6.3.3. Les conséquences de l'industrialisation à Bahia

Tout ce processus, dont l'industrie pétrolière fut la première manifestation, entraîna de profondes transformations dans la structure et dans la vie sociale de l'État de Bahia.

Le développement industriel fit augmenter le poids des travailleurs industriels dans le marché du travail bahianais, en même temps qu'il provoqua, par ses effets indirects, la montée du salariat dans l'économie de l'État (cf. tableau ci-après). De surcroît, l'industrialisation fut une des causes des migrations vers les villes, surtout en direction de Salvador et de sa région urbaine.

Cela en raison de plusieurs facteurs. Tout d'abord, par la croissance de l'emploi industriel et des services : entre 1950 et 1980, 97.152 nouveaux emplois industriels ont été créés ; de même, dans le commerce et dans les services 294.318 nouveaux postes ont été offerts ; Et si l'on compte l'emploi non urbain, 758.237 emplois ont été créés dans l'ensemble de l'économie bahianaise. En conséquence, le travail salarié devient majoritaire dans l'État de Bahia à partir de 1980 ; l'arrivée de PETROBRAS, puis après, d'autres industries, fut à l'origine de l'expansion de rapports sociaux monétarisés, notamment à travers le salariat, dans la société bahianaise.

Participation des salariés dans la population active de Bahia (%)
ANNÉE Participation du salariat dans la population active totale Participation du salariat dans la population active non-agricole
1950 36,9 65,2
1960 30,4 60,6
1970 40,0 71,2
1980 53,8 71,6
Source : Castro, 1995 :31.

Non que la monnaie, et les rapports monétarisés, étaient inexistants à Bahia, mais dans le cadre d'une société où l'agriculture de subsistance et les rapports non monétarisés étaient très développés, comme c'était le cas de la société bahianaise d'avant 1950, les échanges strictement monétaires étaient minoritaires. C'est dire toute l'importance économique, et aussi symbolique, du développement des activités industrielles à Bahia.

Cependant, cela ne signifie pas que les nouvelles industries, ou les activités induites par elles, aient intégré dans le marché du travail formel toute la population 'marginale' de Bahia. Comme on peut l'observer dans le tableau ci-dessous, l'augmentation relative des salariés n'a pas signifié pour autant une réduction importante des travailleurs autonomes, synonyme du sous-emploi au Brésil.

Catégories Professionnelles de la population active non-agricole de Bahia (%)
ANNÉE
CATÉGORIES PROFESSIONNELLES 1950 1960 1970 1980
EMPLOYÉS 65,2 60,6 71,2 71,6
EMPLOYEURS 3,9 1,6 1,3 1,7
AUTONOMES 28,6 36,2 26,9 26
NON-REMUNERES 2,3 1,6 0,6 0,7
TOTAL 100 100 100 100
Source : Castro 1995 : 32.

Liée étroitement à l'arrivée des industries, l'urbanisation prend de l'essor à Bahia. Et, dans la mesure même où la plupart des nouvelles activités économiques se sont installées autour de Salvador (en 1980, 50 % des industries bahianaises y étaient concentrées), c'est là que les effets de la croissance urbaine se feront sentir le plus fortement.

Entre 1950 et 1991, la population de la seule ville de Salvador est multipliée par 5,1 (un des taux de croissance les plus forts parmi les grandes villes brésiliennes) ; la plaçant, ainsi, au rang de troisième ville la plus peuplée du Brésil : avec une population de 2.056.000 d'habitants, elle dépassait légèrement la population de Belo Horizonte, capitale du puissant État de Minas Gerais 82 . Cette urbanisation accélérée profite aussi aux autres villes proches de Salvador. Sa région urbaine qui n'avait que 463.300 habitants en 1950, en possédait 5,3 fois plus en 1991 : 2.472.000.

Cette croissance démographique induit une activité débordante de l'industrie du bâtiment à Salvador. A tel point que vers le milieu des années 80 Salvador était la deuxième ville, juste après São Paulo, en nombre de constructions de bâtiments d'habitation dans le pays. Cette fièvre de la construction change le visage de la ville : des nouveaux quartiers émergent dans un court laps de temps ; le centre commercial et administratif se déplace vers des zones plus ouvertes et moins congestionnées que le vieux centre historique. De grandes avenues sont ouvertes pour faciliter le trafic urbain, surtout en direction des nouveaux quartiers résidentiels.

Ces transformations de l'espace urbain de Salvador ont lieu en moins de dix ans, surtout à partir de 1975. Des données citées par Ferreira (1985 : 228), montrent que sur les 243 entreprises de construction de bâtiments en activité à Salvador en 1981, 54 % avaient été crées depuis 1975. L'installation du Pôle Pétrochimique de Camaçari à partir de cette date, avec la création, en moins de 5 ans, de plus de 20.000 emplois industriels directs relativement bien payés 83 , a sans doute joué un rôle important dans ce processus.

