6.3.1. Le pétrole et le renouveau de la dynamique socio-économique de Bahia

L’importance accordée au pétrole dans les discours et dans les stratégies des élites économiques de Bahia reflétait l'impact de l'industrie pétrolière dans l’économie et dans la société bahianaise. Il n'est même pas excessif d'affirmer que c'est à partir de l'arrivée de cette activité productive que l'État de Bahia reprend de l'élan et que son économie se redynamise. Car, si en 1950 l’économie bahianaise était en pleine stagnation, comme on l’a vu plus haut, l'intensification des activités de l’industrie pétrolière, notamment après la création de PETROBRAS en 1954, allait redonner une vie nouvelle à l’économie de l’État.

En effet, bien que les premières découvertes de pétrole dans le sous-sol de Bahia datent de la fin des année 30, pendant toute la décennie de 1940, les activités pétrolières y sont restées non significatives. Outre l’indécision des gouvernements vis-à-vis de la politique pétrolière à adopter, plusieurs facteurs ont contribué à établir cette situation, notamment le manque de moyens techniques et financiers de la part de l'organe public chargé de l’exploitation du pétrole à l’époque (le CNP).

Ainsi, par exemple, les dépenses annuelles du CNP, toutes dépenses comprises, n’ont pas dépassé les 250.000,00 US$ en 1939, somme insignifiante quand il s’agit de l’industrie pétrolière. Les valeurs dépensées dans les années suivantes, malgré des montants plus significatifs, n’étaient pas davantage appropriées pour assurer le développement de l’industrie pétrolière : 1.500.000,00 US$ par an entre 1940 et 1943 ; 2.500.000,00 par an entre 1944 et 1945 (Smith, 1978 : 60, 62 et 64).

Qui plus est, les difficultés d’accès aux régions productrices, lesquelles, bien que situées dans une région proche de Salvador (le Recôncavo), n’étaient pas reliées par un réseau routier très performant, rendaient difficiles les activités pétrolières dans la région.

En conséquence, la production de brut restait insignifiante : en 1945, elle n’a pas dépassé les 217 Baril/jour de pétrole, correspondant à seulement 0,6 % de la consommation brésilienne, qui atteignait déjà 34.021 Baril/jour. Cinq années plus tard, en 1950, pour une consommation nationale de 96.560 Baril/jour, la production, elle, ne dépassait pas les 930 Baril/jour, soit à peine 1 % de la consommation. Reflet de l’insignifiance de l’industrie pétrolière à Bahia à cette période, le nombre d’employés du CNP : à peine 342 en 1945 (Oliveira Jr., 1994 :90).

L’industrie pétrolière commence à devenir importante à Bahia à partir de 1950. C’est alors que l’ouverture d’une raffinerie de pétrole aux alentours de Salvador donne un véritable statut économique à cette industrie dans cet État. Ce processus gagne de l'ampleur après la création de l’entreprise nationale du pétrole (PETROBRAS), en 1954, avec l’expansion remarquable des activités pétrolières qui s'ensuit. à partir de ce moment, l’industrie pétrolière dont le poids symbolique se faisait déjà sentir, gagne une dimension plus visible : dorénavant, l’industrie pétrolière va devenir le secteur clef de toute l’économie bahianaise, animé d'incontournables débats et enjeux.

Lorsqu’elle entre en fonction, la Raffinerie Nationale de Pétrole 70 (la première raffinerie appartenant à l’État au Brésil), était prévue pour raffiner seulement la petite production pétrolière du Recôncavo 71 bahianais ; ce qui explique sa petite taille initiale, à peine 400 m3/jour de capacité de raffinage pour un effectif d’environ 400 employés. A vrai dire, elle avait une signification plus symbolique qu'économique (elle était censée démontrer la capacité de l'Etat d'assurer le développement de l'industrie pétrolière du pays).

Le choix technologique adopté dans cette raffinerie, basé essentiellement sur le "cracking" thermique, ainsi que la décision de la placer dans une région proche des zones productrices (et non des centres consommateurs), ne laissent pas de doute sur le caractère expérimental de l'initiative. Le "cracking" thermique, outre le déphasage technologique de cette technique vis-à-vis des techniques de raffinage les plus modernes pratiquées à l'époque, ne permettait l’obtention que d’un petit nombre de dérivés du pétrole ; justement les dérivés aux valeurs ajoutées les plus faibles. Ce choix technologique restera très controversé parmi les techniciens et responsables de l’industrie pétrolière, surtout en raison des difficultés d’adaptation de la technologie initiale aux changements techniques survenus suite aux agrandissements successifs de Mataripe.

