6.3.5. Régionalismes et nationalisme au Brésil

Pour parler du régionalisme bahianais il faut avoir à l'esprit cette phrase que nous avons entendu de la bouche, lors des entretiens, d'un Bahianais très fier de l'être : "les Bahianais ne sont pas des régionalistes, mais ils n'ont pas honte d'être bahianais".

Il voulait dire par là que le régionalisme bahianais était un peu différent de celui des Paulistes ou des Cariocas ; le régionalisme de ces derniers était d'un type conquérant, impérialiste, voulant s'imposer à l'ensemble de la population brésilienne comme étant le nationalisme. Tandis que, pour ce Bahianais, le régionalisme bahianais était plutôt un régionalisme défensif, de préservation de l'identité régionale vis-à-vis d'une identité nationale qui s'étendait à partir du Sud-Est. Autrement dit, les régionalismes du Centre-Sud, suivant la tendance d'expansion économique, se sont métamorphosés en "nationalisme".

Tout cela paraît contradictoire, mais nous semble synthétiser la problématique des tensions entre les régionalismes (pas seulement celui de Bahia) et le nationalisme au Brésil.

Par rapport au régionalisme bahianais, cela est d'autant plus contradictoire qu'un des symboles majeurs du nationalisme brésilien était constitué par les traditions "préservées" de Bahia ; la Bahia mythique des chansons de la musique populaire, des romans de Jorge Amado et d'une pléiade de poètes qui ont chanté les "charmes" de Salvador de Bahia.

Toutefois, la contradiction ici n'est qu'apparente. Car, la montée en force du nationalisme et celle du régionalisme bahianais sont les deux visages d'un même phénomène : la construction d'identités sociales à partir de stratégies politiques spécifiques. Nationalisme et régionalismes, chacun à leur manière, exprimaient des idées auxquelles quelques couches de la population s'identifiaient.

Mais l'essentiel à souligner ici est que tant le nationalisme que le régionalisme bahianais se sont construits dans un rapport au temps qui prenait en compte aussi bien le passé (par le biais d'une idéalisation de celui-ci) que le futur (d'où le côté mobilisateur qui leur est commun).

Ainsi, malgré certaines différences très nettes, l'évolution du nationalisme brésilien et du régionalisme bahianais suivent le même chemin. C'est-à-dire, un chemin politique d'abord, jusqu'à l'arrivée au pouvoir du régime militaire de 1964, pour devenir ensuite de plus en plus culturel. Ainsi la culture qui avait un sens "politique" jusqu'en 1964, devint ensuite presque exclusivement culturelle, objet d'inter-reconnaissance culturelle entre les gens.

Le régionalisme de Bahia, présente quelques différences par rapport aux régionalismes d'autres États du pays. Pas seulement par l'idéalisation du passé (après tout, l'idéalisation d'un certain passé est une des caractéristiques de toute identité sociale de type régionaliste), mais surtout par la "culturalisation" de ce régionalisme.

A Bahia, on ne revendique pas seulement un passé propre (ce qui a donné lieu aux stratégies des groupes dominants de Bahia), on revendique aussi une culture propre, différente de celle du reste du pays. Dans les années 70, la fierté des Bahianais sera d'abord visible dans les manifestations culturelles liées au carnaval et à la musique (voir Risério, 1984), même si son utilisation politique demeurera d'actualité dans les discours de certains de ses politiciens.

Cette revendication culturelle exaltée sera une exception dans le pays (excepté le cas du "Rio Grande do Sul", avec toute l'exaltation du "gaucho"). Il y a d'autres régionalismes au Brésil : dans le cadre de la région Nord-Est, par exemple ; mais ici, c'est toute une région qui est concernée et pas seulement un État. D'ailleurs, le régionalisme du Nord-Est n'a jamais été très puissant à Bahia, où les gens se revendiquent d'abord en tant que bahianais et moins en tant que nordestins. Ces deux régionalismes, construits sur la même base (i.e. le désir des élites d'augmenter leur pouvoir politique et économique dans l'ensemble national) auront des cheminements différents. Car, tandis que le régionalisme du Nord-Est deviendra très vite un régionalisme d'élites, à Bahia, il conservera toujours un caractère populaire très développé.

Cette problématique nous rappelle que l'identité brésilienne s'est construite et se construit dans la diversité de différentes identités régionales. La spécificité de Bahia est, peut-être, plus de dégré que de nature ; une série de circonstances historiques et culturelles ont fait que le régionalisme culturel de Bahia est devenu plus puissant ; ce qui explique, peut-être, que les Bahianais n'ont pas honte d'être bahianais vis-à-vis de la culture officielle construite dans le Sud et le Sud-Est du pays, comme le veulent certains des Bahianais les plus régionalistes.

