6.3.6. Le mythe bahianais

Il n'est pas de visiteur qui ne soit étonné de la fierté de la majorité des Bahianais quand ils parlent de leur région 89 . Pour les non-Bahianais il est parfois difficile de comprendre comment a pu se produire un tel phénomène dans une région si pauvre (surtout à Salvador) ; où les conditions de vie sont tellement difficiles pour la plupart des gens et où les rapports humains sont d'une violence parfois inouïe.

Parmi les chercheurs et écrivains cela pose aussi problème. En général, on peut identifier deux manières classiques d'aborder cette question.

Pour les uns, il n'existait pas de conflit de classe dans la société bahianaise, en raison du faible niveau de développement industriel de l'État. Pour l'économiste Francisco de Oliveira (1987), par exemple, cette société passe directement d'une société esclavagiste et traditionnelle à une société de masse, ce qui expliquerait l'absence d'identité ouvrière chez les travailleurs industriels bahianais et l'absence de conflit de classe à Bahia. Cela, nonobstant la cruauté de l'exploitation dont furent victimes les classes populaires à Bahia.

Pour d'autres, plus nombreux et ayant une audience plus importante, la préservation de certaines des traditions africaines de Bahia, le métissage et le mysticisme, ont forgé une société où les rapports humains sont plus doux et plus chaleureux. Une société où même la misère n'empêche pas la joie de vivre. Ce que Jorge Amado, l'écrivain le plus populaire de Bahia exprimait ainsi :

‘<< Ce qui est important à Bahia c'est son peuple. D'une force vitale démesurée, artiste à sa naissance, aimable de caractère, capable de résister aux plus misérables conditions de vie et de continuer son chemin, aimant le rire et la fête.(...) ... première capitale du pays, riche et célèbre à l'aube de la nation brésilienne, port ouvert aux navires du monde entier, aux idées et aux voyageurs, ces conditions rendirent favorables le métissage et le syncrétisme culturel (et religieux), l'interpénétration de sources et de courants de pensée dans le mélange de sang -noir, blanc et indigène -, mélange toujours croissant, jusqu'à devenir la caractéristique dominante du panorama social, donnant à Bahia une vigoureuse culture populaire ...>> (in : Amado, 1989 : 40).’

Ici, on est proche des idées anthropologiques de Gilberto Freire (...), pour qui le mélange des races au Brésil a fini par adoucir les rapports entre les groupes sociaux dans le pays.

En ce qui concerne les représentations dans la littérature et dans les sciences sociales, un point commun à ces deux types d'approches que nous venons de citer est l'idée que, dans cet État, les conflits de classes étaient, sinon inexistants, du moins nuancés par le métissage religieux et racial. Ces auteurs, éblouis par le métissage culturel et les religions afro-brésiliennes préservées à Salvador 90 , ou, au contraire, affligés par l'absence d'une soi-disant conscience de classe 91 , avaient comme point commun l'idée que les conflits entre les groupes sociaux ne représentaient pas un aspect important de la réalité bahianaise.

Nous ne cacherons pas nos réserves vis-à-vis de ces deux manières d'interpréter la société bahianaise. Cette étude est née, en partie, pour montrer qu'au moins en ce qui concerne les ouvriers du pétrole, l'hypothèse de l'absence de conflits à Bahia n'est pas valable. Il nous semble, par ailleurs, que le problème de ces auteurs est qu'ils pensaient pouvoir expliquer la société bahianaise toute entière à partir de certains critères explicatifs.

Ce qui nous semble important à souligner, c'est que ces auteurs ont contribué à créer et à diffuser le mythe de Bahia comme terre idyllique ; où les rapports sociaux étaient certes autoritaires et paternalistes, mais où existaient une certaine communion et une certaine empathie entre les groupes sociaux, lesquels étaient liés par le même sentiment mystique et par le même goût de la fête. Là encore, c'est Amado qui nous donne les exemples les plus parlants :

‘<< Le peuple de cette ville est doux et cordial. (...) Le peuple est plus fort que la misère. Impavide, il résiste aux épreuves et vainc les difficultés. La vie est si difficile et si cruelle qu'elle semble insupportable et cependant les gens luttent, rient, n'abandonnent pas ; Ils font leurs fêtes, dansent, chantent et rient à gorge déployée, toujours invaincus>> (in : Amado : 1989 : 20).’ ‘<<Un peuple bon, aimant les couleurs vives, bruyant, doux et aimable, à l'admiration facile, accueillant et démocrate. Sous un ciel d'une limpidité admirable, au bord de la mer ou à la montagne, où court toujours une brise caressante, vit le peuple le plus doux du Brésil. Dans la ville de Salvador de Bahia.>> (idem, pag.24-25).’

