6.2. L'énigme bahianaise

On peut entrevoir à quel point l'État de Bahia avait pris du retard quand on sait qu'en 1912, il était classé, en ce qui concerne le nombre d'établissements industriels, à peine à la 12ème place. A cette époque, dans tout l'État, il n'y avait que 10.000 ouvriers industriels, alors qu'au Brésil dans son ensemble il y en avait déjà 150.481 en 1907 60 . Ce décalage est encore plus net en 1920 : selon les données du recensement industriel de cette année, sur un total de 275.512 ouvriers dans tout le Pays, ils n'étaient que 16.698 à Bahia.

Certains historiens de l'économie bahianaise qui se sont penchés sur cette question parleront de "l'énigme bahianaise" ou de "l'involution industrielle de Bahia", ce qui, dans certains discours des groupes dominants de l'État, sera repris en termes d'un passé d'opulence et de prééminence en opposition à une situation actuelle de stagnation économique et de perte du prestige politique de Bahia dans l'ensemble national. Ce discours sera la base d'un mouvement politique régionaliste assez répandu à Bahia dans les années 40 et 50. Mélangeant une argumentation passéiste (Bahia a connu un passé glorieux en opposition avec la précarité actuelle), à un côté revanchard (Bahia étant un État exploité par ceux du Sud-Est du Pays), les élites économiques et politiques de Bahia vont essayer de mobiliser la population de l'État afin de peser de tout leur poids dans les prises de décisions de l'État Fédéral. Ce processus a été exhaustivement étudié chez Guimaraes (1982), lequel montre comment se sont amalgamés , dans la Bahia des années 40 et 50, un discours régionaliste bahianais à un discours nationaliste assez puissant, avec des retombées importantes sur les pratiques des principaux groupes sociaux de l'État. On y reviendra.

Malgré tout, le retard économique de Bahia vis-à-vis des États du Sud-Est et de Pernambouc, État du Nord-Est où les effets de la crise de la fin du XIXème siècle ont été moins forts qu'à Bahia, ne donne lieu à des discours régionalistes qu'avec la Révolution de 1930. Et cela pour deux raisons. D'une part, parce que dans le cadre d'une économie agraire, comme l'était celle du Brésil, le poids relatif de l'industrie était encore trop faible pour provoquer des différences régionales de développement, ces différences étaient plutôt associées à l’incidence, sur le marché externe, des produits d'exportation de chaque région du Pays. De cette manière, les effets de la crise de l'industrie sucrière ont en partie été freinés, à Bahia, par la diversification de ses produits d'exportation et, surtout, par l'essor extraordinaire de la culture du cacao, dont l'État était le principal producteur, au début de ce siècle.

D'autre part, dans le cadre du pacte inter-oligarchique en vigueur après la proclamation de la République en 1889 et jusqu'à 1930, les états de la Fédération ont gardé maints pouvoirs en matière de législation et de taxation. À l'État central revenait le rôle de la Défense et de la direction de la politique économique du pays, laquelle se cantonnait, en ligne générale, au maintien d'un taux de change favorable aux exportations des produits primaires, veillant, en outre, à soutenir leurs prix, tout spécialement celui du café.

De sorte qu'il n'existait pas une véritable intégration économique et politique du pays, mais plutôt une coïncidence d'intérêts entre les oligarchies régionales, lesquelles n'avaient d'autres points en commun que la défense du modèle agro-exportateur dominant. Ce qui permettait à chaque État de mettre en place des barrières pour défendre certaines activités économiques d'expression seulement régionales. Dans ce système de quasi autarcie économique, les industries installées à Bahia ont pu survivre, nonobstant leur infériorité en termes de compétitivité et de qualité vis-à-vis des industries semblables du Centre-Sud du Pays 61 .

Cependant, la révolution de 1930 vient déstabiliser cet équilibre, accélérant ainsi le déclin économique de Bahia. Décadence non seulement économique cette fois, mais aussi politique, ce qui est important pour le rayonnement du régionalisme bahianais. Dans un premier temps parce que dans la coalition qui arrive au pouvoir avec Vargas, les groupes politiques traditionnellement dominants à Bahia ne sont pas présents. L'oligarchie bahianaise ayant soutenu les candidats officiels à l'élection présidentielle de 1930 (l'un de ses représentants y était même le candidat à la vice-présidence), il était normal qu'après le putsch qui mena Vargas au pouvoir, elle se voit éloignée des centres de décision, centres de décision désormais placés sous la houlette du Président de la République et du Gouvernement Fédéral. De plus, le gouvernement de l'État fut mis sous le contrôle d’un jeune officier de l'Armée, officier sans aucuns rapports avec les groupes politiques de Bahia et, de plus, originaire d'un autre État de la Fédération (Ceara), ce qui, pour les politiciens bahianais, fut plutôt perçu comme <<...l'occupation militaire de Bahia et l'usurpation du pouvoir au Brésil.>> 62

