6.3.7. De la fierté d'être bahianais

C'est seulement dans ce contexte qu'on peut comprendre la fierté des Bahianais vis-à-vis de leur culture et de leurs manifestations culturelles. Nous pensons que les Bahianais ont pu développer un sentiment de fierté parce que la culture "bahianaise" (celle qu'on prenait comme étant la culture bahianaise du moins) était un des symboles majeurs de la "brésilianité". C'est le cas notamment en ce qui concerne les origines noires des Brésiliens, origines plus visibles à Bahia que dans d'autres parties du Brésil.

C'était une Bahia exotique, mythique. Une Bahia recréée, la Bahia coloniale, racine des traditions originelles de la "brésilianité". La Bahia noire et métisse, la Terre du "Preto doutor" (Du nègre docteur), symbole du paradis racial brésilien ; la Bahia de l'absence de conflits, où la joie de vivre dépassait largement les luttes de classe et les rapports conflictuels entre les ethnies. C'était la Bahia nègre, la "Rome Nègre".

‘<< ... cette ville de Bahia comme elle est multiple et dissemblable ! Sa beauté éternelle, plus solide que celle d'aucune autre ville brésilienne, cette beauté qui naît du passé, qui éclate de façon pittoresque sur les quais, dans les macumbas 92 , les foires, les impasses et les rues en pente, cette beauté si puissante qu'elle peut être vue, palpée, flairée, est une beauté de femme sensuelle qui cache un monde de misère et de douleur.>> (Amado, 1989 : 12).’

Bahia était donc à la fois symbole du passé (d'où peut-être l'accent mis sur un passé fastueux dans les discours des politiciens bahianais) et du présent des Brésiliens, de la démocratie raciale, devenue idéologie officielle brésilienne après les années 30, et du métissage ethnique et culturel.

C'était la Bahia des chansons (pas seulement des Bahianais d'ailleurs) si communes dans le monde de la chanson populaire brésilienne ; il n'y a pas d'autre État qui ait autant été chanté que Bahia au Brésil. La Bahia paresseuse des siestes langoureuses passées dans des hamacs au bord de la mer. La Bahia du candomblé 93 et de la capoeira 94 . Une Bahia sensuelle, charnelle, sexuelle, que les romans de Jorge Amado se sont chargés de propager à travers le monde.

Il est peu important ici de savoir dans quelle mesure cette version de Bahia était une version idéalisée, une version d'exportation touristique, une Bahia des clichés. Il importe peu, non plus, que peu de Bahianais aient pu revendiquer, objectivement, cette vie paradisiaque qu'on chantait comme étant la leur.

L'important ici est qu'au niveau des représentations, il s'est créé une vision positivement chargée de Bahia et des Bahianais. Dans la mesure où une identité ne se construit pas seulement par la manière dont on se voit, qu'elle souffre au contraire des influences apportées par le regard des autres, on peut comprendre comment la fierté bahianaise a pu se développer.

Ainsi, d'un côté il y avait un groupe social bahianais "intéressé" à développer la "bahianité", afin d'augmenter son pouvoir dans les rapports de force entre les élites de l'ensemble national. Ce groupe, et cela est important, avait à sa disposition de puissants moyens financiers, lui permettant une large diffusion de ses idées.

D'un autre côté, un processus, qui depuis les grandes villes du Sud du pays, oeuvrait pour la consolidation d'une "identité sociale brésilienne", censée pouvoir s'imposer aux identités et aux intérêts régionaux. Mais, comme toute identité nationale, elle se construisait à partir de certains symboles, de certaines "bribes" de culture, regroupées sous la forme d'un grand puzzle.

Ainsi, on peut caractériser l'identité sociale brésilienne, comme une identité construite selon le "prisme" du métissage, non seulement des ethnies, mais aussi des cultures 95 . Dans ce métissage, une place importante a été donnée à l'apport portugais (voir le cas de Freire, 1963) et à la culture noire, dont Bahia était la principale matrice mythique. Il s'agit là, bien sûr, de la Bahia mythique, la "Rome Noire", la Bahia des temps de la colonisation, la métropole coloniale dont l'architecture baroque constitue l'héritage. Bref, toute une gamme de représentations sociales sur Bahia qui, comme toutes les représentations sociales plus ou moins partagées, ont des conséquences sur la pratique des gens.

Ainsi, Bahia était un des constituants majeurs de la culture brésilienne. De ce fait, la revendication de la spécificité culturelle des Bahianais n'était pas totalement en contradiction avec le nationalisme culturel et politique qui se développait au Brésil depuis les années 30. A notre avis, le plus important dans ce processus est que la visibilité de la culture bahianaise à l'extérieur de l'État, a rendu possible les discours qui exaltaient le passé et la manière d'être des Bahianais.

Ainsi, la spécificité du régionalisme bahianais vis-à-vis des autres régionalismes au Brésil, sauf dans le cas du Rio Grande do Sul, fut qu'il ne resta pas un simple phénomène propre aux élites de l'État. Sur ce point la plupart des élites des grands États du pays ont développé des stratégies semblables à celles préconisées par les classes dirigeantes de Bahia. Leur action visait à attirer plus de ressources étatiques pour leurs régions et pour leurs États.

Mais, à Bahia, ces revendications sont à la source d'une revendication identitaire très puissante. Le régionalisme gagne, en outre, un visage culturel. Toute la fierté des Bahianais vient de cette recréation de la culture bahianaise moderne.