Mais ici il faut bien tenir compte du fait que le régionalisme en tant que tel n'était pas une spécificité de Bahia. Dans différents États du pays, à la même époque, des discours régionalistes se développaient, même s'ils étaient toujours en lien avec le nationalisme dominant. Ces régionalismes étaient plus forts, ou tout du moins, se faisaient davantage remarquer, dans des États qui, à l'instar de Bahia, étaient en perte de vitesse vis-à-vis des États de Rio de Janeiro et Sao Paulo, le centre économique du pays. Ainsi, dans des États comme Rio Grande do Sul, Bahia, Pernambuco et Minas Gerais (ce n'est pas un hasard si ces États sont réputés comme les plus régionalistes du Brésil) le régionalisme était avant tout un moyen pour les élites économiques et politiques locales d'entrer en compétition avec celles de Rio et Sao Paulo pour bénéficier des ressources d'un État fédéral de plus en plus centralisé et activement engagé dans le développement du pays.

Le régionalisme des élites économiques et politiques de ces États, suffisamment importants pour faire entendre leurs voix dans les politiques publiques, était un moyen d'user, à leur profit, du clientélisme caractéristique de la politique brésilienne.

Mais si, à cette époque, le nationalisme au Brésil s’est construit en référence à l’avenir, porté par une certaine vision du futur - d’où le "développementisme" - , les régionalismes se nourrissaient d'une certaine vision idéalisée du passé. Passé sinon glorieux, du moins marqué par l'autonomie, et des rapports inter-oligarchiques plus ou moins équilibrés. Ces discours régionalistes étaient, avant tout, une forme de résistance face au centralisme politique qui écartait ou, dans le meilleurs des cas, éloignait du centre du pouvoir certaines oligarchies et bourgeoisies régionales.

Mais, à la différence des régionalismes du passé, les régionalismes d'après 1940 ne vont pas mettre l'indépendance politique des régions à l'ordre du jour, du moins pas sérieusement. Signe que l'identité nationale du pays était devenue si puissante que les groupes régionalistes ne pouvaient plus aller à son encontre. Ainsi, les régionalismes durant l’époque populiste, loin de marquer leur opposition au nationalisme, témoignaient d'une autre façon d’exprimer le sentiment national. Ils étaient en quelque sorte complémentaires au nationalisme, des ‘‘nationalismes’’ à dimension régionale.

En outre, les régionalismes se nourrissaient du passé, parce que même s'il existait des intérêts propres à certains groupes, affichés dans les discours régionalistes, ces discours ne pouvaient pas prétendre créer une "communauté" d'intérêts sans faire intervenir un certain rapport au temps, ce que, à son époque, Gurvitch (1963) appelait ‘‘le temps social’’.

Dans le cas spécifique de Bahia, plusieurs auteurs ont déjà remarqué combien les élites régionales bahianaises tendaient à glorifier le passé économique et politique de l'État 86 , afin d'établir une stratégie de "récupération du prestige économique et politique de Bahia". Cependant, ces auteurs ont interprété ce régionalisme uniquement en forme de stratégie de classe (le côté le plus visible du discours régionaliste) ne s'attardant pas sur l'importance de cette façon de construire le discours régionaliste pour le renforcement d'une identité régionale bahianaise ; cela, aussi bien chez les élites elles-mêmes, qu'au sein d'autres groupes sociaux. C'est sur ce processus qui nous aimerions attirer l'attention ici.

Il n’y a pas de communauté d’intérêts qui ne fasse appel à une certaine vision et interprétation du temps, car comme le soulignait déjà Bachelard(1972)  le temps est «le lien social majeur ».

Dans le cas du régionalisme politique de Bahia cela ne pouvait se faire sans une valorisation du passé. La construction d'un passé commun est le moyen par excellence de création du sentiment d'appartenance à une communauté d'intérêts. Autrement dit, c’est par la construction d’une histoire commune (écrite ou mythique) qu’une identité sociale peut créer des solidarités entre les hommes.

L’historien Jacques Le Goff (1988) va jusqu’à affirmer que c’est par la préservation du passé (la mémoire) que les identités sociales se construisent ; idée qui était déjà présente chez Halbwachs (1968 et 1994), lorsqu'il parlait du rôle de la mémoire collective dans la solidarité entre les membres d’un groupe social. C'est par l'intermédiaire du passé, d'un passé plus ou moins idéalisé et socialement partagé, que se tissent des solidarités et des liens particuliers entre les hommes ; cela ne doit pas nous faire oublier également que c'est à partir d'une vision partagée du passé, tout autant que de ce que Sartre appelait un ‘‘projet’’ - i.e. une vision de l’avenir - que l'action collective devient possible. Autrement dit, c'est à partir d'une certaine interprétation du temps - comment situe-t-on le présent vis-à-vis du passé et du futur - qu'une identité politique devient possible.