Ainsi, en relativement peu de temps, de profondes transformations économiques et sociales ont eu lieu à Bahia. État décadent et agraire en 1950, il devient un État doté d'une importante concentration industrielle dans les domaines de la chimie et de la pétrochimie, fers de lance de la dynamique de l'économie régionale.

De plus, la ville de Salvador qui, à l'instar de l'État dont elle est la capitale, était en déclin économique et en perte de vitesse démographique par rapport aux autres grandes villes du pays, regagne du dynamisme 84 .

Ces transformations n'ont pas été provoquées par une seule cause, ou par un seul type de facteurs : les caractéristiques géographiques de l'État de Bahia, ses matières premières, les politiques menées par le gouvernement fédéral et par le gouvernement de l'État, etc. en sont les principaux, mais pas les seuls. A l'instar de Guimarães (1982), ce que nous avons essayé de montrer ici est l'importance qu'a pris un certain régionalisme bahianais dans ce processus.

Non que le régionalisme à lui seul puisse tout expliquer ; tout compte fait, les acteurs régionaux de Bahia ne maîtrisaient pas toutes les données de la politique nationale. Cependant, le régionalisme a été une idéologie assez mobilisatrice au sein des élites régionales et, même, pendant un certain temps, des classes populaires à Bahia, pour qu'on le prenne au sérieux.

Mais, pourquoi le régionalisme a-t-il pu être si puissant à Bahia ? C'est autour de cette question que nous souhaitons maintenant développer quelques réflexions générales ; cela, sans avoir nullement la prétention d'épuiser un thème vaste et complexe, qui vaudrait, à lui seul, une thèse.

Notes
82.

Ce qui peut être expliqué par la concentration de la population récemment émigrée de la campagne vers la ville de Salvador ; tandis qu'ailleurs cela se faisait aussi vers les villes de la région urbaine. Ainsi, si Salvador est la troisième ville du pays en population, sa communauté urbaine n'occupe que la sixième place. Malgré tout, que ce soit pour les données de la ville elle-même ou de la région urbaine, la capitale de Bahia est parmi celles qui a eu les taux de croissance les plus élevés depuis les années 50, au Brésil.

83.

En août 1980, les salaires les plus bas sur l'échelle salariale de ces travailleurs se situaient autour de 4,5 salaires minimums, pouvant monter jusqu'à 15 salaires minimums pour les techniciens et jusqu'à 50 pour les ingénieurs. Pour avoir une idée de la valeur relativement élevée de ces salaires, il faut les comparer avec les revenus moyens de la majorité de la population de Bahia : à la même époque 37,1 % des familles disposaient d'un revenu familial ne dépassant pas trois salaires minimums et seulement 28 % des familles avaient un revenu familial supérieur à 8 salaires minimums. Ces données ont été extraites de Ferreira (1985 : 100 et 136).

84.

Bien que cela dépasse le cadre spatio-temporel de cette thèse, il faut souligner ici que ce dynamisme perd de l'élan vers la fin des années 80 et, surtout, dans les années 90. Cela tient à plusieurs raisons, la plus importante étant, peut-être, le désengagement progressif de l'Etat dans l'économie (et nous savons combien le rôle de l'Etat a été important pour l'économie du Nord-Est : par les aides aux entreprises privées, ou par l'action directe des entreprises nationales, dont PETROBRAS et sa branche pétrochimique).De plus, la crise de l'ensemble de l'économie brésilienne et l'ouverture du MERCOSUL (marché commun dont le Brésil fait partie avec l'Argentine, l'Uruguay et le Paraguay ) déplace les intérêts industriels vers les régions Sud et Sud-Est, plus proches des nouveaux marchés potentiels ; ainsi, les avantages relatifs de la région Nord-Est deviennent moins attractifs qu'auparavant. Cela provoquerait une re-concentration industrielle dans les régions Sud/Sud-Est, faisant chuter la participation des autres régions (surtout le Nord-Est) dans le PIB brésilien, comme le fait remarquer l'économiste Clélio Campolina Borges dans une interview au journal A FOLHA DE SÃO PAULO du 6/06/96. Par ailleurs, ce serait la source d'une augmentation des revendications régionalistes de certains hommes politiques "nordestins". Ce qui commence à inquiéter les Militaires ; dans le même n° du journal cité, l'ex-ministre de la Marine exprimait ainsi son souci : << Nous pouvons arriver au point où, si ce n'est l'intégrité et la défense nationale (encore pour combien de temps ?), nous aurons perdu le sens de l'unité, mis en péril par les égoïsmes et les ressentiments régionaux..>> ; nous voyons par là, combien les questions régionales demeurent importantes au Brésil.