On voit par là que le régionalisme bahianais est un régionalisme de type défensif, il essaie de préserver ce qui est perçu comme étant l'âme des Bahianais, selon l'expression de Roger Bastide. Sur ce point, le régionalisme bahianais se rapproche de ceux des États plus riches, surtout du Rio Grande do Sul et de Minas Gerais, où les références à la manière d'être des "Gaúchos" et des "Mineiros" constituaient un des leitmotive des discours régionalistes.

La différence majeure du régionalisme bahianais vient, peut-être, du fait que dans le processus de choix des symboles de la "brésilianité", Bahia, la Bahia mythique, était un des symboles majeurs de la nationalité. Ainsi, le passage du discours des élites au discours revendiqué par la population s'est fait plus facilement. D'autant plus que les représentations mises en avant par le régionalisme bahianais avaient un certain rapport avec la réalité de Bahia : la précarité économique de l'État, mais aussi la composition ethnique de la population, à majorité noire, etc.

En ce sens, ces représentations ont été importantes dans la construction identitaire de Bahia, ainsi que dans la fierté des Bahianais par rapport à leur passé et à leur culture. Peu importe ici que cette culture soit plus mythique que l'expression réelle de la culture de tous les Bahianais ; peu importe aussi si la "bahianité" a été forgée dans les années 40 et 50 par les oligarchies bahianaises non habituées à la division du pouvoir, née de la révolution de 1930. L'important est que le régionalisme, qui n'a jamais été franchement politique 96 , a été une forme de résistance culturelle de l'État contre l'impérialisme de l'identité brésilienne qui, depuis Rio et São Paulo, essayait de se répandre dans le pays. Dans ce processus de "résistance culturelle", la culture noire, idéalisée comme toutes les "cultures", a été à la base de la création de ce qui est aujourd'hui à la base de la culture bahianaise : la musique, le carnaval, etc. ...

C'est que la "bahianité" a dépassé les cadres politiques dont les élites bahianaises avaient jeté les bases, pour devenir un mouvement culturel, qui commence à dépasser les cadres géographiques de Bahia, comme le prouvent l'exportation, dans les années 80 et 90, de certains rythmes et de certaines danses bahianaises vers d'autres régions du Brésil et vers d'autres pays 97 .

Poursuivre dans ces questionnements nous éloignerait trop de notre sujet. Ici, nous avons voulu seulement montrer comment le régionalisme bahianais évolue d'une idéologie politique (à l'usage des élites bahianaises) vers une culture populaire de valorisation du régional.

Cette question du régionalisme bahianais gagne une importance capitale en ce qui concerne les ouvriers du pétrole ; lesquels, nous le verrons plus loin, sont très sensibles depuis les années 60 aux appels régionalistes valorisant les particularités de Bahia, surtout ceux liés à l'industrie pétrolière.

Ici, nous voudrions simplement faire remarquer que le régionalisme des "petroleiros" de Bahia n'était pas une création de leurs leaders syndicaux, ni une simple soumission aux intérêts des élites régionales de Bahia. Il n'était pas, non plus, contradictoire avec l'idéologie nationaliste, hégémonique dans le pays à cette époque.

Ce régionalisme est né dans le cadre d'un État, Bahia (surtout de la ville de Salvador), profondément régionaliste au niveau culturel. Dans un contexte où les gens alimentaient leur amour propre par une valorisation des traditions bahianaises. La majorité des Bahianais étant soumis à des conditions de vie très dures, la fierté de participer à une culture régionale qui était enviée et admirée (au niveau du discours au moins), était un puissant instrument d'auto-estime.

De surcroît, le régionalisme bahianais ne s'est jamais posé comme étant en contradiction avec le nationalisme brésilien. Si être brésilien est en quelque sorte le résultat du mélange de toutes les origines - africaine, indienne et européenne (des Portugais mais aussi des immigrants blancs européens), on pouvait revendiquer alors, à Bahia, sans cas de conscience, le fait d'être à la fois, profondément bahianais et brésilien.

Ici, il s'agit plutôt, nous le répètons, d'éveiller l'attention du lecteur sur la complexité des rapports entre régionalisme et nationalisme à Bahia et au Brésil d'une manière générale.

Cela, parce que la pratique syndicale des ouvriers du pétrole que nous allons étudier par la suite, s'est beaucoup nourrie de cette tension. Mais, comme toujours dans ces cas, les conjonctures globales de la société interviennent dans des contextes plus limités en s'adaptant aux enjeux internes du contexte. Nous verrons que pour les "petroleiros" de Bahia, il n'en fut pas autrement.

Notes
92.

Rites religieux afro-brésiliens.

93.

Rite religieux africain préservé à Bahia.

94.

Forme de danse et lutte développée par les esclaves africains dans les exploitations de canne à sucre de Bahia.

95.

Voir Ortiz, 1985.

96.

Il n'a jamais été question de proposer l'indépendance de Bahia, par exemple. De plus, même les mobilisations régionalistes des années 50 et 60 sont devenues irréalisables dans le cadre de la dictature militaire instaurée en 1964. Ici aussi, le coup d'État de 64 favorise le déplacement de discours régionalistes à caractère politique vers des discours qui mettent en avant la culture régionale bahianaise. Ce processus que nous décrivons ici pour Bahia, s'est probablement produit de manière semblable dans d'autres Etats du Brésil.

97.

Risério: 1995.