Nous voilà à nouveau avec le passé, la mémoire, la vision du temps. Ici, nous voulons signaler seulement que les régionalismes au Brésil, dans les États les plus régionalistes du moins, se sont construits sur la base d’un rapport au passé très sélectif. En général par l'opposition entre un passé convenable et un présent où la centralisation politique de l'État fédéral, les nouvelles formes d'insertion du pays dans le marché mondial et l'intégration des marchés internes ont entraîné une situation de décadence pour certaines régions et États, décadence vécue à certains moments comme insupportable par la communauté régionale.

Tel était le discours régionaliste à Bahia, on vient de le voir ; tels étaient aussi les discours régionalistes dans l'État de Minas Gerais et dans l'État de Rio Grande do Sul, par exemple.

En ce qui concerne le régionalisme des élites de l'État de Minas Gerais, une bonne démonstration du côté passéiste de ce régionalisme est donnée par les actes du IVéme Séminaire d’Études ‘‘Mineiros’’, réalisé avec le concours du gouvernement de l’État de Minas Gerais en 1977. Dans la majorité des textes publiés alors, il était question de réhabiliter le passé de Minas Gerais pour légitimer les revendications politiques et économiques des ‘‘mineiros’’ vis-à-vis du gouvernement fédéral. Bien qu’on ne puisse pas déduire l’étendue sociale de ce mouvement régionaliste par les actes d’un colloque, on peut néanmoins remarquer une volonté similaire de reconstruction du passé en vue d’une politique régionaliste tant dans les discours des élites de Bahia que de Minas Gerais.

Il n’est pas étonnant, donc, de remarquer que Bahia et Minas Gerais sont les deux premiers États du Brésil dont les gouvernements ont fait appel à la planification étatique en vue du développement régional. C’est ce que nous apprend Jarbas Silva (1971) dans son étude sur les rapports entre la planification et le fédéralisme au Brésil.

Le régionalisme du Rio Grande do Sul est de loin le régionalisme le mieux étudié au Brésil. Outre la référence classique de Joseph Love (1971) sur le régionalisme dans cet État entre la fin du XIXème siècle et les trois premières décennies de ce siècle, il convient de mentionner la réflexion que Ruben George Oliven (1991) développe à propos de la quête du temps perdu dans le régionalisme gaúcho.

Dans d'autres États, à l’inverse, une seule de ces dimensions du discours régionaliste était privilégiée, comme par exemple à Sao Paulo pendant la révolution Constitutionnelle de 1932, quand le principal argument mobilisateur fut l'éloignement de l'État de São Paulo des centres de décision 87 .

Ainsi, il ne serait pas disproportionné d'avancer l'hypothèse selon laquelle le renouveau des régionalismes, en tant qu'idéologies mobilisatrices, à partir des années 30, se fait simultanément, comme processus à la fois opposé et complémentaire, aux transformations sociétales survenues dans la société brésilienne après 1930. D'un côté, on assiste à la centralisation politique qui favorise l'ascension des technocrates, des Militaires et des industriels au pouvoir, et déclenche l'intégration des marchés régionaux au marché national ; et, d'un autre côté, on observe la montée du nationalisme politique comme idéologie mobilisatrice de masse et base fondatrice d'une certaine identité nationale brésilienne.

Cette identité est désormais fondée sur le dépassement des différences régionales et sur la mise en lumière de symboles identitaires censés représenter toute la population brésilienne : la samba, le football, le carnaval, les fêtes religieuses (voir l'exemple de l'umbanda 88 , le fait que Notre Dame de Aparecida ait été élevée au rang de Sainte patronne du Brésil en 1930, etc.).

Le plus surprenant est que les régionalismes ne se posaient pas comme contraires au nationalisme ; les régionalismes, même dans les discours les plus radicaux, revendiquaient aussi leur sentiment d’appartenance à la ‘‘nation brésilienne’’, mais en exigeant un plus grand équilibre, économique et politique, entre les régions et les États du pays. Ce qui explique que les deux phénomènes, nationalisme et régionalismes politiques, en tant que discours mobilisateurs de masse, aient été contemporains.

Ces deux processus, chacun à leur manière, oeuvraient pour l'institutionnalisation d’une identité sociale brésilienne, où les différences régionales étaient appréhendées comme des symboles d’une certaine unité non seulement culturelle, mais aussi historique et ethnique, du peuple brésilien. Notre hypothèse est que cette façon d'envisager le Brésil et les Brésiliens est une des explications possibles pour comprendre la force du populisme et des discours "développementistes" de cette époque.