Un représentant de l'élite politique et économique de Bahia exprimera ainsi ce sentiment d'avoir été mis à l'écart :

‘<< La Révolution de 1930 a eu deux grandes conséquences sur les intérêts économiques de Bahia. La première fut la chute du prestige politique de l'État, lequel n'avait aucune affinité avec le mouvement victorieux, (...). La deuxième fut l'établissement de la volonté discrétionnaire du Président de la République comme pouvoir légiférant, y compris en matière de taxation ou assimilés, tel le commerce extérieur, par exemple. (...) dans tous les cas, Bahia s'est vue exclue de toute participation à l'élaboration des politiques gouvernementales.>> (Mariani, 1977, 64) 63 . ’

La cause de ce malaise peut être liée aussi, en dehors des effets politiques, au fait que sous le nouveau régime, Bahia devient fiscalement déficitaire, l'État Fédéral y dépensant moins que la valeur des impôts qui y étaient recueillis. En pratique, cela signifie le transfert de ressources de Bahia vers d'autres régions, comme le montre le tableau ci-dessous :

Tableau des Recettes Fiscales et des Dépenses de l'État Fédéral à Bahia (en CR$ 1.000,00)
ANNÉES RECETTE (R) DÉPENSES (D) "D"-"R"
1932 42.436 27.567 -14.869
1933 59.520 33.140 -26.380
1934 42.359 16.501 -25.858
1935 60.628 23.075 -37.553
1936 75.269 50.303 -24.966
1937 86.031 74.932 +11.099
Source : Annuaires Statistiques du Brésil entre 1936 à 1938. In : Gabrielli (1975, 42).
CR$ : Cruzeiros

En plus, dans la foulée du processus de centralisation politique qui s’ensuit, les états perdent maintes de leurs attributions, entraînant par contrecoup la fin des barrières fiscales régionales qui protégeaient les industries de Bahia, lesquelles, de par leur constitution interne, ne pouvaient pas bénéficier des mesures gouvernementales d'aide à l'industrialisation. Parmi ces mesures, l'adoption de taux de changes facilitant l'importation de biens de productions et incitant à l'installation de nouvelles industries dans le pays, impliquait une baisse de rentabilité de la production agricole, d'où l'oligarchie de Bahia tirait, nous l’avons vu, le gros de ses profits. C'est le début de ce que l'économiste Francisco de Oliveira (1985 et 1987) décrit comme l’homogénéisation du marché interne et l'internalisation de la dynamique du développement brésilien. La conséquence de ce processus à Bahia fut l'accroissement de la distance la séparant des états les plus développés du Brésil et sa marginalisation économique.

La stagnation économique de Bahia, après les années 30, est visible quel que soit l’angle sous lequel on envisage la question et quel que soit l'indice qu'on emploie. La baisse de sa participation relative dans le PIB, dans l'activité industrielle et même dans la démographie, sont indéniables. Ainsi, en 1941 l'industrie bahianaise employait 23.021 ouvriers (2,4 % du total brésilien), moins que les 23.361 recensés entre 1939 et 1940, quand ils représentaient 3,0 % de la force de travail industriel du Pays. Dans la même courte période, la participation de Bahia dans la production industrielle brésilienne chute de 1,8 % à 1,1 % 64 . On peut noter que la participation de l'État dans la production industrielle nationale baissait plus vite que sa contribution à la force de travail, indice d'une moindre productivité du travail à Bahia qu'ailleurs.

Ce dernier aspect pourra être mieux visualisé par la comparaison entre la production industrielle et le nombre d'ouvriers dans les principales villes brésiliennes.

