégrader, moins en raison d'un réel effondrement économique de Bahia que du ralentissement de sa croissance par rapport à celle d'autres États du pays.

Notes
54.

in Tavares (1987, 152).

55.

Parmi lesquels : Almeida (1977) ; Azevedo (1975) ; Azevedo et Lins (1968) ; Calmon (1978) ; Guimaraes (1982) ; Mariani (1977) ; Oliveira (1987), etc.

56.

Cardoso (1962).

57.

L'immigration au Brésil commence dès les années 1820, mais elle ne devient importante qu’après les années 1870. Selon Patarra, le nombre d'immigrants entrés au Brésil entre 1820 et 1876 fut de 350.117, nombre qui s'éleva à 1.927.992 entre 1877 et 1903, Pantarra (1986, 253).

58.

Sanglante guerre qui opposa l'alliance entre le Brésil, l'Uruguay et l'Argentine, au Paraguay entre 1865 et 1870.

59.

Ce qui explique l'évaluation négative portée par les élites économiques bahianaises sur ces deux événements, notamment l'abolition de l'esclavage. Cela, bien que la majorité de la population de Bahia soit d'origine noire. Un des porte-paroles de cette élite s'exprimera ainsi, encore dans les années 1950 : << Le processus de décadence (de Bahia) allait devenir plus intense avec la transformation du régime de travail de l'esclavage au travail libre, ou pseudo-libre, sans aucune programmation de la part du gouvernement pour faciliter la transition ... (...) Que l'on fasse abstraction des aspects moraux et humains du problème et que l'on imagine une économie basée, surtout, sur la production de 500 "engenhos" de sucre, lesquels, de son côté, dépendaient du travail esclave. On pourra voir, alors, comment cette économie a été atteinte dans ses bases par la dispersion et l'indiscipline des travailleurs et par la perte du capital qu'ils représentaient, et cela dans un moment où le produit était déjà en crise.>> (Mariani, 1977, 62-63). Remarquez que dans ce passage, il y a non seulement une interprétation économique de la question, mais aussi, une certaine hiérarchisation de cet aspect vis-à-vis des <<aspects moraux et humains de la question>>.