Mais ici il faut bien tenir compte du fait que le discours nationaliste était tout particulièrement puissant à Sao Paulo, à Rio et dans d’autres grandes villes du pays. Autrement dit, le nationalisme n’était pas le même, ni n'agissait de la même façon, dans tous les États brésiliens. À l’instar de Francisco de Oliveira (1985), nous pensons que l’on a eu trop tendance à interpréter le Brésil à partir de la réalité du Centre-Sud du pays (ou alors en termes dualistes) oubliant trop souvent que, bien que soumis à une logique unique, le pays était constitué de réalités différentes, complémentaires mais différentes.

Ainsi, dans certains États, le nationalisme n'était pas aussi puissant qu'il l'était à São Paulo ou à Rio. Le nationalisme politique était une affaire d'uniformisation identitaire là où des gens d'origines diverses se côtoyaient. Dans les anciennes métropoles régionales, mises à l'écart par la nouvelle répartition du pouvoir (économique et politique), ce nationalisme, bien qu'hégémonique, était obligé de cohabiter, en tant qu'idéologie des élites, avec les régionalismes.

Dès lors, ce qui caractérisera ces États n'est pas le régionalisme en soi, mais plutôt la complémentarité entre le nationalisme et le régionalisme, entre la participation à la construction d’une identité nationale et l'affirmation des différences régionales, entre le désir de participer à un ensemble brésilien et celui de conserver ses traits culturels.

Entre le général et le particulier, le nationalisme et les régionalismes s'intégraient là où certaines conditions étaient réunies :

Autrement dit, le régionalisme n'était l'affaire que de certains États, là où les élites disposaient de capitaux économiques et symboliques suffisamment importants pour développer des idéologies régionalistes.

Mais, en même temps, si ces stratégies régionalistes réussirent à être popularisées, avec plus ou moins de succès, plus ou moins d'engagement populaire, c'est que, outre l'existence de différences culturelles entre les régions brésiliennes (différences par ailleurs normales dans un pays aux dimensions continentales et aussi mal intégré que l'était le Brésil à cette époque) les États étaient encore des symboles identitaires pertinents. Tout du moins dans les États cités ci-dessus, ils étaient presque aussi pertinents, peut-être, que l'idée même de Nation ; ils étaient capables de rivaliser avec la Nation dans le rôle d'équivalent identitaire.

Cette pertinence symbolique des États fut construite grâce à une tradition historique républicaine par laquelle les États jouissaient d'un dégré important d'autonomie économique et même politique. D'après le juriste Jarbas Silva (1971), la première Constitution républicaine donnait les pleins pouvoirs aux États membres dans plusieurs domaines :

‘<< On accordait aux États-membres le pouvoir d'émission monétaire à travers leurs Banques régionales ; on leur donnait la faculté de faire des emprunts directs à l'étranger et le droit d'avoir une milice propre leur était assuré, ainsi que celui de légiférer en matière de procédure. Ils avaient en outre le privilège de vénérer leurs propres symboles. (...) L'intervention du gouvernement fédéral dans les États-membres était prévue principalement pour le maintien de l'unité territoriale et institutionnelle de la nation.>> (Silva, 1971 : 38).’

On voit par là pourquoi la plupart des anciennes oligarchies ont été si méfiantes à l'égard de la centralisation politique issue de la révolution de 1930. Mais on comprend aussi pourquoi la référence au passé était un des points centraux des discours régionalistes.

Leur référence au passé mythique (i.e. légitimateur d'une pratique), était un moyen de revendiquer une place sous le soleil de la nouvelle configuration du pouvoir économique et politique national. C'est là tout le débat sur le fédéralisme et sur le centralisme qui traverse nombre de querelles au sein de la politique brésilienne ; lesquelles expriment aussi bien des différences de conception politique que des différences d'intérêts régionaux (des élites régionales, plutôt).

L'important pour notre travail est de souligner la prégnance de cette tendance dans le développement d'un régionalisme populaire bahianais. Régionalisme né du régionalisme des élites bahianaises, certes, mais réinvesti d'une autre signification symbolique et culturelle : l'affirmation d'une identité sociale.

Notes
86.

C'est le cas notamment de Guimarães (1982) et Azevedo (1977).

87.

Si la littérature est relativement abondante en ce qui concerne les études de cas sur les régionalismes, il n’y a pas, au Brésil, d'ouvrages qui abordent les régionalismes d’un point de vue national. Deux auteurs qui avancent un peu dans cette direction sont Schwartzman (1974) et Brandão (1994), mais, malheureusement sans en tirer toutes les conséquences théoriques. Reste notamment sans réponse la problématique posée par le fait que les régionalismes regagnent de la force à une période où le nationalisme politique devient une idéologie politique mobilisatrice de masse. À notre avis, si cela s’est produit c’est que le nationalisme et les régionalismes loin d’être contradictoires étaient en quelque sorte complémentaires, dans la mesure où la construction d’une identité nationale tournée vers le futur supposait aussi un certain retour aux sources de la ‘‘nation brésilienne’’.

88.

Il s'agit d'une religion afro-brésilienne.