Malgré tout, au fur et à mesure que la production de pétrole de Bahia augmentera, la raffinerie de Mataripe sera modernisée et agrandie. Il en va de même pour le nombre d’ouvriers qui ira croissant. De cette façon, déjà en 1953, a lieu le premier agrandissement de Mataripe, doublant sa capacité de raffinage, laquelle passe de 400m3/jour à 800m3/jour ; en 1955, un nouvel accroissement porte cette capacité à 1.600m3/jour.

Tout cela pour faire face à la production de brut qui ne cessait de croître dans la région productrice de Bahia. Cette production qui était de l'ordre de 430 m3/jour en 1954, passe à 880m3/jour en 1955 et à 1.760m3/jour en 1956, obligeant ainsi les responsables de PETROBRAS à prévoir d’autres extensions pour la Raffinerie de Mataripe, ainsi que des transformations technologiques plus adaptées aux caractéristiques physico-chimiques du pétrole bahianais.

Vers la fin des années 50, résultat d’une politique plus agressive en termes d'exploration et de forage de PETROBRAS, la production de brut atteint des niveaux inattendus. Entre 1954 et 1960, par exemple, elle s’est vue multipliée par 30, atteignant 12.900 m3/jour, l’équivalent de 30 % de la consommation interne du pays. Face à cette croissance accélérée de la production pétrolière à Bahia, la direction de PETROBRAS décide de transformer la raffinerie de Mataripe en une véritable raffinerie moderne, notamment par l’introduction de la technique du cracking catalytique et par l’augmentation de la capacité de raffinage à 6.600 m3/jour. Dans la mesure où cette décision aura des retentissements sur le niveau de qualification et sur la politisation de la main d’oeuvre de PETROBRAS à Bahia, nous reviendrons sur ce thème plus tard. Pour l’instant, il suffit de souligner que cette croissance rapide des activités pétrolières (aussi bien de l’exploration que de la production et du raffinage) à Bahia entraînera plusieurs modifications dans la structure économique et dans la vie sociale.

Ces effets seront visibles tout d’abord par l’accroissement du nombre de salariés dans l’industrie du pétrole. Bien que l’état des archives de PETROBRAS 72 pour la période d’avant 1960 ne nous permette pas d’établir avec certitude le nombre exact de ses salariés pendant les années 50, plusieurs indices, recueillis au travers de sources différentes, démontrent la croissance vertigineuse de l’effectif de l’entreprise pétrolière à Bahia, au cours de la décennie 1950.

Le tableau suivant, par exemple, établi par la géographe Maria A. Silva (1972) sur la base d’un échantillon de 40 % des fichiers individuels de tous les employés de PETROBRAS à Bahia en 1971, met en évidence que jusqu’à cette époque, le plus grand nombre d’embauches réalisées par l’entreprise avaient eu lieu entre l950 et l960, 7l % du total plus précisément.

Tableau d'embauche par année et par secteur à petrobras (seulement 40 % des fichiers consultés)
période travailleurs embauchés dans le raffinage travailleurs embauchés dans l'extraction
jusqu’à1950 83 168
1951 28 54
1952 50 87
1953 27 137
1954 90 128
1955 61 149
1956 73 265
1957 64 499
1958 112 378
1959 153 263
1960 75 96
1961 40 50
1962 54 62
1963 70 32
1964 12 116
1965 8 35
1966 - 147
1967 - 65
1968 - 33
1969 - 5
1970 - 3
TOTAL 1.000 2772
Source : Silva(1972 ; 35)

Ceci explique qu’en décembre 1958, PETROBRAS employait directement déjà 6.853 travailleurs à Bahia ; nombre qui, pour les seuls ouvriers des activités d’exploration et de production de pétrole, avoisinait les 10.000 en 1960 ; à ceux-là, il faut ajouter aussi les employés de la raffinerie de Mataripe qui, d’après le journal A TARDE du 13/06/61, étaient environ 3.000. Ainsi, les 13.000 salariés de PETROBRAS représentaient 26 % des 50.000 emplois industriels de l’État de Bahia en 1960. Néanmoins, à partir de cette date, l’effectif bahianais de PETROBRAS tend à se stabiliser : en 1964 il était de 13.238 employés, donc à peine plus important qu’en 1960 73 .

Le poids de l'industrie du pétrole sur le marché du travail de Bahia ne s'est pas limité au nombre d'ouvriers qui y étaient occupés. Au niveau de la qualification et des salaires, la politique menée par PETROBRAS représenta un changement vis-à-vis du modèle dominant dans l'industrie bahianaise.

En 1960, par exemple, 64 % des travailleurs du pétrole à Bahia gagnaient entre 6.001,00 et 10.000,00 CR $, ce que seulement 0,9 % de la population active de l'État percevait (Oliveira, 1987 :65). Les salaires plus élevés de l'entreprise pétrolière étaient le reflet d'un niveau de qualification plus important : en 1964, 80 % des employés de PETROBRAS étaient considérés comme qualifiés ou semi-qualifiés (Erdens, 1973 :30). Ce qui explique que 60 % des techniciens travaillant dans l'industrie de Bahia étaient des employés de PETROBRAS en 1960.