Tableau des principales villes industrielles du Brésil (1954)
VILLES Production Industrielle en 1.000 CR$ (P) NOMBRE D' OUVRIERS (O) "P"/"O" en 1.000 CR$/ouvrier
Sao Paulo 102.774.602 439.111 234,05
Rio de Janeiro 38.706.029 213.799 181,04
Porto Alegre 5.354.753 28.681 186,70
Recife 3.477.717 25.443 136,69
Belo Horizonte 3.088.915 18.724 164,97
Niteroi 2.751.378 16.448 167,28
Salvador 2.554.334 15.303 166,92
Curitiba 2.412.635 14.564 165,66
Source : Santos (1958, 4).
CR$ = Cruzeiros

En 1954, chaque ouvrier industriel dans la ville de Sao Paulo produisait en moyenne 234.050,00Cr$ par an, tandis qu'un ouvrier employé dans l'industrie de Salvador n’en produisait que 166.920,00 pendant la même période. C’est le signe d'une productivité du travail beaucoup plus élevée à Sao Paulo qu'à Bahia. Ce qui, au vu de la structure industrielle de l'État, n'est pas très étonnant : des 514 établissements industriels de Salvador, 81,5 %, soit la grande majorité, avait moins de 20 ouvriers et seulement 8 avaient plus de 200 employés. L'industrie bahianaise restait donc une industrie en majorité artisanale. De même, dans la ville de Sao Paulo, en cette même année, il y avait 29 fois plus d'ouvriers qu'à Salvador, indice très éclairant du retard industriel non seulement de la ville de Salvador elle-même, mais de tout l'État de Bahia, car 60 % de l'industrie bahianaise était située dans la capitale de l'État.

Il faut souligner, néanmoins, que cette perte d'importance n'était pas seulement industrielle. À l'instar de cette activité, l'agriculture et les services bahianais ne suivirent pas le rythme de croissance du Pays dans son ensemble 65 (en moyenne 4,71 % par an entre 1930 et 1940 et 5,49 % par an entre 1940 et 1947), ce qui a eu des répercussions

sur la participation de l'économie bahianaise dans le PIB brésilien, laquelle passe de 4,48 % en 1939 à 4,08 % en 1948 et à 4,04 % en 1958.

Population de L'Etat de Bahia et sa participation sur la Population du Pays
ANNÉE POPULATION BAHIA (en 1.000 habitants) % SUR POPULATION DU PAYS
1890 1.921,4 13,4
1900 2.117,9 12,2
1920 3.334,5 10,9
1940 3.918,1 9,5
1950 4.834,6 9,3
1960 5.920,4 8,4
1970 7.493,5 8,0
Source : Patarra (1986, 259).

A cette perte d'importance économique et politique il faut ajouter aussi une perte d'importance démographique. Ici encore, non que la population de Bahia commence à diminuer mais, tout en s’accroissant, cette population pèsera moins sur la population totale du Pays, comme on peut le voir dans le tableau ci-dessus.

La perte d'importance démographique, liée à l'émigration grandissante d'une partie de la population de Bahia 66 vers le Sud-Est du pays, touche aussi la ville de Salvador. En effet, après avoir été dépassée par Rio de Janeiro au XVIIIème siècle, Salvador maintiendra sa deuxième place parmi les villes les plus peuplées du Brésil jusqu'à la fin du XIXème siècle. A partir de cette époque, la vertigineuse croissance d'autres villes, spécialement de Sao Paulo, entraîne une baisse de l'importance démographique de la capitale de l'État de Bahia, processus concomitant de son déclin économique. Ainsi, en 1950, Salvador était encore la quatrième ville du Pays - derrière Rio de Janeiro, Sao Paulo et Recife, mais suivi de très près par Porto Alegre et Belo Horizonte. Le graphique qui suit, illustre bien ce processus, car il montre qu'à partir de 1900 Salvador a eu les plus bas taux de croissance de population parmi les grandes villes brésiliennes.

Population et Taux de Croissance Géométrique des Principales Villes du Brésil
ANNÉES / TAUX DE CROISSANCE
Villes 1890 1900 1920 1940 1950 1890 à 1900 1900 à 1920 1940 à 1950
Belem 50.064 95.560 236.402 164.673 225.218 6,8 4,6 3,2
Fortaleza 40.902 48.369 75.536 140.901 205.052 1,7 2,5 3,8
Recife 111.556 113.106 238.843 323.177 512.370 0,1 3,8 4,7
Salvador 174.412 205.813 283.422 290.443 389.422 1,7 1,6 3,0
Belo Horizonte - 13.472 55.563 177.004 338.585 - 7,3 6,7
Rio de Janeiro 522.651 811.443 1.157.873 1.519.010 2.303.063 4,5 1,8 4,2
Sao Paulo 64.934 239.820 579.033 1.258.482 2.017.025 14,0 4,5 4,8
Porto Alegre 52.421 73.674 179.263 259.246 375.049 3,5 4,5 3,8
Source : Recensements Brésiliens, in Patarra (1986, 262).