La dimension mythique de cette vision d'une société bahianaise épargnée par les conflits et les tensions, devient perceptible dès lors qu'on la compare à certains travaux historiques et sociologiques réalisés récemment sur Bahia. Ainsi, par exemple, l'étude de Reis (1986) sur les révoltes d'esclaves à Bahia durant le XIXème vient briser l'idée de rapports doux entre maîtres et esclaves.

Cependant, cela n'explique pas pourquoi ce discours d'idéalisation de Bahia, qui avait des retombés politiques importantes, nous l'avons déjà vu, eut tant d'emprise sur les intellectuels, sur les politiciens et sur la population de Bahia. Pourquoi aussi bien le sens commun que les textes littéraires et les travaux en sciences sociales n'ont-ils pas dépassé cette vision mythique et idéalisée de Bahia ?

Une des réponses possibles, en dehors des enjeux politiques et idéologiques des élites bahianaises, nous semble être le fait qu'on retrouvait dans la population de Bahia les traits culturels et ethniques identifiés comme étant à l'origine de la nation brésilienne.

A ce propos, le récit que Roger Bastide (1995) nous livre sur son premier voyage ethnographique au Nord-Est brésilien, notamment à Salvador de Bahia, nous paraît très éclairant :

‘<< Je laisse à d'autres le soin de parler du dynamisme d'un peuple tourné vers l'avenir, de ses améliorations dans le domaine de l'agriculture, de la recherche du pétrole et des minerais, du mouvement des ports, des écoles, des hôpitaux et des crèches.’ ‘J'admire aussi ces constructions modèles, ces usines et le progrès rapide du Nord-Est. Mais l'important est, tout en progressant, de ne pas perdre son âme, cette âme que nos ancêtres ont modelée. C'était elle qui m'intéressait, c'est surtout vers elle que j'ai cheminé.>> (in : Bastide, 1995 : 11). ’

Cet intérêt pour l'âme, "cette âme que nos ancêtres ont modelée", est en vérité une volonté d'accéder à l'un des constituants de l'âme brésilienne, en l'occurrence les traditions religieuses afro-brésiliennes préservées à Salvador (et dans d'autres villes du Nord-Est) et le métissage ethnique et culturel. Ainsi, dans cette logique, il était plus important de remarquer le poids du passé, la dimension traditionnelle de la société bahianaise, que d'observer les transformations structurelles qui commençaient à se réaliser dans la région.

En ce qui concerne notre sujet, l'important est de montrer les usages sociaux de ces théorisations. Avec la littérature et les travaux en sciences humaines "mythifiant" Bahia, les Bahianais commencèrent à envisager différemment leurs traditions ; ils prirent conscience que leur culture n'était pas une culture de barbares, de race inférieure, etc. Ils apprirent que leur culture était à la source de la culture mythique brésilienne. C'est aussi le début d'un discours très ethnocentrique à Bahia :

‘<< Aucune ville n'est semblable à celle-ci, même si vous cherchez partout sur les routes de ce monde. Aucune ne possède ses histoires, son lyrisme, son pittoresque, sa profonde poésie. Au milieu de l'incroyable misère des classes pauvres, on voit éclore la fleur de la poésie, car la résistance du peuple dépasse toute imagination. C'est de ce peuple bahianais que vient le mystère lyrique de la ville, mystère qui complète sa beauté.>> (Amado, 1979 : 26).’

D'où la fierté si remarquée par les visiteurs et les touristes qui viennent à Bahia. Car, dans les discours dominants à Bahia, "être bahianais est un état d'esprit" (Amado, 1979 : 30).

Notes
89.

Cela n’est pas un phénomène nouveau car, comme le remarque Risério (1988 : 152), dès le siècle dernier on parlait de Bahia comme étant la “boa terra” (la bonne terre).

90.

Parmi eux, en dehors de Jorge Amado, Roger Bastide (1995), Thales de Azevedo (1958), etc.

91.

Surtout les auteurs qui se sont occupés de la classe ouvrière à Bahia : Carvalho (1971), Oliveira (1987), etc.