Mais, plus encore que par ces conséquences directes, l’influence de PETROBRAS s’est faite sentir à Bahia par des effets indirects. Ainsi, les ressources financières investies par l’entreprise du pétrole à Bahia, que ce soit sous la forme de salaires 74 ou d’achats réalisés sur le marché bahianais, vont favoriser le développement du commerce et des services. Le nombre de personnes occupées dans le commerce bahianais, par exemple, passe de 43.925 en 1950 à 61.554 en 1960 ; de même, dans les services, le nombre de salariés augmente de 24.350 en 1950 à 30.557 en 1960.

Comme conséquence de ces tendances sur le marché du travail, l’emploi total dans les activités non agricoles à Bahia passe de 104.643 à 142.134, ce qui représente une croissance de 36 % en termes absolus 75 .

Le poids des activités pétrolières dans ce processus peut être rendu visible par la comparaison entre les investissements de PETROBRAS et le PIB de Bahia (voir tableaux ci-après). Si en 1955 les investissements de PETROBRAS correspondaient à 1 % du PIB et à 8,1 % du PIB industriel de l’État, en 1960 ces investissements représentaient respectivement 6,6 % et 55,9 %. Ces valeurs sont proches de celles de 1966, quand PETROBRAS contribuait à hauteur de 6,1 % du PIB de Bahia.

Participation des investissements de petrobras dans le PIB de Bahia (1955-1966) valeurs en millions de cruzeiros de 1973
PIB de Bahia Investissements de PETROBRAS %
ANNÉE TOTAL(a) Industrie(b) Totaux(c) Raffinage (d) c/a c/b d/b
1955 3.958,8 470,9 38,1 5,8 1,0 8,1 1,2
1956 4.154 536,1 73,2 18,8 1,8 13,7 3,5
1957 4.644,4 609,3 192,1 86,9 4,2 31,7 14,3
1958 5.020,9 654,7 338,3 189,9 6,4 51,6 29,0
1959 5.078,9 642,9 375,5 239,2 7,4 66,9 37,2
1960 5.496,2 643,9 360,0 141,6 6,6 55,9 22,0
1961 5.240,0 570,1 345,3 57,4 6,6 60,6 19,1
1962 5.575,0 470,6 375,8 65,4 6,7 79,9 13,9
1963 5.385,2 502,2 382,7 44,5 7,1 76,2 8,9
1964 6.108,3 519,4 363,0 52,7 5,9 69,9 10,2
1965 6.732,2 548,4 447,8 34,6 6,7 81,6 6,3
1966 6.842,1 597,6 415,3 48,0 6,1 69,5 8,0
Source : FGV et PETROBRAS, cité par Azevêdo, 1975 : 71 et 95.

Si ces valeurs, en ce qui concerne le PIB total de l’État (PETROBRAS y prenant part pour 6 à 7 % après 1958), montre l'importance certaine des activités pétrolières pour l’économie bahianaise, ce sont les données concernant le rapport entre les dépenses de l’entreprise du pétrole et le PIB industriel bahianais qui nous permettent de regarder de plus près l’influence du pétrole dans le regain de dynamisme de l’économie de l’État. PETROBRAS à elle seule, en effet, était responsable, dans les années 60, pour plus de 50 % (83 %, en 1965) de toute la production industrielle de l'État.

Toujours dans le cadre des effets indirects du pétrole sur l'économie de Bahia, il faut citer les achats réalisés par PETROBRAS chez les commerçants bahianais. Le tableau ci-après nous indique, en pourcentage, la participation des achats réalisés par l'entreprise nationale du pétrole dans le commerce de Salvador, par rapport au total des investissements de l'entreprise dans l'État. Ainsi, entre 1958 et 1963 l'entreprise pétrolière consacra systématiquement plus de 20 % de ses investissements dans l'État, à l'achat, dans le commerce de Bahia, de produits nécessaires à son activité.

Investissements de PETROBRAS à Bahia (%)
ANNÉE ACHATS A SALVADOR CONSTRUCTION DE ROUTES SALAIRES TOTAL
1958 21,5 34,2 44,3 100
1959 34,0 17,4 48,6 100
1960 27,5 19,5 53,0 100
1961 27,7 17,4 54,9 100
1962 28,4 8,8 62,8 100
1963 20,1 6,1 73,8 100
1964 18,0 2,7 79,3 100
1965 20,4 10,0 69,6 100
1966 14,4 4,8 80,8 100
1967 10,5 1,5 88,0 100
1968 9,6 1,2 89,2 100
1969 - 1,9 98,1 100
Source : Azevedo (1975 :98).