Ainsi, l'histoire de Bahia peut être résumée en peu de mots : après avoir été une des plus importantes régions économiques du Pays, Bahia était devenu un État décadent au cours du XXème siècle. A la veille des années 1950, c’était encore un État agricole, essentiellement agricole 67 comme l'on disait à l'époque, avec une faible activité industrielle et un poids économique non significatif dans l'ensemble de l'économie brésilienne. Ce n'est pas donc un hasard si, dans les années 30, dès la découverte du pétrole dans la région autour de Salvador, ce produit a été reconnu par les Bahianais comme étant la dernière chance qu’avait Bahia de rattraper son retard...

Ce parcours historique, retracé ici de façon très schématique, a donné naissance à plusieurs analyses et interprétations différentes, dont certaines ont été abordées ici. Mais sur un point, il y avait un certain consensus : jusqu'à très récemment les études historiographiques sur Bahia portant sur la période coloniale et sur le XIXème, soulignaient la lente perte de vitesse économique de l'État après avoir été la région la plus riche du pays. C'est la problématique de ce qu'est convenu de nommer l'énigme bahianaise.

Nous nous intéresserons ici à la portée politique de ces analyses. Car comme nous le rappelle Giddens (1987), toute connaissance produite par les sciences humaines peut se prêter à un usage social, indépendamment de la volonté des chercheurs. Ainsi, ces études historiques renforçaient indirectement l'emprise sociale des discours de la classe dominante bahianaise, discours qui soulignaient le passé glorieux de Bahia en comparaison avec sa situation actuelle.

Un discours qui avait une cible définie : la centralisation politique et économique issue de la révolution de 1930. Et un objectif clairement identifié : obtenir un rééquilibrage des rapports de pouvoir entre les élites régionales dans le pays.

Le recours des tenants de ce discours régionaliste 68 à l'histoire, vient nous montrer qu'à Bahia le passé a une importance assez particulière. Dans cet État, le futur se dessine (et se légitime) en faisant ressortir ses liens avec le passé. Autrement dit, dans les discours publics à Bahia, la référence au passé est un moyen important de légitimation.

Notes
60.

In Azevedo (1975, 17) et Singer (1986, 213).

61.

L'industrie bahianaise à cette époque était en grande partie artisanale. En 1930, des 2.024 entreprises industrielles existantes, seulement 61 employaient plus de 12 ouvriers, 158 en employaient entre 6 et 12, 600 entre 1 et 6 et rien moins que 1.325 entreprises employaient seulement 1 ouvrier, (Azevedo, 1975, 35).

62.

Cité par Tavares (1987, 184).

63.

L'auteur de ces phrases peut être considéré comme un authentique représentant des groupes dominants de Bahia. Directeur d'une des traditionnelles banques de Bahia dans les années 40, à plusieurs reprises nommé ministre d'État, il sera un des chefs de file de la reconversion de la bourgeoisie bahianaise dans la pétrochimie lors de l'implantation d'un pôle pétrochimique à Bahia dans les années 70.

64.

In Gabrielli (1977, 35 et 39).

65.

La participation de l'Agriculture de Bahia sur la rente agricole brésilienne passe de 6,04 % en 1939 à respectivement 5,59 % et 5,41 % en 1948 et 1958. De même, le secteur des services de l'État passe de 4,35 % en 1939, à 3,99 % en 1948 et à 3,95 % en 1958. Ces données, ainsi que celles citées dans ce paragraphe, sont extraites de Szmrecsànyi (1986, 144).

66.

Selon des données citées par Patarra (1986 : 265), 368.600 personnes ont émigrés de l'État de Bahia entre 1920 et 1950. Pendant la même période les états de Rio de Janeiro et Sao Paulo ensemble reçoivent 1.278.000 immigrés

67.

En 1948 l'Agriculture correspondait à 43,48 % du Produit Interne de Bahia, tandis que l'industrie ne participait que pour 7,78 %, Szmrecsànyi (1986,142.)

68.

Discours exhaustivement étudié par Guimarães (1982) ; qui montre les liens entre le régionalisme des élites bahianaises et leur désarroi après les événements politiques de la décennie de 1930.