7.1. Du phénomène syndical comme modèle d'action historiquement institué

Avant d'aborder directement la question du syndicalisme brésilien, nous souhaitons expliquer comment nous pensons développer ce thème dans ce chapitre. Cela nous semble nécessaire car le syndicalisme et les relations professionnelles sont des sujets très polémiques, ayant donné lieu à de nombreuses théorisations 100 .

Ici, nous étudierons le syndicalisme brésilien dans la perspective de l'action collective et de la régulation sociale des conflits. Ce qui ne signifie pas que d'autres perspectives ne soient pas envisageables et enrichissantes du point de vue de la connaissance empirique, ni que accessoirement nous ne ferons pas appel à quelques-unes d'entre elles. Cependant, étant donné notre thème de recherche – les actions syndicales des travailleurs du pétrole 101 de Bahia – il nous semble plus pertinent de souligner les rapports entre les pratiques de ces travailleurs et les idées et représentations dominantes dans le milieu syndical brésilien (les idées et les représentations sont à la base de toute action collective) pour pouvoir comprendre les spécificités de l'action des petroleiros.

Ainsi, le syndicalisme brésilien sera étudié ici comme modèle d'action collective institué historiquement. On voit par là que nous sommes très proche sur le plan théorique d'auteurs tels Thompson (1988) et Castoriadis (1974 et 1975) qui donnent une grande importance aux processus de constitution historique et symbolique des actions collectives des travailleurs. Ce qui ne signifie pas que les caractéristiques structurelles et institutionnelles de la société brésilienne doivent être négligées dans l'étude du syndicalisme de ce pays, mais plutôt que ce syndicalisme n'est pas un reflet de ces caractéristiques ; car, dans la complexité des phénomènes sociaux, le structurel peut donner lieu à différentes stratégies adaptatives de la part des acteurs : le structurel est un contexte, un ensemble de caractéristiques que les acteurs prennent en compte dans leurs prises de décisions, mais jamais l'explication a priori des décisions mêmes. Cela signifie, aussi, que nous étudierons le syndicalisme en tant que phénomène relativement autonome et que, même influencé par les changements de conjonctures et de contextes, il n'est jamais un épiphénomène de ceux-ci.

De même, le syndicalisme brésilien ne sera pas étudié ici par comparaison au syndicalisme tel qu'il a été développé en Europe Occidentale ou aux USA. S'il est vrai que le syndicalisme est né et s'est développé d'abord dans ces régions, il n'en reste pas moins que dans chaque pays et à chaque époque, le syndicalisme a eu des caractéristiques et des significations différentes ; de sorte qu'il n'est pas possible d'identifier des types de syndicalisme qui soient plus "normaux" ou plus purs que d'autres. Ce qui constitue le danger des études comparées sur les institutions sociales des pays 102 .

Le syndicalisme fait partie des phénomènes sociaux qui, nés dans le contexte des révolutions industrielles et libérales du monde occidental, se sont répandus de par le monde avec la diffusion du capitalisme et des idées libérales. Mais, de même que, jusqu'à un certain point, le capitalisme a dû s'adapter aux couleurs locales de chaque pays ou région, les idées libérales et les institutions lui étant initialement associées ont dû se transformer en prenant de nouveaux sens et significations politiques dans ces nouvelles situations sociales 103 .

Autrement dit, il n'y a pas de lien "essentiel", ou a priori, entre les caractéristiques politico-socio-économiques d'une société et les institutions mises en place par les hommes dans celle-ci. Les liens entre eux sont historiques, ce sont des liens construits par les générations successives dans leurs pratiques.

Un phénomène social peut naître d'une idée ou d'une tradition diffuse dans la société, presque par accident, presque par hasard. Nous employons ici le mot hasard pour exprimer l'idée qu'il n'y a pas de liens "naturels" et indépassables entre un fait et d'autres qui le suivront. Cela signifie qu'il n'y a pas de principe "intérieur" dans le monde qui puisse expliquer l'évolution et l'état des choses. Son évolution étant jusqu'à un certain point l'oeuvre de l'action des générations nouvelles sur l'héritage des générations précédentes. Ainsi, l'état actuel des choses, tout en ayant des liens avec le passé, n'est pas le fruit d'une évolution inscrite depuis le début des temps. La situation actuelle est en effet le résultat d'une succession de futurs possibles.

Par exemple, la rencontre entre deux ouvriers, influencés pas certaines idées de gauche, peut être à la source de la création d'un syndicat, ou d'un autre type d'organisation 104 . Mais dès que cette formule se répand, que nos deux ouvriers réussissent à attirer l'attention d'autres ouvriers, et que des résultats plus ou moins favorables se dégagent, cette formule, cette façon de s'organiser apparaît à d'autres ouvriers comme une forme légitime et efficace d'action collective. Cela se réalisera d'autant plus facilement que les premiers ouvriers développeront une attitude militante vis-à-vis de leur cause, de leurs idées.