En plus des achats directs, l'entreprise eut une action importante dans la construction et l'entretien du réseau routier bahianais. Selon la géographe Déa Erdens (1973 : 44) PETROBRAS aurait été directement impliquée dans la construction de 588,4 Km de routes bitumées dans l'État de Bahia ; sans compter les routes construites par le gouvernement de l'État mais en partie financées par l'entreprise du pétrole. Bien que ces routes restent concentrées dans les zones productrices de brut, elles ont été importantes pour relier ou améliorer les liaisons routières entre Salvador et les villes pétrolières de Bahia ; ceci renforcera, par contrecoup, la position de Salvador en tant que métropole régionale.

Une des conséquences indirectes de l'existence de réseaux routiers rendant possible les déplacements quotidiens entre le lieu de travail et le lieu de résidence, sera qu'un nombre de plus en plus important de travailleurs de PETROBRAS choisiront la capitale de l'État comme lieu d'habitation. Si, au début de l'activité pétrolière, dans les années 50, la majeure partie des employés de PETROBRAS étaient obligés d'habiter dans les villes proches des unités de production de l'entreprise (au niveau du raffinage il y avait même une ville ouvrière), ils étaient déjà environ 44 % à habiter Salvador en 1971 (Silva, 1972) ; pourcentage qui dans les années 80 avoisinera les 80 %. Ce fait est important, car il nous aide à comprendre pourquoi les effets de l'industrie pétrolière ont été plus marqués à Salvador que dans les autres villes de l'État.

L'ensemble de ces données met en évidence le poids de PETROBRAS et de l'industrie pétrolière sur l'économie bahianaise au cours des années 50 et 60. Le résultat de ce processus fut une relative revitalisation de l'économie de l'État, où l'activité industrielle crut à des taux annuels de 8,9 % entre 1949 et 1959 (période de démarrage et d'expansion accélérée des activités pétrolières) ; taux qui retombent à 4,5 % entre 1959 et 1965 (période de stabilisation de l'industrie pétrolière à Bahia).

Dès lors, on comprend pourquoi l’industrie pétrolière avait tant d’importance dans les discours politiques à Bahia pendant les années 50 et 60. Dans le contexte d’un État soumis à un processus de perte de vitesse économique et de perte de prestige politique de ses élites au niveau national, le développement des activités pétrolières fut perçu comme une bouffée d’air frais, l'oxygène capable de redonner vie et vigueur à l’économie et à la société bahianaise.

Notes
70.

Plus connue à Bahia sous le nom de Raffinerie de Mataripe ou, tout simplement, de Mataripe - en référence au lieu-dit où elle est située. Ici, on gardera ces deux dénominations, ainsi que celle de RLAM, sigle de la Raffinerie Landulpho Alves de Mataripe, son nom officiel depuis octobre 1955.

71.

Région qui entoure la baie de Tous les Saints, à l'entrée de laquelle Salvador de Bahia est située.

72.

Nous n'avons pas eu accès à toutes les archives de l’entreprise. Mais, tout du moins pour les archives auxquelles nous avons eu accès, cela est valable. Ceux qui ont été amenés à travailler avec des archives au Brésil ont pu souvent remarquer, l'état déplorable dans lequel se trouvent ces archives. Le souci de la préservation de la mémoire au Brésil est un phénomène assez récent. En ce qui concerne l’état des archives les plus anciennes de PETROBRAS, une bonne indication nous est donnée par le fait que dans une publication de l’entreprise de 1994, censée retracer l’évolution de sa croissance, parmi les différentes données statistiques citées, les seules à ne pas être répertoriées au delà des années 60 sont celles qui font référence aux Ressources Humaines.

73.

Les données avancées dans ce paragraphe proviennent de sources différentes. Les données pour décembre 1958 ont été publiées par le quotidien A TARDE le 20/01/59, dans le cadre de la Conférence du Pétrole. Déjà les données concernant le nombre de salariés à PETROBRAS pour l’année 1960 sont avancées par l’économiste Francisco de Oliveira dans son étude sur la conscience de classe à Bahia (1987 : 63) ; pour le nombre de salariés dans l’industrie bahianaise nous avons utilisé l’étude de Castro (1995) sur la dynamique du marché du travail à Bahia depuis 1950 ; finalement, pour l’année 1964 nous avons utilisé la thèse de la géographe Déa Erdens (1973), laquelle a pu consulter les archives de l’entreprise en 1971.

74.

Le total des salaires payés par PETROBRAS à Bahia correspondait à 10,4 % de tout le PIB industriel de l’Etat en 1960. Pourcentage qui monte à 17 % en 1961 et à 48 % en 1962, d’après les données citées par Azevêdo(1975 : 89).

75.

Données adaptées de l’étude de Castro sur la dynamique du marché du travail à Bahia, (Castro, 1995 :16).