Ainsi, un événement tout à fait hasardeux, induit par des conditions auxquelles les ouvriers étaient soumis, il est vrai, mais pas directement déterminé par elles, devient une référence, dans le milieu du travail, à une époque donnée.

Faut-il pour autant en déduire que cette organisation est "l'essence" de certaines conditions matérielles et politiques ? Faut-il affirmer que cette façon d'agir est la seule possible ? Ou qu'elle est l'expression d'une conscience de classe historique ? Faut-il enfin vouloir valoriser ce mode d'action, indépendamment de ses modalités d'application dans des contextes historiques spécifiques, sous l'argument qu'une idée ou une action n'a qu'un sens, qu'une seule "bonne" modalité d'application ? 105

Nous voulons croire que non, car ainsi faisant, on calque sur des situations concrètes des formes d'action qui, bien qu'influencées par ces situations, ne sont pas nécessairement une "essence" de ces situations. Nous voulons dire par là que des situations semblables peuvent donner naissance à des types d'actions différents.

L'action syndicale, par exemple, n'a pas un lien indépassable avec le capitalisme tel qu'il est apparu en Europe Occidentale. Ou plutôt, ce lien est historique et situé. Le syndicalisme n'est pas une nécessité du capitalisme, mais il est devenu une forme d'action des travailleurs tenue pour efficace et légitime au cours d'un déroulement historique spécifique. Son développement de par le monde est dû à la diffusion du capitalisme et des formes d'action historiquement associées au capitalisme dans les pays pionniers de l'économie capitaliste, ainsi qu'à la diffusion de certaines idées, de certaines idéologies portées par les groupes qui participèrent de ce processus. Autrement dit, la diffusion du syndicalisme comme type d'action collective des travailleurs fut favorisée par l'expansion du capitalisme en tant que système économique.

Au Brésil, par exemple, le syndicalisme fut introduit par l'action d'immigrants venus d'Europe à partir de la fin du XIXème siècle. Du fait que ces immigrants étaient proches des idées anarchistes, le syndicalisme brésilien naîtra sous le signe de l'anarcho-syndicalisme. Par la suite, cependant, plusieurs transformations économiques, politiques et institutionnelles amèneront les travailleurs à réadapter leurs pratiques aux contextes brésiliens. C'est dans cette dynamique-là, de la dialectique entre une forme d'action venue d'ailleurs et les caractéristiques structurelles du pays que nous devons comprendre la formation historique du syndicalisme brésilien.

Toute cette argumentation initiale vise seulement à dénaturaliser le phénomène syndical, à le traiter comme un fait véritablement historique et situé. Si l'expansion du capitalisme l'a transformé en phénomène quasi universel au sein des milieux industriels, il n'y a pas pour autant une seule manière de le mettre en pratique, pas plus qu'il n'y a, en soi, de bonnes ou mauvaises formules de syndicalisme.

Notes
100.

Une synthèse des théories sur les relations professionnelles dans le monde anglo-saxon peut être trouvée chez Caire (1991) ; en ce qui concerne le syndicalisme en France voir Reynaud (1982).

101.

Ici j'emploierai indistinctement les termes travailleurs du pétrole ou "petroleiros"– dénomination sous laquelle ces travailleurs sont connus au Brésil – pour parler de ce groupe ouvrier.

102.

En ce qui concerne les conséquences d'un tel procédé dans les sciences humaines brésiliennes, et en Amérique Latine d'une manière générale, voir Weffort (1978). Cet auteur pointe particulièrement le fait que la réalité brésilienne, et d'autres, sont, dans cette perspective, interprétées en termes de "retard" ou d'hétéronomie par rapport au modèle idéalisé de développement économique et social des pays capitalistes centraux. De cette manière, non seulement on rend le travail de compréhension des spécificités brésiliennes impossible, mais aussi on finit par idéaliser l'évolution historique en Europe et aux États-Unis.

103.

Une excellente analyse des glissements de sens et d'utilisation politique des idées libérales et du syndicalisme au Brésil après la proclamation de la République en 1889, se trouve dans le livre sur les rapports entre le libéralisme et le syndicalisme de Luís Werneck Viana (1976).

104.

Cet exemple n'est pas si générique que cela, car il fait partie de certaines versions orales qui rendent compte de la création des syndicats des travailleurs du pétrole de Bahia.

105.

Telle est la manière dont les auteurs marxistes abordèrent, en général, la question du syndicalisme ; voir à ce propos Lénine (1966), Luxembourg (sans date), etc.